Etudes expérimentales des processus anaphoriques
Les énoncés échangés oralement ou par écrit sont produits et compris via des processus cognitifs qui restent globalement opaques. De nombreuses recherches en psycholinguistique portent sur les variations syntaxiques et sémantiques d’énoncés en comparant des items dont les structures sont contrôlées. Les données recueillies, les temps de réponse, les mouvements oculaires, etc… permettent de tester des hypothèses inspirées de modèles cognitifs. Ces derniers s’accordent sur l’existence d’un niveau cognitif non linguistique pour rendre compte des nombreux résultats obtenus, mais ils conçoivent l’interface entre énoncés et représentations mentales différemment (Johnson-Laird, 1980 ; Sanford & Garrod, 1998 ; Kintsch, 1994 ; Kamp & Reyle, 1993 ). Les « Modèles mentaux » de Johnson-Laird (1980) sont compatibles avec la conception de représentations codées spatialement dans la pensée sous forme de primitives sémantiques : elles devraient être « traduites » linguistiquement dans une forme linéaire ; vice et versa, l’énoncé entendu ou lu devrait être décomposé en primitives qui serviraient à construire une représentation à deux dimensions où les éventuelles contradictions sont évaluées : les inférences sont basées sur des opérations logico-mathématiques. Dans ce modèle spatialisé, sont représentés les référents, les évènements, les relations entre entités ainsi que le contexte d’énonciation. Sanford et Garrod (1998) constatent que les énoncés correspondent à des représentations scénarisées de situations et d’évènements dont beaucoup font référence à des séquences génériques (scripts de la scène du restaurant ou de l’anniversaire etc…) et proposent le modèle des « scénarios ». Ce dernier explique en grande partie le processus d’association préférentiel des enchaînements pronominaux par la saillance respective des personnages principaux et secondaires. Le personnage principal ou sujet thématique d’une prédication focalise l’attention, surtout s’il est désigné par un nom propre. Maintes expérimentations ont montré que si la reprise d’un tel personnage se fait nominalement, la lecture de l’enchaînement est moins rapide que si la reprise est pronominale (« Repeated Name Penalty » ; Gordon et al., 1993). Ce modèle suppose un double cadre de traitement : celui où les données sont explicitement accessibles, le plan principal, et celui de l’arrière-plan qui comprend le contexte du récit mais aussi l’ensemble des savoir cognitifs accessibles dont des scénarios typiques.
Van Dijk et Kintsch (1983) constatent la dépendance entre interprétation et connaissances socio- culturelles et introduisent la notion de modèle de situation. Selon ces auteurs, la compréhension passe par plusieurs étapes. Une première interprétation des mots d’une phrase se fait en temps réel en tenant compte de ce qui précède : deux phrases successives sont cohérentes si les faits qu’elles désignent le sont et si leur sens respectifs sont reliés logiquement. Cette mise en relation de phrases est guidée par des marques linguistiques de cohésion telles les connecteurs et les anaphores, mais aussi par la structure syntaxique de chacune des phrases, en particulier par les rôles thématiques alloués par les prédicats à leurs arguments. Ce premier niveau de recherche d’une cohérence locale (niveau microstructure), est soumis, pour confirmation, à un deuxième niveau d’analyse (ou macrostructure) où l’interprétant dégage une structure globale de sens et de formes qui organise la séquence. A ce niveau de traitement interviennent des connaissances conceptuelles (schémas, scripts) se rapportant au domaine dont parle le texte : par conséquent, dès ce niveau d’interprétation, il peut y avoir des divergences entre interprétants. A ces deux premiers niveaux de traitement s’ajoute une étape d’intégration des informations courantes dans la représentation du texte déjà constituée en mémoire de travail afin de mettre à jour cette représentation : la cohérence globale des informations délivrées par le texte y est contrôlée, soit par rapport à une situation concrète, soit par rapport aux modèles de connaissance mémorisés par l’interprétant au cours de ses apprentissages et expériences. Van Dijk et Kintsch (1983) pensent, d’ailleurs, que la connaissance peut être comprise comme une abstraction et une généralisation de tels modèles. L’intégration des informations et l’élaboration d’une représentation cognitive des évènements, actions, individus et de la situation évoquée par le texte est l’aboutissement d’un cycle de traitements. En cas d’incohérence locale ou globale, l’interprétant commence par rechercher dans les données d’arrière-plan, autrement dit celles qui ne sont plus présentes en mémoire de travail, les informations qui permettraient de résoudre l’incohérence ; à défaut de résultat, il fait appel au stock de ses connaissances générales.