Evolution de la loi applicable à l’action des tiers absolus

Le cas particulier de l’avarie commune

Généralités. L’avarie commune est une institution extrêmement ancienne du droit maritime dont on retrouve les traces dans le digeste de Justinien par la lex rhodia de jactu la loi sur le jet à la mer. L’avarie commune est ainsi l’institution selon laquelle lorsqu’une dépense est volontairement engagée ou un sacrifice volontairement fait dans l’intérêt commun du navire et de la marchandise, ces dépenses ou sacrifices sont pris en charge par le navire et par la marchandise proportionnellement à leur valeur respective.180 L’avarie commune donne lieu à un règlement d’avarie commune dont il est possible de questionner la loi applicable.
L’avarie commune par sa spécificité mérite amplement un traitement à part pouvant mettre en perspective de nombreux intervenants du transport maritime, propriétaires des marchandises, armateurs, assureurs, dispatcheurs, sauveteurs etc. L’essentiel des questions liées à l’avarie commune sont réglées par les Règles d’York et d’Anvers de 1890 (aujourd’hui dans sa version 2004) règles contractuelles, purement privées, insérées systématiquement dans les contrats d’affrètements et qu’il n’est guère nécessaire de présenter. Pour autant il est possible de s’interroger sur les cas où les parties ne se sont pas référées à ces règles et les cas où les règles sont silencieuses.
Droit commun. Selon le droit international privé commun le règlement d’avarie commune est soumis à la loi choisie par les parties, en effet « l’association d’intérêts, base de la contribution commune, est essentiellement conventionnelle. (…) il en résulte que si les parties peuvent à leur gré déterminer dans le détail la teneur de leurs accords et fixer souverainement les règles de contributions aux avaries, elles peuvent à plus forte raison et en vertu du principe d’autonomie de la volonté, choisir la loi qui gouvernera en bloc cette contribution. Il n’y aura donc lieu de rechercher la loi applicable à la classification et au règlement des avaries communes qu’à défaut d’une indication formelle des parties ».
A défaut de choix, plusieurs critères ont pût être proposés. La loi du pavillon, la loi du port de destination, la loi du contrat de transport ou d’affrètement, la loi de l’Etat côtier lorsque l’incident est survenu en eaux intérieures 182 ,bien que très généralement se soit la loi du port où l’expédition s’est achevée dit port de reste où s’ouvre le règlement d’avarie commune (qui régit aussi les questions de forme183), bien que certaines législations comme la loi italienne préfère la loi du pavillon184. Cependant la lex fori conserve une compétence importante ne serait-ce que pour déterminer la loi applicable à la procédure, lex fori dont la compétence s’est élargie pour assurer un règlement unitaire de l’avarie commune. C’est le cas pour les règles de compensation entre les crédits et les débits.
99 bis. La loi applicable à l’avarie commune cherche en effet à obtenir un règlement unitaire à tous les contributeurs, l’institution de l’avarie complexe à la base nécessite qu’une même loi soit applicable à tous les participants aux règlements de l’avarie. En ce sens il est possible d’écarter immédiatement le port de destination (destination prévue et non port de reste) en ce sens qu’un navire au cours d’une même expédition peut prévoir plusieurs ports de destinations. De la même façon doit être écartée la loi du contrat de transport qui peut différer pour chaque chargeur. A l’inverse pourrait être choisie la loi du contrat d’affrètement, notamment en cas d’affrètement au voyage ne comportant qu’un seul chargeur (il est d’ailleurs possible que les juges en un tel cas choisissent cette loi, la déduisant de l’intention des parties). Toutefois, dans tous les cas où existe une pluralité d’affréteurs, comme sur l’affrètement d’espace, cette solution n’est pas tenable et l’on peut considérer inégal de soumettre le règlement d’avarie commune à une loi choisie dans un contrat auquel certains contributeurs sont tiers. Reste ainsi majoritairement la loi du pavillon et la loi du port de reste.
La loi du port de reste, largement admise, a le grand avantage de soumettre l’ensemble du règlement d’avarie commune à une même loi. L’avarie commune étant par ailleurs normalement réglée devant les tribunaux de ce port. Cependant la loi du port de reste à pour principal défaut d’être parfaitement fortuite et ainsi totalement imprévisible186. A l’inverse, la loi du pavillon est prévisible et pertinente (en ce que l’incident est survenu sur le navire et concerne l’armateur notamment lorsque le navire est endommagé) mais peut présenter le défaut d’éclater la loi applicable avec la lex fori pour certaines questions comme la procédure.
Entre les deux, le choix est difficile. A titre personnel il est possible de préférer la loi du pavillon, en effet si la complexité inhérente à l’institution de l’avarie commune justifierait de préférer la loi du port de reste qui permet d’unifier la loi applicable au règlement d’avarie commune, préserver la prévisibilité contractuelle en matière d’affaire internationale semble préférable. A titre d’exemple sur la notion de la prescription, la Règle XXIII d’York et d’Anvers précisent que la loi applicable à la prescription si elle est impérative s’applique par préférence à la prescription prévue par la Règle d’York et d’Anvers. Ainsi il apparait primordial qu’une question aussi importante que le délai de prescription soit soumise à une loi prévisible pour les parties. Pour autant, il est possible de remarquer que la jurisprudence française préfère la loi du port de reste, on trouve une application justement sur une question relative à la prescription187 . La Cour qui sans le motiver explicitement soumet la question à la loi française, le port de reste étant celui du Havre.
Le droit d’action contre le manutentionnaire. Ainsi une question ne semble guère avoir été évoquée sur le domaine du contrat de manutention, bien que ce problème puisse se révéler particulièrement intéressant du point de vue du droit international privé. En effet l’article L5422-20 du Code des transports précise que l’entrepreneur de manutention opère pour le compte de la personne qui a requis ses services et sa responsabilité n’est engagée qu’envers cette personne qui seule peut agir contre lui. La jurisprudence fait une application particulièrement stricte de cet article190, en effet les articles L5422-19 à 25 sont d’ordre public. Dès lors une question se pose : est-ce que cet article est une loi de procédure ? En ce cas, peu importe la loi applicable à l’action, dès lors que les juridictions françaises sont compétentes, l’action sera attitrée.
A l’inverse si cet article n’est pas considéré comme une loi de procédure, il suffirait aux parties de choisir la loi applicable et d’écarter l’application de la loi française.
Mais dans ce cas la question se pose de savoir si cet article peut être considéré comme relevant de l’ordre public international français comme le définit le Règlement Rome I à l’article 21, permettant d’écarter une disposition de la loi désignée si son application est manifestement incompatible avec l’ordre public du for. Cet ordre public international s’entendant « comme les principes de justice universelle considérée dans l’opinion française comme douée d’une valeur internationale absolue » selon la formule de l’arrêt Lautour.
101 bis. Pour répondre aux questions dans l’ordre, il est possible de considérer que l’article L5422-20 du Code des transports ne relève pas de la loi applicable à la procédure (la loi du for), en effet, en dépit de quelques conflits jurisprudentiels et doctrinaux en la matière, la loi applicable à la qualité à agir est pour l’essentiel considérée comme relevant de la loi applicable au fond191. Ainsi l’interdiction, pour toute autre personne que celle qui a requis les services d’agir en justice contre le
manutentionnaire, ne serait applicable que si la loi française régie cette action. Il est possible de penser que l’ordre public international du for n’aurait pas à intervenir sur la question de la qualité à agir contre le manutentionnaire. La protection locale du manutentionnaire ne semblant pas dotée d’une valeur internationale absolue, le régime du manutentionnaire ayant été essentiellement construit en parallèle du régime applicable au contrat de transport en droit interne, bien que les juges pourraient en décider autrement pour que ne soit pas écarté ce régime.
Du point de vue du règlement Rome II, la règle de conflit amenant à désigner la loi du lieu où le dommage survient amènerait à désigner la loi du port, en droit commun en revanche, pourrait être désignée la loi du lieu où le préjudice a été subi, lieu qui pourrait être hors de France. Il pourrait enfin être possible d’envisager que les règles du droit d’action du manutentionnaire ne relèvent que du domaine du contrat de manutention et ainsi l’action contre le manutentionnaire ne serait attitrée que si la loi applicable au contrat de manutention est la loi française.
Les possibilités sont restreintes mais peuvent offrir des pistes de réflexions pour un chargeur ou un destinataire souhaitant agir contre un manutentionnaire français.

La règle de conflit spéciale en matière de grève

Une grève du personnel d’un port ou des marins peuvent bloquer un navire et ainsi causer d’importants dommages, que ce soit à l’armateur, mais aussi au chargeur ou au destinataire qui subissent des retards dans la livraison de la marchandise. Le Règlement Rome II prévoit une règle de conflit spéciale qu’il est possible d’aborder.
Règle de conflit. Ainsi selon l’article 9 la loi applicable à l’obligation non contractuelle relative à la responsabilité d’une personne agissant en qualité de travailleur ou d’employeur ou celle d’une organisation représentant ces personnes, du fait des dommages causés par une grève ou un lock-out en cours ou terminé, est la loi du pays dans lequel cet événement a été engagé (a moins que les parties ne partagent le lieu de leur résidence habituel). Ainsi la règle de conflit amènera à désigner la loi du port (puisque dans le domaine du transport maritime c’est le principal endroitenvisagé pour un mouvement social) pour agir contre les marins où plus généralement les organismes organisateurs du mouvement de grève. 102 bis. Cette décision a été soumise à de nombreuses discussions lors de l’élaboration du Règlement Rome II, au sujet du milieu maritime. En effet de nombreuses voix se sont élevées pour signaler qu’en maritime, la règle de conflit amènerait ainsi à donner une trop grande liberté aux marins qui pourraient se «prêter à être instrumentalisés par les syndicats auxquels il est ainsi permis d’utiliser la loi la plus favorable parmi les lois des ports d’escales du navire afin d’optimiser la légitimité et les effets de la grève. Et permettre de réaliser un véritable chantage auprès des affréteurs, ce qui entraverait la compétitivité du secteur maritime européen ». Pour ces raisons, certains ont suggéré de prévoir une règle spéciale en matière maritime amenant à désigner la loi du pavillon (l’application de la loi du contrat d’engagement maritime portant le risque de prévoir un régime différencié pour chaque marin). Ces objections n’ont cependant produit aucun effet « L’article 9 a été retenu et doit être considéré, sans hésitation, comme applicable aux rapports maritimes et en conséquence, relativement à ceux-ci. D’autant plus que ladite loi est également la lex loci damni , dès lors qu’il est raisonnable de croire que le dommage causé à l’armateur par les actions syndicales de grève se produit dans l’Etat où le navire a été empêché de mouiller ou n’a pu être chargé ou déchargé et non pas dans l’Etat de la nationalité du navire. »192 Il est cependant possible de noter que l’éventuelle rupture du contrat d’engagement maritime consécutive au délit reste elle, régie par la loi applicable au contrat de travail. Jurisprudence. Avant l’élaboration du Règlement Rome II, il est possible de remarquer que la CJCE avait déjà eu l’occasion de se pencher sur cette question, non pas sur la question du conflit de loi mais sur la question de la compétence. Les faits concernant un navire sous pavillon danois armé avec un équipage polonais soumis au droit danois pour assurer des liaisons entre l’Angleterre et la Suède.
Devant le refus de l’armateur de signer une convention collective, un syndicat suédois a signifié un préavis de grève, l’armateur invoquait alors un préjudice du fait de l’immobilisation et du remplacement du navire. Se posait là, la question de la compétence juridictionnelle issue de ce dommage. La Cour eu l’occasion de décider que les dommages résultant d’une action collective, mise en œuvre par un syndicat dans un Etat où navigue un navire enregistré dans un autre État, ne doivent pas nécessairement être considérés comme intervenus dans l’État du pavillon. Pour la
Cour, le pavillon doit être considéré seulement comme un élément parmi d’autres, concourant à identifier le lieu où le dommage est intervenu.
Bien que la décision ne concerne que la compétence juridictionnelle, il est possible de voir que la désignation du pavillon même en matière maritime pour localiser le dommage lié à la grève était écartée selon l’interprétation de la CJCE, cet arrêt est ainsi cité comme préfigurant la règle qu’instaurera le Règlement Rome II.195 Ainsi après avoir vu les règles de conflits applicables à l’action extracontractuelle des tiers relatifs ; il est possible s’intéresser à celle des tiers absolus.

Evolution de la loi applicable à l’action des tiers absolus

L’action des tiers absolus, encore plus que celles des tiers relatifs, a vocation à être régie par la loi applicable aux actions extracontractuelles et en ce sens à la lex loci delicti selon le droit commun ou plus spécifiquement la lex loci damni sous le Règlement Rome II. Cependant, sous la distinction entre ces deux types de tiers, il est principalement possible de s’intéresser ici au cas particulier du dommage survenu en haute mer ne concernant pas le seul navire, ce qui se réfère principalement au cas de l’abordage (chapitre I)

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