Expérience des soins par les patients migrants
Le mot « migrant » tel que défini par les Nations Unies désigne toute personne qui vit temporairement ou de manière permanente dans un pays où il n’est pas né et qui y a développé des liens sociaux conséquents. Ce terme regroupe des travailleurs immigrés, des exilés demandeurs d’asile, ayant obtenu le statut de réfugiés ou déboutés, des sans-papiers, clandestins. Les migrants constituent donc un groupe qui « ne demeure pas uni par l’interaction de ses membres mais par l’attitude collective que la société, en tant que tout, adopte à leur égard ». Pour cette étude, il s’agira de s’intéresser aux migrants arrivés en France en situation de précarité, population plus vulnérable et dont la prise en charge médicale est ainsi rendue plus complexe. Joseph WRESINSKI dans son rapport au Conseil économique et social définit la précarité comme « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. » Ce terme est souvent associé à la notion d’instabilité du lieu de vie, des ressources matérielles, des rapports humains. L’ensemble de ces facteurs influence l’état de santé de cette population, dont l’accès au droit commun et notamment l’obtention d’une couverture maladie, est souvent plus difficile.
La santé des migrants a émergé comme domaine de recherche en épidémiologie et en santé publique à partir des années 1990 . On trouve en revanche peu de données sur leurs modes de recours aux soins de santé et leurs expériences de premier contact avec le système de soins à leur arrivée en France .
On constate que les migrants ont un meilleur état de santé que la population de leur pays d’origine car les personnes en meilleure santé sont plus aptes à migrer, phénomène désigné par l’expression « healthy migrant effect ». Cependant, cet effet est compensé à long terme par un effet délétère de la migration, expliqué en partie seulement par la situation sociale difficile des immigrés. Certains sont peu habitués à voir des médecins, ne consultent que très peu, s’adressent directement en pharmacie ou ont recours à la médecine traditionnelle. L’organisation du système de soins français et la prise en charge par le médecin généraliste est en effet parfois très différente du fonctionnement des soins dans le pays d’origine des patients migrants, ce qui peut être source d’incompréhension et de malentendus : les divergences de représentations, de croyances ou de valeurs entre le patient et le médecin peuvent avoir des conséquences néfastes et irréversibles sur la relation de soins que nous commençons à peine à construire .
Le fonctionnement du système de santé français et l’accès au médecin généraliste
En France, les soins proposés dans le système de santé de droit commun sont payants. L’accès aux soins des personnes démunies dans les hôpitaux, les cabinets médicaux et paramédicaux, ou les pharmacies nécessite donc une dispense d’avance de frais.
Depuis 1998, l’Assemblée nationale française a adopté la Couverture Maladie Universelle (CMU) qui vise à fournir un accès identique aux soins de santé à tous. La CMU de base est un droit immédiat et permanent à l’assurance maladie et maternité, attribué à tout résident en situation régulière, dès lors que le revenu annuel n’excède pas un certain montant défini en fonction de la composition du foyer et du lieu de résidence (plafond différent entre la métropole et les départements d’outre-mer). En effet, la régularité de séjour en France une condition nécessaire à l’affiliation à l’assurance maladie depuis la loi 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers.
Depuis la Loi de Financement de la Sécurité sociale de 2016, les assurés en situation régulière au regard de la législation sur le séjour des étrangers, qui travaillent ou résident en France depuis plus de trois mois de manière stable et ininterrompue, peuvent prétendre à la Protection Universelle Maladie (PUMa), qui remplace la CMU de base, et attribue des droits sociaux de manière continue tout au long de la vie à ses bénéficiaires, évitant ainsi les périodes de ruptures de droits . La Complémentaire santé solidaire (CSS) sans ou avec participation forfaitaire remplace les dispositifs de CMU-C et d’ACS : attribuée sur conditions de revenus et accordée pour un an, elle donne droit à la prise en charge de la part complémentaire des dépenses de santé.
Pour les migrants en situation irrégulière, l’accès aux consultations, ordonnances et traitements gratuits a été maintenu par l’intermédiaire de l’Aide Médicale de l’État (AME), dont le bénéfice n’est pas automatique : les intéressés doivent déposer une demande auprès de l’assurance maladie, d’un CCAS ou d’une association agréée, en justifiant de leur identité (passeport indiquant la date d’entrée en France ; carte nationale d’identité ; extrait d’acte de naissance ou livret de famille ; copie d’un ancien titre de séjour ; tout autre document qui atteste de l’identité du demandeur ou de celle des personnes à sa charge : par exemple, permis de conduire, carte professionnelle du pays d’origine, carte d’étudiant, document nominatif du ministère des Affaires étrangères) ainsi que d’une résidence stable de trois mois consécutifs en France.
Rôle du médecin généraliste
L’organisation mondiale des médecins généralistes (WONCA) définit le médecin généraliste comme «étant chargé de dispenser des soins globaux et continus à tous ceux qui le souhaitent indépendamment de leur âge, de leur sexe et de leur maladie. Il soigne les personnes dans leur contexte familial, communautaire, culturel et toujours dans le respect de leur autonomie. Il accepte d’avoir également une responsabilité professionnelle de santé publique envers la communauté. Dans la négociation des modalités de prise en charge avec les patients, il intègre les dimensions physique, psychologique, sociale, culturelle et existentielle, mettant à profit la connaissance et la confiance engendrées par des contacts répétés. Son activité professionnelle comprend la promotion de la santé, la prévention des maladies et la prestation de soins à visée curative et palliative. Il agit personnellement ou fait appel à d’autres professionnels selon les besoins et les ressources disponibles dans la communauté, en facilitant si nécessaire l’accès des patients à ces services. Il a la responsabilité d’assurer le développement et le maintien de ses compétences professionnelles, de son équilibre personnel et de ses valeurs pour garantir l’efficacité et la sécurité des soins aux patients» .
Le médecin généraliste a besoin d’une plus grande compréhension des différences culturelles, ethniques et religieuses, de leurs impacts sur les maladies et la santé ainsi que de leurs implications au niveau du traitement. L’approche interculturelle est donc un prérequis indispensable à la prise en charge des patients migrants.
Médecins généralistes et patients migrants
En tant que médecin, nous identifions les « patients migrants » comme un groupe à part de « patients difficiles » à soigner, au même titre que l’on pourrait désigner les patients porteurs de maladies chroniques, mais quelles sont les spécificités de leur prise en charge ? En quoi notre première rencontre est-elle différente des autres consultations au cabinet ? Parmi les difficultés exprimées par médecins généralistes lors de la prise en charge de patients migrants en situation précaire, on peut citer :
Les problèmes liés à l’avance des frais nécessaire lors de soins spécialisés et examens complémentaires, Les différences de priorités entre le médecin et le patient rendant les questions d’éducation thérapeutique plus compliquées à aborder,
Les problèmes de communication liées à la barrière linguistique ou aux différences culturelles, Le suivi, notamment dans le cas des pathologies chroniques par difficulté à s’inscrire dans une relation longue, ou par difficulté à comprendre la démarche de soin.
L’ensemble de ces éléments rendent les soins des patients migrants précaires plus chronophages et peuvent être source d’épuisement pour les médecins. Il semble difficile d’accueillir sereinement ces nouveaux patients en les abordant sous l’angle des difficultés de prise en charge.
Des outils existent pour aider les professionnels de santé dans la prise en charge des patients migrants. On peut citer notamment le guide du COMEDE qui couvre les problématiques les plus fréquentes en lien avec la condition des personnes exilées en France.
Il existe des initiatives locales comme la mise en place d’un dispositif d’interprétariat professionnel par Migrations Santé Alsace depuis 2010, ainsi que dans les Pays de la Loire depuis 2017, donnant aux les médecins libéraux un accès gratuit à des interprètes professionnels physiques et téléphoniques. Quelques formations sont également accessibles pour les médecins généralistes libéraux, telles que l’atelier médecine générale des « Journées médicales brestoises » de 2015 ou le Diplôme Universitaire «Médecines et soins transculturels» à Bordeaux .
Table des matières
1. INTRODUCTION
1.1. Expérience des soins par les patients migrants
1.2. Le fonctionnement du système de santé français et l’accès au médecin généraliste
1.3. Rôle du médecin généraliste
1.3.1. L’approche interculturelle
1.3.2. Médecins généralistes et patients migrants
1.4. L’élaboration de la question de recherche
2. MATERIEL ET METHODE
2.1. Population étudiée
2.1.1. Critères d’inclusion
2.1.2. Echantillonnage
2.2. Objectif et choix de la méthode
2.3. Recueil des données
2.3.1. Consentement des participants
2.3.2. Conduite des entretiens
2.3.3. Journal de bord
2.4. Analyse des données
2.4.1. Retranscription
2.4.2. Déroulement de l’analyse
2.5. Recherche bibliographique
3. RESULTATS
3.1. Description de l’échantillon
3.2. Caractéristiques des entretiens
3.3. Analyse du verbatim
3.3.1. La perte des repères
3.3.1.1. Faire face à l’inconnu
3.3.1.2. Des habitudes de soins différentes
3.3.1.3. Un système de santé compliqué à appréhender
3.3.1.4. La barrière de la langue, un problème majeur
3.3.2. Prendre ses marques
3.3.2.1. Le rôle central des intervenants sociaux
3.3.2.2. Une première consultation pas si surprenante
3.3.2.3. Devenir des usagers du système de santé comme les autres
3.3.2.4. Construire une relation de soin
3.3.3. L’impact du parcours de vie sur la santé
3.3.3.1. Un parcours traumatique
3.3.3.2. L’impact du logement
3.3.3.3. Des priorités différentes de celles du médecin
3.3.4. Un besoin d’être entendu
3.3.4.1. Un espace d’expression
3.3.4.2. La reconnaissance de ses blessures
3.3.4.3. Un besoin de réassurance
3.3.4.4. Des patients satisfaits
4. DISCUSSION
4.1. Résultats principaux
4.2. Validité interne de l’étude
4.2.1. A propos de l’échantillonnage
4.2.2. A propos du recueil de données
4.2.3. A propos de l’analyse
4.3. Comparaison avec la littérature
4.3.1. Explorer l’expérience des patients migrants
4.3.2. Recours à l’interprétariat professionnel
4.3.3. Le problème de l’accès aux soins
4.3.4. La coopération interprofessionnelle autour des patients migrants
4.3.5. Du côté du médecin généraliste
4.4. Perspectives : repenser nos pratiques
5. CONCLUSION
6. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
7. ANNEXES
Annexe 1. Guide d’entretien semi-dirigé
Annexe 2. Dispositif d’interprétariat pour les médecins libéraux en Pays de la Loire
Annexe 3. La « marguerite des compétences » du médecin généraliste
Annexe 4. Serment médical