Trois démarches permettent de satisfaire la curiosité chez l’enfant : l’observation, la manipulation et le questionnement. Celles-ci se manifestent de manière progressive selon son développement. L’enfant est tout d’abord attiré sur le plan émotionnel, ce qui se traduit par un rapprochement physique. Il va essayer de déterminer les caractéristiques de l’objet par l’observation puis par la manipulation. C’est la tentative d’appréhension de l’objet (Jacob, 2002). La maitrise de la motricité permet le développement de la manipulation, qui apporte des informations beaucoup plus riches à l’enfant. Le contrôle de la marche à quatre pattes, puis debout sont des étapes déterminantes, sources de grandes découvertes, puisqu’elles permettent à l’enfant d’élargir son champ d’exploration. Quant au questionnement, cette phase évolue en fonction du niveau de maitrise du langage : des premières questions de l’enfant sur le nom des choses, de type « quoi ça ? » aux apparitions des « questions pourquoi » vers 6-7 ans. Le questionnement a cela d’intéressant qu’il permet d’étendre les recherches à des domaines physiquement inatteignables. Puis, petit à petit, l’enfant cherche à développer son propre raisonnement. Il s’agit du passage à l’âge de raison (Jacob).
Quand l’enfant arrive à l’âge de raison, il remet en cause ce qui lui a été enseigné pour chercher à comprendre le monde par lui-même. Pour cela, il doit abandonner l’idée que le parent ou l’enseignant ait réponse à tout, ce que Jacob appelle l’abandon de l’omniscience de l’adulte. Passé ce cap, il peut se lancer dans des conquêtes intellectuelles et rentrer dans des domaines très spécifiques. Jacob relève qu’il y a dans cette étape délicate un enjeu dans la gestion future de la relation parent-enfant (mais également enseignantélève). En effet, lorsque l’enfant remet en jeu le savoir de l’adulte, il fait également atteinte à son amour-propre et doit trouver un équilibre entre connaitre et aimer ses parents, ce qui a parfois pour cause un renoncement à la curiosité intellectuelle (Jacob, 2002).
L’ECOLE, UN FREIN A LA CURIOSITE ?
L’évolution de la curiosité selon le développement de l’enfant explique les différentes manifestations de la curiosité selon l’âge, mais elle ne peut être une cause au constat d’une passivité grandissante des élèves à l’école. Lipman poursuit sa réflexion à ce sujet : Les aptitudes intellectuelles et l’énergie de l’enfant ne semblent pas avoir été altérées par les cinq ou six premières années de sa vie passées dans sa famille. Ce n’est sans doute pas là que l’on trouvera les causes de cette perte de curiosité et d’imagination. Il faut plus vraisemblablement les chercher dans l’école elle-même. (p. 26) .
Qu’est-ce qui explique ce phénomène ? Not (1987) relève que la forme d’enseignement traditionnel de l’école et son contenu trop éloigné des élèves en est la cause. Lipman explique cette baisse par le côté très structuré de l’école qui répond à des règles strictes. « L’école vide les élèves du capital d’initiative, de la capacité d’inventer et de l’aptitude à penser avec lesquels ils étaient venus à l’école» (1995, p. 27). Les élèves sont alors découragés d’apprendre et de se développer, parce qu’ils ne comprennent pas le sens de ce qu’ils font.
Au début de la scolarité, les élèves entrent dans un cursus que les adultes ont choisi pour eux. Ils ne se sentent dès lors plus acteurs du mouvement scolaire, mais plutôt contraints à le suivre, au détriment de leur liberté de penser et d’agir. De cette situation découlent des effets pervers tels que le fait de travailler pour la note, pour les parents, pour l’enseignant ou de construire un rapport utilitariste au savoir. De Vecchi et Carmona-Magnaldi parlent « d’une démarche d’apprentissage qui favorise beaucoup plus la consommation que la production » (2002, p. 35). Parmi les facteurs influençant ce type de comportement, Perrenoud (1994) évoque le recours aux récompenses ou sanctions, la faible différenciation due au nombre élevé d’élèves, les contrôles permanents et un trop grand nombre de tâches fermées en opposition aux situations ouvertes, projets ou autres. Dans une semaine à presque 30 heures, les élèves ne peuvent se concentrer tout le long et apprendre. Ils passent alors du temps à faire semblant pour sauver les apparences, se faire oublier. Cette normalisation s’effectue chez tous les élèves de manière plus au moins forte et ceux ci se forgent ce que Perrenoud nomme le métier d’élève (1994), c’est-à-dire le métier que l’élève adopte face aux diverses contraintes imposées par les écoles.
Conscients de ce phénomène, les responsables de l’enseignement renouvèlent les méthodologies avec plus d’images et de couleurs. Les enseignants proposent des activités attractives et encouragent les élèves à entrer dans les apprentissages. Ces activités contiennent un sens caché, implicite, en lien avec les objectifs de l’enseignant, mais de Vecchi et Carmona-Magnaldi reprochent au système scolaire de trop peu dévoiler l’intentionnalité de l’activité et les objectifs visés, si bien que, souvent, les élèves ne comprennent pas le sens de ce qu’ils font. De Vecchi et Carmona-Magnaldi donnent l’exemple d’un enseignant qui demande en fin de journée à ses élèves ce qu’ils ont appris aujourd’hui. Les réponses sont très diverses: « On a entouré des mots » ; « on a écrit dans le cahier rouge et dans le cahier bleu » ; « on a pris des notes sur les pays du Nil en géographie » ; etc. La constante est que les élèves ne se rappellent pas de ce qu’ils ont appris, mais de ce qu’ils ont fait (2002, p. 63).
Une activité ne peut être intéressante que parce qu’elle a un sens pour celui qui la réalise. Et ce sens est souvent lié à l’intérêt manifesté pour l’activité et à ce qui va être appris au travers d’elle (de Vecchi & Carmona-Magnaldi, 2002). Quand un savoir a du sens pour l’élève, parce qu’il répond à des questions qu’il se pose, il n’y a pas besoin d’utiliser d’artifices. Le contenu du cours suffit à intéresser l’élève. Quand un savoir ne présente aucun intérêt pour l’élève, l’enseignant peut créer des situations d’apprentissage déstabilisantes en cherchant à provoquer étonnement, refus, déséquilibre, etc. À de Vecchi et Carmona-Magnaldi de conclure : « Et, quand un apprenant qui a été provoqué réagit, c’est qu’il a mis le doigt dans l’engrenage du sens » (p. 67). Dans la deuxième démarche de Vecchi et Carmona-Magnaldi, l’idée est de provoquer les élèves à réagir pour trouver du sens à ce qu’ils font.
Et si l’on pouvait faire réagir les élèves en piquant leur curiosité ? Ceux-ci, éveillés dans leur besoin de connaitre et de comprendre, s’engageraient de manière active et sensée dans les apprentissages. Cette démarche serait motivée non plus par l’envie de satisfaire ses parents ou l’enseignant, mais par un intérêt intrinsèque qui est celui de la curiosité.
LA CURIOSITE, UN STATUT AMBIGU
Bien que la curiosité tende à être valorisée en milieu éducatif, ce terme véhicule encore dans les représentations une image négative. Le proverbe français « La curiosité est un vilain défaut » s’adresse en particulier aux enfants faisant preuve d’indiscrétion (Robert, 2006). Il est intéressant de constater que son équivalent en anglais, espagnol et portugais est « La curiosité tua le chat »1 (Oxford Dictionaries en ligne, 2013) donc pour ainsi dire que la curiosité peut causer des ennuis si l’on ne cherche qu’à la satisfaire. Mais elle est de plus en plus reconnue pour ses effets positifs et bénéficie aujourd’hui d’une certaine faveur (Jacob, 2002). Mais d’où vient la curiosité ? Répond-elle à une volonté ou à un penchant naturel ? Il est difficile de répondre à cette question, ce qui lui confère un statut relativement ambigu (Jacob, 2002). En effet, la curiosité peut servir la raison en cherchant à satisfaire un besoin de connaissance, mais elle peut également réagir à une pulsion naturelle et à un besoin qui n’est pas en accord avec la raison et peut déranger. C’est pour cela même que la curiosité est souvent mal perçue et parfois décriée : « Plutarque, Sénèque et saint Augustin condamnent la curiosité pour le désordre qu’elle est susceptible d’induire dans la conduite » (Jacob, p. 7-8). Tout le monde n’est pas égal face à la curiosité. Jacob propose deux facteurs déterminants de la curiosité, le premier étant l’existence d’un déterminisme biologique et le deuxième le milieu de vie.
1 Introduction |