Évaluation économique de l’environnement dans un contexte de paiements pour les services écosystémiques
Fondements théoriques de l’évaluation économique de l’environnement
Etant donné la complexité entourant le sujet, nous essayerons de présenter une synthèse nonexhaustive des principaux principes entourant l’économie en tant que discipline ainsi que l’extension de ses principes et concepts dans le domaine de la préservation de l’environnement, et particulièrement des SE. Cette extension est notamment observable à travers l’application de l’analyse coûts-bénéfices.
Choix économique
L’analyse coûts-bénéfices constitue principalement un outil d’aide à la décision, ce qui renvoie nécessairement à l’idée de choix. Cela nous amène à explorer le concept de choix selon une perspective de la science économique. Au sens large, la science économique est [fondamentalement] concernée par l’étude de la partie du système social organisée à travers des échanges, et ne se préoccupe ainsi que des ‘échangeables’ (Boulding, 1969). Sous cet aspect, le système marchand (ou marché) est celui qui reflète le mieux cet objet d’étude. Pouvant être défini comme étant des arrangements institutionnels à travers lesquels des biens sont régulièrement produits, distribués et sont sujets à des formes d’échanges contractuels entre monnaies (d’argent) et droits de propriété entre différents agents (O’Neill, 1993), les systèmes marchands constituent presque une source inépuisable de justifications d’une grande partie des applications des théories économiques dans le domaine des politiques publiques, incluant comme on le verra sous peu la protection de l’environnement. Comprendre comment les biens sont produits, les échanges de droits de propriété et de monnaie sont réalisés, représente un aspect central de la problématique de l’économique, et qui avait été déjà longtemps mentionné par l’un de ses précurseurs : Lionel Robbins. Ce dernier avait en effet défini la discipline de l’économie comme étant la science qui étudie le comportement humain en tant que relations entre des fins et des moyens limités qui ont des utilisations alternatives. A cet effet, on peut soulever trois concepts distincts mais qui sont d’une certaine mesure, interdépendants. Tout d’abord, le concept de choix, qui s’impose inévitablement en présence de rareté. Le concept de rareté. Et finalement le concept de substituabilité qui fait référence à l’existence d’utilisations alternatives de ces moyens rares. Autrement dit, la 19 CHAPITRE I- Évaluation économique de l’environnement dans un contexte de paiements pour les services écosystémiques discipline de l’économie est aussi celle qui est concernée par le problème d’allocation des ressources rares, que ce soit pour la production de biens et services (quel investissement rapporterait le plus de profit ? …), ou pour la consommation (i.e. étant donné mon revenu limité, qu’est ce qui me constituerait un meilleur achat ?). Si les préoccupations de la science économique sont orientées alors en grande partie vers les problèmes d’allocation, quel lien existe-t-il alors entre ceux-ci et le système marchand ?
Préférences et valeurs
Répondre à cette question revient à mettre en avant la fondation théorique même du vif intérêt accordé par la science économique au système marchand. Il s’agit de la théorie du bien-être, qui est largement marquée par les empreintes intellectuelles de Pareto. En effet, il existe une certaine analogie entre la compréhension de l’économique par Robbins et les fondements de la théorie du bien-être Parétien. Hicks (1939) nous en fournit d’ailleurs un excellent résumé. Pour Pareto selon Hicks (1939), la problématique de l’économie consiste en une opposition entre des préférences et des obstacles variés, où chaque individu cherche à satisfaire ses préférences selon les différents obstacles qu’il rencontre. Ces obstacles peuvent être aussi bien techniques d’un point de vue de la société en général (i.e. disponibilité des forces productives ainsi que de leurs capacités de production limitées) que non techniques (i.e. les préférences et les goûts des autres individus) qui viennent s’ajouter si l’on considère le point de vue des individus (Hicks, 1939). Selon cette perspective, cette réalisation doit s’effectuer d’après un critère d’efficience (ou d’optimalité), de sorte que les finalités (satisfaction des préférences) soient atteintes selon les moyens disponibles et quoique limités pour chaque individu. Ainsi, une situation donnée est efficiente si une quelconque possible déviation de cette situation pénalise certains individus. En d’autres mots, une situation est dite ‘Pareto-efficiente’ s’il n’existe plus de réallocation des ressources possible qui pourrait améliorer la situation d’un individu sans pénaliser d’autres individus. Le marché est prétendu être la meilleure structure qui puisse révéler les préférences des individus et produire ainsi cette situation Pareto-efficiente. En effet, l’exercice même du choix par le consommateur au sein d’un marché révèle déjà le moyen par lequel ses préférences seront satisfaites et son bien-être amélioré (O’Neill, 1993). Le marché serait alors le seul système capable d’achever la plus grande partie du bien-être individuel que tout autre système économique. Ceci est surtout vrai si ce marché est idéal ou parfait, ce qui doit correspondre à la satisfaction d’un certain nombre de conditions : (1) les individus sont pleinement informés et, (2) qu’il n’existe donc pas de coûts de transactions, i.e. les droits de propriété sont affirmés sans coûts, … (3) les individus sont rationnels, en ce sens que leurs préférences sont consistantes intérieurement et respectent la transitivité. Autrement dit, il leur est possible de substituer une alternative pour une autre qu’ils jugent meilleure, (4) le marché est parfaitement compétitif et qu’il n’existe pas d’effets externes, i.e. des effets tiers sur la satisfaction des préférences des individus et qui ne sont pas pris en compte dans les échanges. Par ailleurs, le comportement de choix d’un individu observé au sein d’une plateforme d’échange tel que le marché, est supposé résulter du fait que celui-ci est le meilleur juge de son propre bien-être et de ce qui pourrait l’améliorer, et qu’en prenant une décision parmi plusieurs alternatives de choix, l’individu est essentiellement concerné par son bien-être (Keat, 1997). Ainsi, un choix est toujours effectué dès lors que celui qui exerce ce choix perçoit qu’il peut en bénéficier plus que cela ne lui en coûte. Cela signifie-t-il pour autant que son choix exprime ce qu’il valorise le plus ? On doit pour cela considérer un autre aspect du sujet autour du choix individuel. Cela concerne notamment la distinction entre préférences et valeurs. La notion de valeur ‘au sens économique du terme’ renvoie généralement à ce qu’on appelle ‘coefficient (ou ratio) de transformation (ou d’échange)’ par lequel un actif donné est transformé en un autre actif de nature différente (Boulding, 1956). Le prix marchand représente un cas particulier de coefficient de transformation, où l’un des actifs est toujours la monnaie. Si la notion de préférences renvoie habituellement à ce que les individus puissent désirer ou tout simplement vouloir, la notion de valeur revêt un sens plus large, plus profond, renvoyant à ce qui est désirable. Elle aide notamment dans le processus de décision quand l’individu est confronté à des compromis, lui permettant ainsi de déterminer le meilleur choix possible (Dewey, 1939, cité par Dietz et al., 2005 : 340). Dans un contexte marchand, s’il est clair que chaque individu a ses propres préférences, du point de vue de la société, la satisfaction de toutes ces préférences ‘hétérogènes’ à travers une structure marchande peut refléter la valeur sociale quand cette structure arrive à se rapprocher des conditions idéales ou parfaites, telle qu’expliquée précédemment. Cependant, ce n’est pas toujours le cas dans un monde sujet à des externalités globales comme le réchauffement global, où les coûts et les bénéfices sont inégalement répartis. Ces coûts et ces bénéfices peuvent être associés à des diminutions ou des améliorations du bien-être.
Evaluations du changement du bien-être dans le cas de la modification de l’environnement
Quand l’environnement est affecté par la consommation et la production des agents économiques, le système marchand ne parvient plus à refléter la valeur ‘totale’ des biens et services que nous consommons ou que nous produisons. En effet, de par la nature même de l’environnement (i.e. bien public), consommer ou produire entraine un effet externe qui se traduit par le fait que le bien-être d’un individu (ou d’une firme, ou d’une communauté) soit affecté par les actions d’un autre individu (ou d’une firme, ou d’une communauté) (Buchanan & Stubblebine, 1962). Ce dernier cependant ne prend pas en compte ces effets dans les décisions qu’il prend. Cette sous-section va présenter les différentes approches utilisées par l’économie de l’environnement pour évaluer et mesurer les changements de bien-être induits par un changement de l’environnement.
Mesure du bien-être individuel
L’analyse coût-bénéfice est fondée selon le simple principe qu’une action [publique] donnée mérite d’être entreprise si les bénéfices qui en résultent l’emportent sur les coûts. Les économistes ont recours au concept d’utilité (la mesure des préférences) qui indique le degré de satisfaction qu’un individu atteint en consommant un bien ou service donné pour juger de la pertinence d’une action donnée, mais agréger au niveau de la société ou plus précisément selon les dimensions des impacts de ladite action (comme la construction d’un barrage hydroélectrique ou la mise en place d’un parc éolien). Il s’agit en fait d’agréger les différents changements perçus dans les utilités individuelles afin d’avoir une idée des ‘préférences sociales’ concernant cette action. S’il est bien connu dans la littérature économique qu’il est difficile d’obtenir une mesure ‘cardinale’ de l’utilité individuelle (i.e. combien d’utilité supplémentaire A obtient en consommant un pot de yaourt au lien d’un verre d’eau glacée ?) et d’agréger par la suite différentes utilités, l’analyse coûts-bénéfices contourne cette difficulté en recourant aux ‘fonctions d’utilité’ qui va permettre d’ordonner les préférences et d’obtenir ainsi une ‘mesure ordinale’ de ces dernières (Sen, 1979a). Ainsi, pour en revenir à l’exemple mentionné précédemment, on peut suggérer que A préfère un pot de yaourt à un verre d’eau glacée ou plutôt deux verres d’eau glacée au lieu d’un pot de yaourt. Le bien-être résultant d’un choix particulier est idéalement mesuré en termes monétaires. Il est conventionnellement et subjectivement exprimée par ce qu’on appelle 1) CAP ou consentement à payer pour obtenir davantage de quelque chose qu’on désire, ou moins d’une chose qu’on ne désire pas, et 2) CAA ou consentement à accepter une compensation pour renoncer à une chose désirable ou pour tolérer une chose non désirable. Ces deux composants de mesure constituent les principaux fondements de l’évaluation des gains ou des pertes individuelles à l’issu d’un changement donné. Dans le cas des biens et services environnementaux, il arrive souvent que les conditions d’un marché parfait ne soient pas réunies, et que dans ce cas, le prix marchand ne reflète pas toujours la valeur sociale, disons d’un bien donné. En particulier, c’est le cas quand il existe des effets externes liés à la consommation et/ ou à la production de ce bien et qui conduit le plus souvent à des changements de la ‘qualité’ de l’environnement. On peut mentionner par exemple une décision publique de construire un parc éolien, affectant ainsi la diversité des oiseaux observables aux alentours d’un site naturel à proximité du parc éolien, ce qui entraine des changements dans la pratique des activités des amateurs d’oiseaux. En général, les changements de la qualité de l’environnement proviennent soit d’actions privées comme le fait de décharger des déchets ou des polluants, ou bien d’actions publiques comme l’exemple cité précédemment ou bien dans le cadre des régulations environnementales. Dans un tel contexte, les analyses coûts-bénéfices permettent de réaliser des évaluations ‘monétaires’ de ce type de changement, notamment pour notre exemple, des gains et des pertes en bien-être des amateurs d’oiseaux ET de ceux qui vont bénéficier d’une énergie électrique supplémentaire. Pour le cas du bien-être individuel en particulier, les changements peuvent entrer dans la fonction d’utilité aussi bien directement qu’indirectement. Les changements en bien-être peuvent être aussi bien marginaux que non-marginaux. A cet effet, le problème d’évaluation du changement en bien-être causé par la modification de la qualité de l’environnement peut être formalisé de la manière suivante (Bockstael et Freeman, 2005) : Supposons qu’un individu fait face à un ensemble de biens privés fixés à des prix P et qu’il en choisit une quantité qui va maximiser son utilité, sous la contrainte de son revenu Y. Son problème peut s’exprimer comme suit : max U = U (X) P’ X ≤ Y (1) Où X est un vecteur de biens privés et P le vecteur des prix correspondants. La solution à ce problème correspond à un ensemble n de fonctions de demande Marshalliennes xi = xi (P, Y) ; i = 1, …, n (2) En substituant (2) dans (1), on obtient la fonction d’utilité indirecte U de l’individu qui est exprimée en fonction du vecteur de prix P et de son revenu Y. U = V (P, Y) (3) Introduisons maintenant Q qui représente un niveau donné de la qualité de l’environnement pouvant altérer le choix de l’individu. Q peut entrer dans la fonction d’utilité indirecte de l’individu selon trois façons différentes : – Q entre dans la fonction d’utilité directement, comme pour le cas des ornithologues où elle représenterait le nombre ou la diversité des espèces observables. – Q peut s’intégrer dans la fonction de production F d’un ménage, i.e. F (Q), où ce serait F qui entrerait dans la fonction d’utilité de l’individu. Q ainsi pourrait représenter la qualité de l’air ambiant comme la quantité d’allergène présente dans celui-ci, tandis que F représenterait sa santé. – Finalement, Q peut entrer dans la fonction d’utilité de l’individu selon que 1) cette dernière entre dans le processus de production des firmes, affectant ainsi les prix P des biens privés consommés par l’individu ainsi que son revenu Y, ou 2) que Q augmente les rentes d’un terrain agricole, changeant ainsi les revenus des salariés de ceux qui travaillent sur ce terrain. Si l’offre des facteurs de production est indépendante des prix, alors le changement des revenus des travailleurs peut être considéré pour évaluer les changements en bien-être. Dans le cas contraire, les coûts d’opportunité doivent être pris en compte. Les mesures du changement en bien-être s’effectuent toujours en déterminant les sommes d’argent nécessaires pour substituer aux changements introduits (ou évités) de manière à maintenir le niveau d’utilité des individus à un niveau constant, c’est-à-dire, à un niveau d’avant les changements (ou si les changements avaient eu lieu). Dans le cas de changements marginaux du bien-être apporté par un changement au niveau de Q, celui-ci peut être évalué en différenciant la fonction d’utilité indirecte U et en exprimant les changements en Y nécessaires pour compenser U et le maintenir constant malgré le changement subi par Q. Ceci est formulé par l’équation (4) ci-dessous.