Evaluation des impacts hydromorphologiques du
rétablissement de la continuité hydro-sédimentaire et
écologique sur l’Yerres aval
L’EFFACEMENT DES OUVRAGES EN TRAVERS EN QUESTION
Face à l’inutilité de certains ouvrages et à la dégradation des milieux physiques et biologiques qu’ils engendrent, la question de l’effacement des ouvrages s’est donc largement développée et les enseignements tirés de ces opérations permettent d’appréhender une partie des impacts de l’effacement des ouvrages en travers. Suivant la même démarche analytique que celle qui nous a fait identifier l’altération globale des hydrosystèmes induite par la présence d’ouvrages hydrauliques (chapitre 1), nous proposons ici d’étudier successivement l’ensemble des conséquences hydrologiques, morphologiques et écologiques de la suppression des ouvrages transversaux, ainsi que le temps de résilience des hydrosystèmes perturbés depuis parfois plusieurs siècles. On sera finalement, ici aussi, en mesure de proposer une synthèse globale présentant les effets négatifs et positifs du démantèlement d’ouvrages en travers
Genèse des effacements d’ouvrages en travers
La controverse sur le rapport coûts/bénéfices des grands barrages est ancienne. Ce qui l’est moins, c’est la généralisation, à partir des années 1990, du débat à l’ensemble des ouvrages, comprenant donc ceux de plus petites dimensions. Deux principaux foyers de rétablissement de la continuité des cours d’eau peuvent être identifiés : les États-Unis et l’Europe de l’Ouest. On a en outre relevé des opérations de suppression d’ouvrages en travers au Canada, en Australie et dans plusieurs pays asiatiques : Corée du Sud, Malaisie, Taiwan, Thaïlande (Heinz Center, 2003 ; Dongkyun et al., 2011), ainsi qu’au Japon et en Chine, même si dans ces deux derniers cas, le nombre d’ouvrages en construction reste extrêmement important, respectivement 90 et 280 (WCD, 2000).
La suppression des ouvrages en travers aux États-Unis
Aux États-Unis, le nombre d’ouvrages en travers est difficile à déterminer précisément, mais la littérature s’accorde à distinguer 79 000 barrages et grands barrages parmi près de 2,5 millions d’ouvrages en travers, comprenant donc une immense part de structures de petites dimensions (seuils en rivières, seuils de dérivation…). L’établissement de grands ouvrages a été particulièrement intense sur une période comprise entre 1930 et 1970 (Graf, 1993). Jusqu’alors perçu comme symbole fort de l’avancée sociale et technologique, les barrages vont, à partir du milieu des années 1970 être de plus en plus contestés par l’émergence d’une conscience de préservation écologique et paysagère (Graf, 1993 ; Graf, 1999 ; Petts et Gurnell, 2005). On identifie classiquement trois raisons majeures motivant l’effacement volontaire des ouvrages : 78 Un paramètre d’ordre économique tout d’abord : la durée des licences d’exploitation des ouvrages, en principe inférieure à la durée de vie estimée des ouvrages3 , est fixée par la FERC (Federal Energy Regulatory Commission) à 50 ans. La question de leur renouvellement et des frais économiques qu’il engage se pose alors à la fin du XXe siècle. Dans le même temps, de nombreux ouvrages de taille modeste sont abandonnés et les frais de maintenance et de réparation incombent aux pouvoirs publics locaux (AR/FE/TU, 1999 ; Leroy Poff et Hart, 2002) puisque les propriétaires sont difficilement identifiables (Heinz Center, 2003). Ce facteur économique est déterminant car, bien souvent, le coût d’un effacement est inférieur au coût cumulé de maintenance et d’exploitation (Born et al., 1998 ; Brufao – AEMS, 2006a). Un second paramètre relatif à la sécurité publique a également joué un rôle important dans le développement du sentiment « anti-barrage » puisque le risque de rupture des ouvrages ayant dépassé leur durée de vie est croissant et force les gestionnaires à envisager leur suppression. On estime à 85 % la part des barrages américains qui auront dépassé leur espérance de vie d’ici 2020 (FEMA, 1999). Enfin, un paramètre écologique demeure plus que jamais présent, traduisant la nécessité de restituer aux rivières leurs conditions naturelles d’écoulement en envisageant de nouveaux modes de gestion (Leroy Poff et al., 1997 ; Richter et al., 1997). Grant (2001) souligne d’ailleurs la valeur symbolique de l’effacement des ouvrages en ce qu’il permet de matérialiser les bonnes intentions de la société américaine vis-à-vis de l’environnement. En 2000, une étude de la NRCS (Natural Resources Conservation Service) sur plus de 10 000 ouvrages de régulation des débits répartis sur 22 États montre que 1) 22 % de ces ouvrages nécessitent une restauration, 2) 650 d’entre eux constituent une véritable menace par rapport à la sécurité publique, et 3) le coût de réhabilitation de ces seuls 650 ouvrages s’élève à plus de 400 M$, pour une estimation de plus de 540 M$ pour l’ensemble des ouvrages étudiés. Le nombre d’opérations d’effacement a ainsi explosé à partir des années 1990 (Fig. 2.1), caractérisant ce que l’on appellera la DRR (Dam Removal Rise). En 1998, le nombre d’opérations de restauration de la continuité a dépassé celui des nouvelles constructions. En 1999, déjà 467 opérations de suppression d’ouvrages avaient été réalisées (AR/FE/TU, 1999) dont 92 avaient eu lieu au cours des années 1980 et 177 au cours des années 1990. On dénombre au total près de 888 effacements en 2010 et 925 en 2011 (AR, 2011). Si la quantité d’ouvrages effacés semble conséquente, elle reste pourtant infime au regard des 2,6 millions d’ouvrages recensés. Les ouvrages traités dans le cadre de ces opérations sont généralement abandonnés 3 La durée de vie des barrages est variable et dépend notamment de leur structure et de leur mode d’exploitation. Elle dépend aussi du communiquant : exploitant ou détracteur. Pour Evans et al. (2000), la durée de vie des barrages américains est comprise entre 60 et 120 ans. Plusieurs études postérieures ont revu ce chiffre à la baisse : Workman (2006) parle de 50 ans, de même que l’ASDSO (Association of State Dam Safety Officials). À titre de comparaison, en France, les services d’EDF estiment que les barrages exploités ont une durée de vie supérieure au siècle, en dépit du rapport (officieux) alarmiste de ses propres services en août 2006. 79 (Leroy Poff et Hart, 2002) et de dimensions réduites puisqu’en 1999, près de 50 % des ouvrages effacés avaient une hauteur < 5 m. Bien souvent, outre l’inutilité économique, les dégâts causés par les crues constituent l’opportunité d’intervention la plus courante. Enfin, on note une forte disparité régionale (Fig. 2.2) puisque les opérations d’effacement se concentrent dans les Etats du Nord-Est (Wisconsin, Michigan, Ohio, Pennsylvanie) et de la côte occidentale (Californie, Oregon, Washington). On a vu que les raisons à l’origine des opérations d’effacement étaient avant tout d’ordre économique, écologique et de sécurité publique. L’évolution dans le temps de ces motivations est particulièrement intéressante et permet de mettre en évidence la prise en compte croissante des impacts environnementaux des ouvrages en travers (Pohl, 2002 ; AR, 2008, 2009). À partir des années 1990, l’attrait écologique devient en effet la motivation première des suppressions d’ouvrages (Fig. 2.3). Ceci a été largement dynamisé par l’investissement de diverses ONG et associations dédiées à la promotion de l’effacement des ouvrages (American Rivers, Trout Unlimited ou River Alliance, Save Our Wild Salmon, WWF), dont les études (et les manifestations) s’avèrent persuasives tant vis-à-vis des institutions et politiques locales que des propriétaires et gestionnaires des ouvrages (Fig. 2.4). Pourtant, de nombreuses études soulignent le manque cruel de connaissances sur les impacts écologiques des opérations d’effacement réalisées, ce qui permettrait d’évaluer clairement les coûts et les bénéfices environnementaux (Bednarek, 2001 ; Grant, 2001 ; Babbitt, 2002 ; Hart et al., 2002 ; Heinz Center, 2003 ; AASHTO, 2005 ; Stewart, 2006 ; Kibler et al., 2011). Pour Hart et al. (2002), moins de 5 % des opérations d’effacement jusqu’alors menées furent effectivement doublées d’études d’impacts écologiques. Figure 2.1 : Évolution du nombre d’opérations d’effacement d’ouvrages en travers (pour celles qui ont été datées) aux États-Unis (données AR/FE/TU, 1999 ; Doyle et al., 2000 ; AR, 2011). 0 50 100 150 200 250 300 350 400 450 500 1912-1949 1949-1959 1959-1969 1969-1979 1979-1989 1989-1999 1999-2011 Nombre d’ouvrages effacés Périodes 80 Figure 2.2 : Disparités régionales des opérations de suppression d’ouvrages en travers sur la période 1980-2010 (source : AR/FE/TU, 1999 ; Doyle et al., 2000 ; AR 2011). Figure 2.3 : Motivations de la suppression des ouvrages en travers américains entre 1960 et 2009 (d’après Pohl, 2002, complété par les données AR, 2000-2009). Les premières opérations n’ont pas véritablement fait l’objet d’un suivi qualitatif mais leurs résultats paysagers ont permis d’étoffer l’argumentaire en faveur des opérations de renaturation. Il faut attendre le début des années 2000 pour voir se développer les études scientifiques renseignant les impacts hydromorphologiques de l’effacement des ouvrages (Doyle et al., 2000 ; Bednarek, 2001 ; Stanley et Doyle, 2002 ; Doyle et al., 2002 ; Leroy Poff et Hart, 2002 ; 0 50 100 150 200 250 Années 1960 Années 1970 Années 1980 Années 1990 Années 2000 Nombre d’ouvrages effacés Raison écologique Raison de sécurité publique Raison économique Rupture de barrage 81 Pizzuto, 2002 ; Doyle et al., 2003a ; Cheng, 2005) et écologiques (Gregory et al., 2002 ; Hart et al., 2002 ; Shafroth et al., 2002 ; Pollard et Reed, 2004 ; Cui et al., 2005 ; Doyle et al., 2005a). Figure 2.4 : Illustrations et manifestations en faveur de la suppression des ouvrages (sources : AR, 1999, 2007 ; WWF Espagne, 2010).
La suppression des ouvrages en travers en Europe
Le nouveau paradigme vers une renaturation des cours d’eau notamment développé aux ÉtatsUnis a progressivement gagné l’Europe à partir des années 1980. Dans la plupart des pays européens (exception faite des anciens pays du Bloc Soviétique), les concessions s’étendent sur des périodes comprises entre 40 et 60 ans, ici encore proches de la durée de vie moyenne des ouvrages. Les ouvrages en travers ayant été massivement établis sur les cours d’eau européens à partir des années 1930, la question du renouvellement de leur concession émerge à la fin du XXe siècle et, en même temps, la possibilité de leur suppression. Dans ce cadre, l’Europe constitue le deuxième véritable foyer en matière d’effacement d’ouvrages et de telles opérations se sont développées à travers tout le continent, au Danemark (Riber, 2001 ; Pedersen et al., 2007), en Suède (Lejon et al., 2009), en Norvège (Fjeldstad et al ., 2011), en Allemagne (Mehlhorn et al., 2004 ; Weyand et al., 2005 ; Ayboga, 2008), en Espagne (Brufao et Rodrigues, 2003 ; Brufao, 2006 ; Brufao – AEMS, 2006a ; Brufao – AEMS, 2006b ; Garcia de Leaniz, 2008), au RoyaumeUni (Rickard et al., 2003) et en France (Royet, 1997 ; Derville et al., 2001). Pourtant, la nouvelle vision américaine, quasiment rédemptrice pour Grant (2001) d’un hydrosystème libéré de tous ses ouvrages, s’est heurtée en Europe à un contexte patrimonial profondément différent. Si la grande part des ouvrages établis sur les cours d’eau nordaméricains date d’une période comprise entre 1930 et 1970, en Europe, les ouvrages sont bien souvent nettement plus anciens et totalement ancrés dans le paysage « hydro-social ». Les pays européens ont un rapport aux cours d’eau qui varie fortement, tant entre eux que par rapport aux États-Unis. L’aménagement des rivières est perçu différemment tout comme leur « désaménagement ». On peut expliciter cela en présentant le cas de trois pays : le RoyaumeUni, la France et l’Espagne. Au Royaume-Uni, la volonté de suppression des ouvrages en travers se heurte directement à leur aspect patrimonial et historique. Un rapport de l’Environnement Agency rapporte ainsi : « Rendre sa forme naturelle à une rivière nécessite plus que la simple suppression de quelques ouvrages. Par exemple, restaurer la Tamise pour qu’elle retrouve un cours en tresses dans sa partie aval exigerait d’effacer des structures mises en place par les Romains, il y a deux millénaires de cela […]. Si rendre à la rivière un état naturel peut être bénéfique pour l’habitat et l’environnement, les seuils ont intrinsèquement un intérêt historique et paysager. Ils permettent également la navigation, la mise en place de zones humides riveraines fournissant des niches écologiques pour certaines espèces » (Rickard et al., 2003). Ainsi, même s’ils n’assurent plus aucune fonction économique, les ouvrages en travers sont rarement effacés (Downward et Skinner, 2005) et leur démantèlement n’est le fruit que de leur lente érosion. Il semble donc que les institutions soient elles-mêmes tempérées dans le lancement d’opérations de suppression d’ouvrages : on a relevé en tout et pour tout moins de 10 retours d’expérience britanniques, tous très récents (2010, 2011). L’idée d’une suppression des ouvrages en travers en France a émergé plus tôt qu’au RoyaumeUni et les premières suppressions dans les années 1990 font de la France le pays européen pionnier en matière de restauration de la continuité longitudinale des cours d’eau. Début 2012, on estime que près de 250 opérations d’effacement d’ouvrages ont été effectuées. Ces opérations prennent différentes formes : elles peuvent être totales (l’intégralité de l’ouvrage est supprimé) – 83 on parle alors de dérasement – ou partielles (on parle alors d’arasement). Elles peuvent par ailleurs ne pas modifier la structure des ouvrages mais leur mode de gestion (ouverture permanente des vannages par exemple). Le tableau suivant (Tab. 2.1) présente une liste non exhaustive des opérations de suppression d’ouvrages transversaux menées entre 1980 et 2012 auxquelles viennent s’ajouter de nombreux autres projets d’ores et déjà entamés. Seulement six de ces opérations ont eu lieu au cours des années 1990. Les opérations de suppression des obstacles à l’écoulement ont donc connu une très forte augmentation à partir des années 2000. Deux éléments sont comparables à ce que l’on a observé aux États-Unis : 1) La très grande majorité des ouvrages effacés sont de petite taille (anciens seuils meuniers ou seuils de dérivation) puisque seulement 4 d’entre eux possédaient une hauteur de chute > 5 m. 2) La prise en compte des considérations écologiques est de plus en plus à l’origine d’effacements. Ceci est toutefois à nuancer puisque dès 1994 et le lancement du Plan Loire Grandeur Nature – qui permit l’effacement des barrages de Saint-Étienne-du-Vigan (1996) et de Maisons-Rouges (1998) –, la raison écologique justifiait les opérations d’effacement. Il n’existe pas réellement de disparité spatiale dans les travaux de restauration de la continuité, la plupart des opérations résultant d’opportunités ponctuelles. Une certaine tendance semble toutefois se dégager au niveau du bassin ligérien qui concentre plusieurs effacements notoires, dynamisés justement par la mise en place du plan sus-cité (Bonin, 2005 ; Barraud et Menanteau, 2009). On peut y voir l’effet stimulant d’associations locales militantes fortement impliquées dans ces opérations de restauration comme SOS Loire Vivante ou l’Association Loire Grands Migrateurs (LOGRAMI). À l’inverse, les bassins versants des Alpes, des Pyrénées et du Massif Central, à plus forte énergie de relief et qui comportent de nombreux ouvrages hydroélectriques de taille moyenne et grande (dont l’apport économique ne permet pas pour l’heure d’entrevoir leur suppression), sont relativement épargnés par ces restaurations.
REMERCIEMENTS |