Exploitation minière et implantation castrale en
Dauphiné médiéval (Xe-XVe siècles)
Les châteaux delphinaux en territoire minier (XIe-XVIe s.)
Cluny en 999 à des laïcs, le chevalier Pierre et sa femme Ermangarde, contre des biens fonciers, selon la forme d’un contrat provençal : la précaire82 . Mais le fait le plus marquant qui annonce l’émergence de la féodalité serait peut-être la destruction apparemment violente du château de Montbreton83. À une date comprise entre 964 et 992, pour des raisons ignorées, des troubles survenus dans la vallée de la Valloire nécessitent vraisemblablement l’intervention du pouvoir central. La reine Mathilde, femme du roi Conrad, à la tête d’une armée, prend d’assaut le château et le rase complètement. Les faits, quoique mal fondés et sûrement déformés et fantasmés par les premiers historiens du Dauphiné84, d’un château si menaçant pour le pouvoir royal qu’il doive être démantelé85, sont significatifs d’un pouvoir central en déclin et d’une autorité royale moins forte malgré le coup d’éclat de Mathilde. Ils montrent, en tout cas, les prémices de la mutation féodale qui s’opère le siècle suivant, mais qui trouve ses origines dès le Xe siècle86 . En effet, c’est durant ce siècle que débute l’affaiblissement de la royauté dans le Sud-Est. À la fin du IXe siècle, le fils du roi Boson, Louis, accède au trône de Provence, dont l’espace dauphinois fait partie à cette époque, après trois ans de vacance, mais se montre plus intéressé par le royaume d’Italie dont il se fait couronner roi en 900. Capturé et rendu aveugle par son adversaire Bérenger de Frioul en 905, ce qui lui vaudra son surnom de Louis l’Aveugle, il confie la régence à son cousin
De l’importance du château en Dauphiné
Hugues d’Arles qui accède lui-même au trône d’Italie en 926 et cède la Provence en 933 à Rodolphe II, roi de Bourgogne. Ce dernier n’y règne pas longtemps puisqu’il meurt quatre ans plus tard léguant ses biens à son fils Conrad encore mineur. Pour préserver cet héritage des convoitises (notamment d’Hugues), le royaume est mis sous la souveraineté indirecte d’Otton, roi de Germanie. En 948, à la mort d’Hugues, Conrad peut effectivement régner en Provence et rétablir une certaine autorité publique presque absente depuis le début du Xe siècle87 . Durant cette période, certaines élites locales profitent sans doute du désintérêt des rois pour la Provence, ou de leur éloignement, pour disposer discrètement de biens publics88, notamment de châteaux, comme bon leur semble ou bien pour créer leurs propres fortifications en dehors de tout accord avec le pouvoir central. La venue de Conrad provoque un coup d’arrêt dans l’émergence de l’aristocratie locale trop peu développée pour pouvoir s’opposer à l’omniprésence du roi. En effet, dans le Viennois, celui-ci confisque la gestion du fisc royal des mains des comtes, en supprime la charge et confie les pouvoirs publics au clergé (évêques et abbés)89. Ces mesures montrent bien que le roi rodolphien a bien senti cette mutation aristocratique et tente de la stopper en écartant tout laïc des charges officielles de gestion et de représentation du pouvoir royal. Les comtes semblent être devenus une menace pour la royauté par leur pouvoir, mais peut-être aussi parce qu’ils ferment les yeux sur les usurpations perpétrées au profit de familles locales aspirant à plus d’autonomie. Mais cette volonté de reprise en main du royaume, dont l’intervention musclée de la reine Mathilde est une des facettes, conjuguée à une présence accrue du souverain sur ses terres est complètement remise en cause par les ottoniens, et ceci particulièrement plus sous le règne du fils de Conrad, Rodolphe III. L’autorité du monarque est sans cesse affaiblie par les ingérences ottoniennes, visant à réaffirmer le contrôle de la Bourgogne et de la Provence, abandonnées au début du Xe siècle, par les souverains allemands90. C’est ce délitement du pouvoir qui, entre la fin du Xe siècle et le début du XIe siècle, profite aux grandes familles locales comme l’atteste la donation à la famille des Guigues de la moitié du château royal de Moras par Rodolphe III91. Le domaine public jusqu’alors homogène et cohérent, est accaparé par les élites durant les XIe et XIIe
Les châteaux delphinaux en territoire minier
(XIe-XVIe s.) siècles, et, de fait, fragmenté en autant de morceaux que de petits seigneurs qui marquent leur autorité par l’érection d’une motte castrale, fortification faite de bois et de terre, pouvant être remplacée par un château de pierre. • Les châteaux dans les territoires des comtes dꞌAlbon Les implantations de sites fortifiés à partir du XIe siècle ne peuvent être observées sur quelques siècles sans tenir compte de l’évolution des pouvoirs politiques dominants en particulier des comtes dꞌAlbon. L’expansion de leur territoire et donc de leur autorité du XIe au XV siècle a sans doute joué sur la mise en place des châteaux et autres fortifications recensés dans l’espace Dauphinois (Cartes 19-23). Leur cartographie, réalisée à partir des mentions contenues dans les différents cartulaires ou autre source écrite conservée, ainsi que des résultats des recherches archéologiques, révèle que les territoires contrôlés par les comtes dꞌAlbon sont peu touchés par ce phénomène au XIe siècle92, sauf au sud d’Albon, entre la Galaure et l’Isère, où quelques installations féodales sont attestées (Cartes 24). Ceci est sans doute en lien avec la présence dans cette région des seigneurs de Clérieux, adversaires des comtes dꞌAlbon pour le contrôle du territoire. Le constat est identique au XIIe siècle, peu de sites fortifiés sont construits sur les terres comtales en extension. Ils se situent généralement dans des régions encore mal contrôlées (Carte 25). En effet, la partie de la vallée de l’Isère située en amont de Grenoble où des châteaux seigneuriaux sont mentionnés est majoritairement aux mains des évêques de Grenoble et de grandes familles seigneuriales (Aynard de Domène, etc.). De même, l’autorité des comtes dꞌAlbon est concurrencée en Trièves, région située au sud de Grenoble et des possessions guigonides en général, par le comte de Die qui possède quelques châteaux comme ceux de Cornillon (Cornillon-en-Trièves) et de Thorane. Dans cette situation, l’autorité des comtes dꞌAlbon pourrait donc être la raison de la quasiabsence de création de mottes ou autres sites fortifiés sur leurs terres puisque celles que nous pouvons identifier se trouvent dans des régions mal contrôlées. La présence de nombreux châteaux au sud du bourg d’Albon s’explique alors par une fondation antérieure à la domination comtale. Mais cela semble plus complexe. Le territoire acquis par les Guigonides aux XIe et XIIe siècles est essentiellement montagnard et s’étend sur l’Oisans, la Matheysine, une partie du Champsaur, le Briançonnais, le Queyras et la vallée piémontaise de la Doire Ripaire. Seule la partie disjointe de cet ensemble, agglomérée autour d’Albon, est située en plaine. C’est dans ce paramètre environnemental que se trouvent les raisons de la faible pression féodale dans ces terres. En effet, les populations des territoires montagnards n’ont pas les ressources nécessaires, ou en tout cas trop peu, pour voir l’émergence de grandes familles aux pouvoirs conséquents, capables de s’adjuger des terres et de faire bâtir un château93. Il n’est donc pas étonnant de remarquer que le comte dꞌAlbon n’y compte pas de réelle concurrence et peut asseoir son autorité sans opposition. La situation est toute différente dans les zones de plaine ou de basse montagne. Dès le début du XIe siècle, avant même la fin du règne de Rodolphe III, des sites fortifiés voient le jour sous l’impulsion de familles ayant l’autorité nécessaire sur la population pour les ériger. Les sites d’habitats découverts autour du lac de Paladru, dans le nord de l’Isère, en sont un exemple flagrant, notamment à Colletière où, entre 1003 et 1035, s’installe un groupe d’individus au statut social indéniablement élevé au vu du mobilier et des habitudes alimentaires observées94 . En dehors des habitats lacustres émergent de nombreuses mottes castrales édifiées par des particuliers sur le territoire qu’ils s’approprient, profitant de l’éloignement de l’empereur, de l’impuissance de l’Église et de l’absence de toute autorité publique du point de vue local95. Mais ce mouvement n’est pas homogène dans tout l’espace dauphinois. En effet, la région de Vienne est très propice à ces nouvelles constructions tout comme celles de Romans ou du lac de Paladru. Plus au sud, les régions du Diois, du Valentinois, du Tricastin et des Baronnies présentent, elles aussi, une forte densité de châteaux seigneuriaux96, alors qu’en Graisivaudan, si le château de Theys est mentionné vers 104097, il faut attendre les dernières décennies du XIe siècle pour qu’une poignée d’autres apparaissent dans les alentours de Grenoble le long du cours de l’Isère : ceux de Cornillon, 93 Le cas des mines d’argent de L’Argentière en est révélateur, car aucun grand noble n’a pu prendre le contrôle de toute la région, à cheval entre Embrunais et Briançonnais, malgré les ressources en argent exploitées depuis la fin du Xe siècle. Seules quelques familles d’importance locale, comme celle de Rame, ont pu s’imposer dans le secteur tout en conservant un pouvoir plutôt modeste. 94 Colardelle, Verdel 1991 ; Colardelle, Verdel 1994. 95 Sur la question des mottes castrales du XIe siècle en Dauphiné voir : Colardelle, Mazard 1979 ; Colardelle, Mazard 1983 ; Châteaux de terre 1987 ; Mazard 1990. 96 Ces résultats sont obtenus à partir des mentions trouvées dans les différents textes du XIe siècle disponibles, donc tributaire de l’état des fonds d’archives conservés, tels les cartulaires des abbayes viennoise ou de Romans, les diplômes concédés aux seigneurs du Diois-Valentinois (évêque de Die, seigneurs de Clérieu, etc.) en sachant qu’en Tricastin par exemple, le fonds d’archives de l’évêché ne comporte quasiment aucune pièce antérieure à 1202. Cette analyse est complétée par les résultats des études archéologiques réalisées, ce qui biaise légèrement l’étude par le fait que ce sont précisément les zones bien documentées qui concentrent le plus d’études archéologiques particulières (pour la région de Romans : Mazard 1990 ; pour la région de Vienne : Vassy 1937 ; Colardelle, Mazard 1983 ; pour la région de Paladru : Colardelle, Mazard 1993 ; Berthon, Bois, Clermont-Joly 2006 ; pour les Baronnies : Estienne 2004 ; Estienne 2008 ; pour le Diois, le Valentinois et le Tricastin voir Bois, Burgard 2003). Il est donc probable que lorsque des études plus précises, notamment archéologiques, auront été menées sur les autres territoires de l’espace dauphinois (Graisivaudan, Diois-Valentinois, Gapençais, Embrunais, etc.) ces observations seront modifiées. 97 Marion 1869 : 119-120, n°XLVI. — 519 — Chapitre 4 : Les châteaux delphinaux en territoire minier (XIe-XVIe s.) Sassenage et Gières en 108098, la motte d’Uriage vers 108599 et Domène vers 1090100. S’ajoute aussi le château d’Avalon, mais sa date précise de mention est incertaine : entre 1049 et 1109101. Deux autres sont cités en Trièves, Brion en 1027 et Feuillans vers 1080102, et quelques-uns en Dois, Gapençais et Embrunais. Les territoires de haute montagne sont plus hermétiques à ces implantations puisqu’en Oisans et Briançonnais, seuls le castrum Sageti et le château de Briançon sont clairement attestés103. Cette vague de constructions fortifiées est qualifiée de véritable « révolution castrale » 104 . • Un enchâtellement non systématique des populations dauphinoises Comme remarqué en Haute-Provence105, les mottes ou habitats fortifiés de l’espace dauphinois n’ont pas forcément attiré les populations autour d’eux et ne sont pas systématiquement à l’origine des bourgs106. Les études réalisées sur les sites de la région du lac de Paladru démontrent que l’implantation des mottes castrales n’a pas été suivie d’un enchâtellement des populations, qui se fixent ailleurs, autour du lac, donnant naissance dans le courant du XIe siècle, aux villages d’Ars, de Paladru ou de Colletière. Les mottes construites aux alentours ont une durée d’occupation limitée qui ne semble pas dépasser la fin du XIe siècle107 exception faite du site de Clermont où le château de bois est remplacé par un donjon de pierre et perdure jusqu’à la fin du Moyen Âge comme centre d’une seigneurie, sans pour autant attirer la population dans ses environs108. Il en est de même pour la motte castrale fouillée sur la commune d’Autrans, dans le Vercors109. Son implantation est bien attestée au XIe siècle, mais pour une courte durée. Les sondages effectués n’ont pas mis en évidence 98 Chevalier 1869 : 30*, n°123* (Cornillon) ; Marion 1869 : 147-148, n°LXXXV (Sassenage) ; Du Boys 1859 : 52, n°51 (Gières). 99 Commune de Saint-Martin-d’Uriage, canton de Domène, Isère. Du Boys 1859 : 32-33, n°28. 100 Du Boys 1859 : 85-86, n°95. 101 Bernard, Bruel 1888 : 207-208, n°3013. 102 Brion lieu-dit de la commune de Lavars, Isère (Du Boys 1859 : 8-9, n°5). La Tour des Feuillans, lieu-dit de la commune de Prébois, Isère (Du Boys 1859 : 14-15, n°12). 103 Collino 1908 : 10-11, n°VIII ; Bailly-Maitre, Bruno-Dupraz 1994 : 28-35 (Castrum Sageti, 1058). Collino 1908 : 29-31, n°XXIV (Briançon, 1073). Il est toutefois possible qu’un réseau de sites fortifiés quadrillant le territoire de l’Oisans soit mis en place par les différents seigneurs locaux (Bailly-Maitre 2006). Ce serait alors surtout des points de surveillance assurant l’intervisibilité des sites. Cependant, cela reste à l’état d’hypothèse, car les observations topographiques ne sont pas renforcées par la découverte d’indices matériels d’occupation. De même, aucune datation, ni absolue ni relative, de ces hypothétiques fortifications ne peut encore être proposée ce qui rend difficile toute tentative d’interprétation. 104 Falque-Vert 2007 : 49 (Nouvelle histoire du Dauphiné) ; Payraud 2009 : 374. C’est également le cas dans l’espace savoyard puisque près de 200 châteaux sont recensés entre 1050 et 1250 (Demotz 2000 : 122 ; Payraud 2009 : 379). 105 Mouton 2012. 106 Payraud 2009 : 374. 107 Ce phénomène d’occupation relativement court, pouvant se limiter à quelques décennies se retrouve également en Haute-Provence et notamment sur le site de la Moutte à Allemagne-en-Provence (Alpes-de-Haute-Provence), où deux installations se sont succédé dont la dernière est datée entre 980 et 1010 (Mouton 2007 ; Mouton 2015a ; Mouton 2015b). 108 Mazard 1990 : 284-286 ; Collardelle, Mazard 1993 ; Berthon, Bois, Clermont-Joly 2006. Voir plus généralement sur la féodalité, Poly, Bournazel 2004. 109 Colardelle, Mazard 1983 : 85. — 520 — De l’importance du château en Dauphiné d’habitats associés à la motte ni une quelconque occupation prolongée. Trois autres mottes ont été identifiées dans la même zone et se sont visiblement succédées sur un temps court sans créer d’agglomération. C’est ce qui est également remarqué sur la commune d’Allemagne-en-Provence, où Daniel Mouton a mis en évidence la succession de plusieurs sites fortifiés sur différents sites (La Moutte, Notre-Dame, Le Castellet, etc.)110 . La situation est toutefois différente dans le Viennois et le pays romanais. La mise en place des mottes castrales perturbe l’organisation spatiale et les foyers d’occupation fixés depuis l’antiquité tardive, entraînant la disparition de plusieurs villae. En effet, autour du site d’Albon, mentionné en 1070, mais certainement déjà érigé plus tôt (fin Xe début XIe siècle), s’organise un petit bourg castral111. Dans les alentours de Romans, des mottes castrales sont soit installées directement sur les foyers de population préexistants, comme à Clérieux, soit construites ex nihilo sur des terres non habitées. Dans ce dernier cas, un petit habitat de développe au pied de la motte sans toutefois donner naissance à une bourgade d’importance112. Comme dans la région de Paladru, les habitants des territoires du Viennois et du Romanais préfèrent majoritairement se rassembler autour des églises paroissiales plutôt qu’autour du château. Albon ne supplante le site de Saint-Romain-d’Albon qu’au cours du XIIIe siècle113 et en Romanais, il est rare que l’agglomération au pied de la motte, étant plutôt de l’ordre du hameau que du village, soit plus importante que celle observée autour de l’église paroissiale114. Cela est bien illustré par la situation du village de Montmiral qui se développe autour de l’église paroissiale Saint-Christophe, mentionnée dès 1068115. Le château, mentionné à partir de l’an 1000 ne parvient pas à s’imposer comme le foyer de peuplement majeur car la paroisse de Saint-Christophe perdure. Elle est encore citée en 1201 (burgum Sancti Christophori in mandamento Montis Mirati) et l’église paroissiale est citée au côté de la chapelle castrale (1275). En outre, le bourg castral est peu à peu déserté après le XIIIe siècle sans que la paroisse ne décline.
Résumé et mots clés |