ÉTUDE MORPHOSYNTAXIQUE DE LA COORDINATION EN ANCIEN ET MOYEN FRANÇAIS
LA MORPHOLOGIE
Etymologiquement, la morphologie est l’étude de la forme des unités linguistiques. Dans les vieilles grammaires françaises, il y avait une division en deux grandes parties consacrées l’une aux mots variables et l’autre aux mots invariables. Le présupposé évident de cette division, et de la notion même de morphologie en grammaire est qu’un mot peut changer de forme tout en restant le même mot. La morphologie est alors l’étude des mots variables. Dès lors, l’étude morphologique des conjonctions de coordination se fondera sur une approche étymologique puisque les conjonctions appartiennent à la classe des mots invariables et sur ce il serait impossible de parler de morphologie.
LA COORDINATION
DUBOIS et alii, dans le Dictionnaire de linguistique définissent la coordination comme suit : « on appelle coordination, le fait qu’un mot (dit conjonction de coordination) relie deux mots ou deux suites de mots qui sont de même statut (catégorie) ou de même fonction dans la phrase » 6 : Ici cumencet amiable cançun e spiritel raisun d’iceol noble barun Eufemien par num, e de la vie de sum filz boneuret del quel nus avum oit lire e canter ; par le divine volentét, il desirrables icel sul filz angendrat. (Prologue de la vie de Saint Alexis). Amiable cançun e spiritel raisun sont coordonnés et sont tous les deux compléments du nom noble baron. De même que la conjonction de coordination e coordonne les deux propositions qui forment la phrase : Paien chevalchent par cez graignurs valees, Halbercs vestuz e très bien……………………. Healmes lacez e ceintes lur espees, (Roland, v710-712) Healmes lacez e ceintes lur espees sont de même statut et démontrent de quelle manière sont vêtus les Paien..Toujours sur la définition de la coordination, DUBOIS et alii, font de la juxtaposition un cas particulier de la coordination : « elle est caractérisée par l’absence du coordonnant 7 » : Car c’est nostre sanc, nostre chair Nostre espoir, nostre liesse La baston de nostre viellesse (Job, v593-595) Dans cet exemple, mis à part l’absence de la conjonction de coordination, ces différents termes juxtaposés sont en même temps coordonnés. Nous parlerons de cette dernière dans le chapitre réservé à la coordination juxtapositionelle où nous ferons recours à la notion de parataxe.
PROXIMITE DES STRUCTURES MORPHOLOGIQUES ENTRE L’ANCIEN FRANÇAIS ET LE MOYEN FRANÇAIS
LES STRUCTURES DE L’ANCIEN FRANÇAIS
La langue française a subi d’importantes modifications. Du latin au français moderne, la langue s’est remodelée au niveau de la morphologie, des structures syntaxiques, ou de la sémantique. Il existait une certaine latitude d’emplois des formes dialectales de la langue écrite. La déclinaison étant un phénomène presque complétement abandonnée, l’ancien français avait toujours gardé la liberté d’écriture 8 qui existait encore dans le système latin. On pouvait rencontrer différentes formes d’écritures concernant un même mot : dans la Chanson de Roland, par exemple, le copiste utilise partout la graphie e : Li reis Marsilie out sun cunseill finet, Sin apelat Clarin de Balaguet, Estamarin e Eudropin, sun per, E Priamun e Guarlan le barbet, E Machiner e sun uncle, Maheu, E Jouner e Malbien d’ultremer, E Blancandrins, por la raisun cunter. (La chanson de Roland V62-68). Il en est de même dans les Lais de Marie de France et contrairement à ces derniers, nous avons dans Le charroi de Nîmes partout la graphie et, ainsi que dans Perceval de Chrétien de Troyes au moment où le graphiste de La vie de Saint Alexis utilisait les formes e, ed . On entend par liberté d’écriture, l’ordre des mots dans la phrase et quoiqu’elle fût un peu plus régulière au XVIème siècle, elle n’était cependant pas fixée rigoureusement parce que sous l’influence latine, les écrivains continuaient à user d’une assez grande liberté.9 La fixation de l’ordre des mots résulte de la perte de la déclinaison et malgré la proximité du latin, l’ordre des mots n’est plus le même en ancien français, puisque c’est un ordre plus strict qui place le verbe en seconde position. Avec Geneviève JOLY dans son Précis d’ancien français, Morphologie et syntaxe elle divise la phrase en quatre zones : trois zones accentuées: la zone préverbale, la zone verbale, la zone postverbale et une quatrième zone inaccentuée qui contient les mots de liaison qui sont en extra position (c’est-à-dire hors phrase)10 et qui ne changent en rien sur l’organisation de la phrase. Elle propose ainsi quatre séquences d’organisation de la phrase : nous avons l’ordre complément – verbe – sujet ; l’ordre complément- sujet- verbe ; l’ordre sujet- verbe et l’ordre verbe- complément – sujet . Toutefois dans toutes ces positions du verbe l’inversion du sujet était fréquente, entrainée surtout par la présence d’un complément ou d’un adverbe en tête de phrase : S’ele refuse ma priere, e tant seit orgoilluse e fiere, dunc m’estuet il a doel murir. L’adverbe dunc marque le début d’une nouvelle proposition d’où l’inversion du sujet il. Egalement si nous comparons les constructions morphologiques de la phrase de l’ancien français à celle du français moderne, nous constatons une forte redondance de la conjonction de coordination. Au moment où un seul terme coordonnant relie deux ou plusieurs termes en français moderne, l’ancien français utilise le joncteur devant chaque terme : Carles guardat amunt envers le ciel, Veit les tuneires e les venz e les giels E les orez, les merveillus tempez, E fous e flambes i est apareillez : (La chanson de Roland, v2532-2535) Nous pouvons en déduire que la coordination est un procédé de style qui joue sur l’harmonisation de la phrase de l’ancienne langue mais aussi que cela relève d’une imitation de la langue latine qui utilisait beaucoup de mots de liaison. Ce même procédé apparait encore en moyen français mais devient de plus en plus rare : Nous en retrouvons dans Le batard de bouillon qui est une œuvre du XIVème siècle et où il est fréquent de rencontrer les structures de l’ancien français puisque les auteurs de cette époque n’avaient pas encore renoncé aux modèles anciens : M’avés vous ramené a Miekes par decha Bauduin de Buillon, que n’ameraija Tangrét et Bujemont, ou bon chevalier a, Et dant Pieron l’Ermite, qui mon taion tua, Et Huon Dodequin, qui Mahon renoia, Et le roy Corborant, que Calabre porta, (Le batard de bouillon, v1163-1168) Il n’est utilisé dans la langue moderne que par les poètes pour rythmer leurs vers. En somme l’ancien français ne se contente d’un « à peu près » il suffit de se faire comprendre, pas besoin d’exprimer tout selon les règles d’une logique impeccable. C’est d’ailleurs dans les dernières années du XIIIème siècle et les premières du XIVème que se précipitent et s’installent de nombreuses manifestations de la langue. Ainsi le moyen français commence à adopter de nouvelles règles même si les copistes n’abandonnent pas tout à fait l’ancienne écriture. Dans Le batard de bouillon par exemple, qui est un ouvrage du XIVème siècle, nous rencontrons toujours des traces de déclinaison dans le livre.
LES STRUCTURES DU MOYEN FRANÇAIS
« L’âge du moyen français est un âge où la vieille langue se détruit, où la langue moderne se forme. » 12nous dit Ferdinand BRUNOT dans Histoire de la langue française. Cela veut dire que le moyen français est un état de langue qui marque une coupure entre l’ancien système et le nouveau système. La distinction entre l’ancien et le moyen français s’affiche sur tous les domaines de la grammaire de la langue française. C’est au cours du XIVème siècle que les auteurs renoncent à la déclinaison à deux cas qui disparait totalement ; et des deux cas primitifs, c’est naturellement le plus employé qui demeure. Généralement le cas régime mais parfois aussi le cas sujet quand les emplois appellatifs dominent. Contrairement à l’ancien français, l’élimination des flexions dans le verbe s’accompagne avec la fixation de l’ordre des mots. Nous remarquons que les œuvres médiévales sont plus faciles à lire et à comprendre du fait de la proximité des règles grammaticales que le moyen français entretient avec le français moderne puisque les copistes commencent à placer le verbe après le sujet même si la tendance de l’ancien « verbe second » demeure toujours. Nous pouvons dire que l’inversion du sujet reste une habitude de l’ancien français que les écrivains du moyen français continuent toujours d’imiter. Ainsi l’organisation des éléments de la phrase se constitue peu à peu; apparait alors deux fonctions essentielles, la première consiste à relier les termes de la proposition et l’autre est d’exprimer les rapports syntaxiques qui est assumée par les mots de liaison ou les mots outils. Néanmoins, la syntaxe du moyen français a été compliquée puisque les traducteurs et les grammaires reproduisaient dans leurs textes les tournures archaïques du latin. La langue était de ce fait désordonnée avec beaucoup d’irrégularités et d’incohérences. Enfin, la langue du moyen français même si elle n’est pas identique à celle de l’ancien français, elle n’en est pour autant trop éloignée. Nous retrouvons les mêmes structures morphologiques et aussi sémantiques, nous rencontrons toujours des traces de déclinaisons dans nos ouvrages médiévaux les plus modernes, nous avons encore des chansons de geste au moyen français qui ne sont que de nouvelles éditions des manuscrits précédents. Au total, le moyen français n’est qu’un état de langue où la langue moderne commence à se démarquer de l’ancienne langue. C’est pourquoi nous rencontrons chez certains auteurs le terme d’ancien français qui englobe à la fois l’ancien et le moyen français. Toutefois ce n’est qu’au début du XVIIème siècle, que la langue arrivera à un point de maturité où elle sera normalisée et stabilisée avec la génération classique des Malherbe et de Vaugelas.
DÉDICACES |