Evolution du concept de la centralité dans l’histoire de l’urbanisme

Le Larousse encyclopédique définit le centre comme « le lieu d’un organe vers lequel convergent ou duquel émanent les dispositions structurales ou fonctionnelles qui confèrent à cet organe son unité et qui conditionnent ses relations avec l’ensemble de l’organisme ».

En urbanisme, la notion de centre est souvent envisagée dans son aspect géométrique : il est le milieu d’un espace donné, le point où convergent des actions et mouvements divers, le repère spatial des hommes. La centralité est un concept proposé par W. Christaller dans la théorie des lieux centraux en 1933. Il définissait alors la centralité comme « la propriété conférée à une ville d’offrir des biens et des services à une population extérieure ». Le concept est précisé en 1972, par M. Castells, pour qui la centralité est « la combinaison à un moment donné d’activités économiques, de fonctions politiques et administratives, de pratiques sociales, de représentations collectives, qui concourent au contrôle et à la régulation de l’ensemble de la structure de la ville. »

Il est évident que ces idées de centre et de centralité ont fortement évolué au cours du temps et doivent être redéfinies d’un point de vue socio-spatial et adaptées à une période où de nouveaux intérêts et de nouveaux enjeux politiques, économiques et sociaux sont apparus. Le territoire est le reflet des réponses données par les hommes aux contraintes auxquelles ils sont soumis. Il porte les valeurs de la société ainsi que les traces de son histoire : il témoigne aujourd’hui de ce que les hommes ont façonné au fil du temps pour répondre à leurs besoins et à leurs aspirations. Le village peut être vu comme un palimpseste : ils portent les traces des occupations successives où chaque couche se dépose sur la précédente, conservant certaines formes et caractéristiques antérieures. (CORBOZ, 1983, p.14- 35)

Etudier le concept de la centralité implique donc d’envisager son évolution à travers l’histoire. Celle-ci est marquée par des régimes d’urbanisation différents renouvelant les enjeux liés à la notion de centre : l’urbanisme antique, médiéval, haussmannien, moderniste et contemporain.

L’urbanisme de l’Antiquité

La cité antique, comme le signale B. Secchi, s’est construite dans des conditions de fort déficit : déficit de pouvoir (pour la partie la plus nombreuse de la population) et déficit technique. Les savoirs et les techniques alors disponibles n’étaient pas en mesure de faire tout ce dont on avait envie (SECCHI, 2006, p.52). La pratique urbanistique, les formes d’architecture et l’occupation du sol ont ainsi été conditionnés par ces difficultés majeures : « la peur de phénomène naturels mal connus, l’impossibilité de disposer de sources d’énergie suffisantes aussi bien pour transporter que pour déplacer et travailler la matière, la nécessité d’utiliser des matériaux locaux comme le bois, la pierre ou la brique. » (SECCHI, 2006, p.52). Les cités antiques se sont donc développées sur des sites sans risque d’inondations, sur des versants stables, tout en évitant de couvrir des distances trop grandes ou d’utiliser des matériaux provenant de trop loin. L’art de construire s’est établi progressivement et lentement, à travers des traditions.

La première véritable conception urbaine remonte à l’Antiquité avec le plan de la ville de Milet (ville grecque d’origine), aussi appelé plan hippodaméen en référence à son planificateur Hippodamos. Ce plan se caractérise par ses perspectives géométriques qui ordonnent l’espace en rues de largeurs uniformes se croisant en angle droit et en îlots rectangulaires, denses et équilibrés. Il est souvent associé à un plan d’un urbanisme « régulier ». Les places et les édifices publics sont disposés au bout de grandes artères ce qui permet de les mettre en scène. Comme le signale B. Gruet, les constructions sont monumentalisées : elles symbolisent la puissance du pouvoir politique et religieux. Les bâtiments prennent donc place dans un plan quadrillé qui cherche à les mettre en valeur : « L’architecture dans l’Antiquité correspond à une double tâche : construction d’édifices, et par voie de conséquence interventions dans la ville. » (GRUET, 2008, p.90) .

La cité grecque prévoit en son centre géographique des espaces dédiés au pouvoir politique, aux échanges commerciaux et à la pratique religieuse : l’agora. Elle sert à la fois de place de marché, de centre politique, religieux, artisanal et judiciaire mais elle est aussi le lieu de rassemblement communautaire où se maintient l’équilibre social.

Dans son aspect général, il y a peu de différence entre la cité grecque et romaine. Le forum, portant les mêmes caractéristiques que l’Agora, va prendre place au croisement de deux rues principales (le cardo et le decumanus). Les romains vont par contre apporter d’autres améliorations encore d’actualité comme le pavage des rues ou le système d’égouttage. L’agora et le forum constituent des points de référence unique dans le territoire et forment la centralité de l’urbanisme de l’Antiquité. Le centre contient alors toutes les fonctions relatives à la vie économique, politique, religieuse et sociale : toute la vie s’organise autour de ce point de rassemblement. L’urbanisme est alors marqué par une organisation mono-concentrique où tous les mouvements convergent vers le centre, le lieu dominant et passage obligé et exclusif de toutes les interactions (BOURDEAU, LEPAGE, 2009, p.552).

L’urbanisme médiéval 

A la chute de l’empire romain, la région passe aux mains des dynasties franques : les Mérovingiens puis les Carolingiens. Elle subit diverses invasions et traverse ainsi une période très instable ce qui va générer de nouvelles logiques d’implantation, valorisant plutôt l’aspect défensif. La régularité de l’urbanisme antique, avec ses grands axes viaires, laisse place à une planification plus organique qui a pour seule logique l’adaptation aux besoins (se défendre et se nourrir): l’urbanisme médiéval ne répond plus à des objectifs urbanistiques préconçus. Durant cette période d’instabilité, les villes vont se fortifier. La population va donc affluer dans ces territoires clôturés par une enceinte pour bénéficier de leur protection. La promiscuité caractérise cette période de l’histoire : toute la vie se déroule dans des pièces communes où maisonnée et domesticité se côtoient. L’urbanisme se construit à l’échelle humaine et compte des petites rues étroites avec peu d’espace d’aération, ce qui renforce davantage la promiscuité, et favorise les espaces accessibles uniquement aux piétons. (FOLVILLE, 2012, p.8-10) L’urbanisme du Moyen Age est organisé principalement autour de l’église qui est le centre communautaire puissant : elle attire régulièrement les fidèles pour des offices, sert de refuge et peut être occasionnellement un lieu de spectacles sacrés. A proximité de l’église se situe généralement la place du marché qui s’apparente au forum romain à travers ses fonctions politiques, symboliques et sociales.

La vie rurale du Moyen-Age

L’urbanisme médiévale a la capacité de s’isoler du monde extérieur par ses remparts qui jouent un rôle séparatif entre intérieur et extérieur, entre ville et campagne. Ce cloisonnement est gage de sécurité psychologique et d’unité communautaire. La ville médiévale se distingue de la campagne, de la non-ville, du « dehors ». La ville organise et domine les rapports avec l’extérieur car elle détient les fonctions centrales de la vie publique : tribunal, temple, marché, place publique, … En réalité, pour D. Menjot, historien qui a écrit plusieurs ouvrages sur la ville médiéval, « la ville ne peut se suffire à elle-même et ne peut exister en dehors d’un territoire plus vaste. La campagne environnante subit nécessairement à des degrés divers l’influence de la ville. Les deux entités se trouvent dans une relation dialectique permanente que les historiens mettent peu à peu en évidence. (…) La ville médiévale, par sa puissance de consommation et de production, ses capitaux, son pouvoir joue un rôle actif sur les campagnes comme facteur d’absorption, d’incitation, d’organisation, de contrôle et d’investissement. Elle exerce donc une attraction sur les campagnes et en retour une emprise sur cellesci, ce qui conduit à la création de différents espaces de relations. » (MENJOT, 2012, p.9) Selon l’auteur, la ville régit un rapport de force et de dépendance sur la campagne. L’influence de la ville sur le territoire concerne l’alimentation, les matériaux de constructions et les matières premières pour ravitailler la population urbaine et alimenter son artisanat. La ville incite donc la campagne avoisinante à produire pour elle.

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D. Menjot poursuit avec l’idée que l’emprise de la ville sur la campagne peut être aussi de nature politique et juridique. D’un point de vue collectif, cette emprise se manifeste par la constitution d’un territoire soumis au pouvoir et au droit urbain. A une échelle individuelle, elle se remarque par la constitution de patrimoines fonciers, par le crédit et l’endettement paysan. Ces différentes emprises ont des répercussions importantes sur les économies et les sociétés paysannes et la construction des territoires. (MENJOT, 2012, p.11) .

Cette domination de la ville sur la campagne se développe donc sur plusieurs niveaux : économique et financière, politique et juridique et aussi culturel et religieux. En effet, l’art urbain se diffuse dans les églises rurales : on y observe des innovations techniques et stylistiques des constructions des cathédrales, des éléments décoratifs, des thèmes iconographiques, …. Ce qui montre que la ville est un centre où s’élabore et d’où rayonne la culture.

Le village du Moyen Age est donc au service de la ville et de sa population. La fonction agricole constitue l’essence du village : les paysans forment la base matérielle et le fondement de l’activité économique de la civilisation. Le rempart permet de distinguer et de couper la ville de la campagne, mais la séparation entre les deux entités est paradoxalement moins nette à cette époque qu’aujourd’hui : autour des remparts s’étendaient directement les champs et les prés. Le développement des techniques entraîna par la suite une séparation plus marquée. Au Moyen-Age, la ville et le village étaient donc intimement liés par une dépendance réciproque.

Centralité de l’urbanisme médiéval

L’urbanisme médiéval est marqué par la ceinture circulaire à l’intérieure de laquelle des lignes organiques convergent vers un centre. En ville comme dans le village, le système mono-concentrique de l’Antiquité persiste à travers le point d’attraction de l’église, qui constitue le centre communautaire et puissant de l’époque, et la place du marché en ville. Le centre contient donc toutes les fonctions importantes, ce qui lui confère un caractère dominant et organisateur. L’église était un lieu de sociabilité, de rassemblement, important à cette époque : lieu de prière, de spectacle, d’assemblée populaire. Elle formait le lieu principal de la construction de style et de comportements communs : toute la vie se déroulait en public, par insuffisance d’espace privé.

La centralité structure et organise le pouvoir. « Le modèle urbain monocentrique donne un espace central (…). La périphérie se trouve dépendante de ce centre. La charge symbolique est puissante : le centre domine de façon absolue parce qu’il est le lieu du marché. Aucune interaction existe à l’intérieur de l’espace périphérique, le centre polarisant la totalité des interactions. » (BOURDEAU, LEPAGE, HURIOT et PERREUR, 2009, p.560) Le centre est vu comme positif : il est attractif, prestigieux, riche, développé, innovant, dominant, … ; tandis que sa périphérie est le négatif de cette image.

Table des matières

Introduction
Méthodologie
1. Evolution du concept de la centralité dans l’histoire de l’urbanisme
1.1. L’urbanisme de l’Antiquité
1.2. L’urbanisme médiéval
1.2.1. La vie rurale du Moyen-Âge
1.2.2. Centralité de l’urbanisme médiéval
1.3. L’urbanisme Haussmannien
1.3.1. Centralité de l’urbanisme Haussmannien
1.4. L’urbanisme moderniste
1.4.1. Les théories urbaines anglaises
1.4.2. Le mouvement moderniste
1.4.3. Répercutions de l’étalement urbain sur le monde rural
1.4.4. Centralité de l’urbanisme moderniste Vers une structure multipolaire monocentrique
1.5. L’urbanisme contemporain
1.5.1. Le centre se vide : phénomènes de décentralisation, de sacralisation, de gentrification
1.5.2. La ville diffuse qui englobe le rural
1.5.3. Centralité de l’urbanisme contemporain
Le polycentrisme : vers de nouvelles centralités périurbaines
1.6. Conclusion
2.Notions et paramètres de la centralité aujourd’hui
2.1. Différentes formes de centralité
2.1.1. La centralité définie par une position centrale
2.1.2. La centralité qui structure et organise
2.1.3. La centralité comme pôle d’activités économiques, politiques, administratives et sociales
2.1.4. La centralité comme lieu de rassemblement
2.1.5. La centralité symbolique
Les espaces symboliques
Le centre symbolique
La symbolisation pour créer de la centralité
Approche synthétique de la centralité de J. Monnet
2.2. Notions de lieux et de non-lieux
2.2.1. Le lieu
Le lieu est identitaire
Le lieu est relationnel
Le lieu est historique
Le lieu est singulier
2.2.1. Le non-lieu
Les formes constitutives de non-lieux
2.2.3. Le non-lieu touristique
2.2. Synthèse
3. Définition de la centralité en milieu rural
3.1. Les enjeux du monde rural
3.1.1. L’effet donut : la densité comme facteur de développement Renforcer les cœurs de villages
3.2. Redéfinition des notions de centre et de centralité en milieu rural
4. Modalités actuelles de revitalisation villageoise : outils opérationnels et mise en valeur de la notion de centralité
4.1. Présentation des moteurs de développement
Programme communal de développement rural (PCDR)
Fondation rurale de Wallonie (FRW)
Programme Wallon de développement rural (PwDR)
Plus Beaux Villages de Wallonie (PBVW)
Ruralité-Environnement-Développement (R.E.D.)
4.2. Analyse de la notion de centralité au travers de l’ASBL « Plus Beaux
Villages de Wallonie »
4.2.1. Présentation de l’ASBL
4.2.2. Sélection des villages
Les critères de sélection – la Charte de Qualité
Déroulement de la sélection
Bilan Santé
4.2.3. Le tourisme comme moyen de développement du village
La question du Beau
Le village-musée
4.2.4. La notion de centralité dans l’ASBL
4.3. Analyse de la notion de la centralité au travers de l’ASBL « RuralitéEnvironnement-Développement »
4.3.1. La notion d’harmonie comme moyen de revitalisation
4.4. Interprétation de la centralité des ASBL PBVW et RED
5. Conclusion

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