Les Neurosciences utilisent de nombreux organismes modèles selon les études menées: C.Elegans, le poisson zèbre, le xénope, la souris, le rat, le chat, les primates ou encore l’Homme lui-même. Au-delà de la projectibilité des résultats d’un point de vue anthropocentrique et dans le but d’éventuelles applications à l’Homme, l’expérimentateur choisit également son organisme modèle en fonction des contraintes expérimentales telles que la manipulabilité (taille, agressivité, facilité à stimuler…) et les outils nécessaires à l’étude (génétique, microscopie…).
Le poisson zèbre présente notamment un grand intérêt pour les études menées à l’aide d’outils de microscopie en raison de ses tissus non diffusants rendant aisée l’investigation optique. Cependant, en vue d’une étude sensorielle intégrative, un organisme modèle doté d’un cortex est plus approprié. Le rat, Rattus norvegicus, présente des similitudes avec Homo sapiens sapiens : c’est un mammifère doué de capacités cognitives développées, ayant des interactions sociales etc. Sa gestation courte, sa petite taille et son caractère peu agressif par rapport à la souris en font un animal facile à manipuler dans le cadre d’une étude In Vivo (gestion de l’animalerie, chirurgie…). Bien que son cortex soit moins développé que celui de l’Homme ou des primates, que les outils génétiques soient moins développés que chez la souris ou encore que ses neurones soient moins accessibles optiquement que ceux du poisson zèbre, le rat est l’organisme modèle idéal pour notre étude. En effet, celle-ci ne nécessite pas l’utilisation d’outils génétiques ; la microscopie à deux photons permet un bon accès optique à l’activité neuronale de tissus diffusant tels que le cortex du rat et ce dernier présente dans sa partie sensorielle une zone dite « à tonneaux » facilement localisable et intégrant l’activité nerveuse d’un organe sensoriel multi unitaire lui-même facile à stimuler: les vibrisses.
Le rat présente de chaque côté du rostre un ensemble de moustaches appelées vibrisses. Correspondant à des formations pileuses, les vibrisses se distinguent des autres poils par un certains nombre de propriétés (Ahl 1986). Déployées de part et d’autre du rostre sur la lèvre supérieure, elles se répartissent en deux catégories : les micro et les macro-vibrisses. Les premières sont nombreuses, de petites tailles (de 0,1 à quelques millimètres pour les plus grandes) et localisées à proximité immédiate de la bouche en position frontale (Brecht, Preilowski et al. 1997). Les macro-vibrisses dites mystaciales sont beaucoup plus longues (plusieurs centimètres), disposées en position latérale et s’organisent suivant un réseau d’arcs verticaux et de rangées horizontales bien définis et identiques d’un rat à l’autre (Ibrahim and Wright 1975). Les trente-neuf principales macro-vibrisses sont nommées en fonction de leur position : une lettre variant de A à E notifie la rangée (A étant la rangée supérieure et E la rangée inférieure) et un chiffre variant de 1 à 7 notifie l’arc (1 étant l’arc le plus caudal et 7 l’arc le plus rostral). Quatre grandes vibrisses appelées straddlers ou grecques (α, β, γ et δ) sont intercalées entre les rangées en position postérieures.
Particulièrement vascularisé et innervé, le complexe follicule sinus où s’insère chaque vibrisse (Rice, Fundin et al. 1997) possède une musculature striée commandée de manière autonome (Haidarliu, Simony et al. 2010) faisant d’elle un organe sensori-moteur actif (Hill, Bermejo et al. 2008) .
Animal nocturne, le rat utilise ses vibrisses un peu à la manière dont un homme utiliserait ses mains pour appréhender son environnement et se mouvoir dans une pièce sombre. En effet, les vibrisses jouent un rôle primordial pour l’acquisition d’informations spatiales telles que la localisation d’objets, la détection de leur forme et de leur texture ou encore l’évaluation de distances (Diamond, von Heimendahl et al. 2008). Par ailleurs, les rats vivant en communauté, ils se servent également de leurs vibrisses dans le cadre de leurs interactions sociales.
Lors d’une tâche comportementale, le rat positionne ses vibrisses au contact de l’objet palpé. Elles permettent de transmettre une perturbation mécanique provoquée par la rencontre d’un objet jusqu’aux récepteurs sensoriels situés au niveau des follicules. Pour comprendre cette étape de transduction mécanique par les vibrisses de l’information tactile, leurs propriétés physiques et surtout mécaniques ont été étudiées (Hartmann, Johnson et al. 2003) : flexibles, de longueur variable selon leur position et d’une épaisseur de l’ordre de 100 μm, elles présentent des fréquences de résonnance différentes en fonction de leur identité (de 100 Hz à 1kHz). Comprendre comment ces propriétés mécaniques sont impliquées dans la transduction du signal tactile est un sujet d’étude actif (Scheibert, Leurent et al. 2009; Boubenec, Shulz et al. 2012). Lors de tâches exploratoires, le rat engage le plus souvent plusieurs vibrisses simultanément. Des expériences de navigation dans un labyrinthe (Vincent 1912), d’évaluation de distance (Hutson and Masterton 1986) ou de largeur de passage (Krupa, Matell et al. 2001) ont démontré que bien que l’utilisation d’une seule vibrisse suffisait au rat pour accomplir ces tâches, l’utilisation de l’ensemble des vibrisses augmentait nettement la performance tout en diminuant le temps d’apprentissage. Par ailleurs, si le rat est capable de détecter une texture (rugosité) sur une surface avec une seule vibrisse, en revanche il lui en faut au moins deux pour discriminer deux textures différentes, la performance de discrimination s’améliorant nettement avec le nombre de vibrisses laissées au rat (Carvell and Simons 1995). Les vibrisses composent donc un organe sensori-moteur formé de plusieurs unités en interaction : l’information sensorielle est multi vibrissale. De manière analogue les primates et l’homme discriminent des textures en parcourant une surface du bout des doigts ; les vibrisses seraient alors analogues aux doigts à l’échelle de la main (Gamzu and Ahissar 2001) ou encore des empreintes digitales à l’échelle du doigt (Prevost, Scheibert et al. 2009).
Contrairement à celles du chat, les vibrisses du rat sont mobiles et contrôlées activement. Ainsi lors d’une démarche exploratoire, le rat impose à ses vibrisses une oscillation antéropostérieure de grande amplitude à une fréquence comprise entre 5 et 10 Hz (Welker, Johnson et al. 1964; Carvell and Simons 1990; Knutsen, Biess et al. 2008). Des expériences de suppression du whisking par lésion des nerfs moteurs faciaux ont démontré sa nécessité lors de la détermination de positions spatiales d’objets, en particulier suivant la direction horizontale, direction du mouvement de whisking (Knutsen, Biess et al. 2008). Ce comportement oscillatoire appelé whisking bien que fréquent n’est cependant pas systématique (Krupa, Matell et al. 2001) et n’est pas nécessaire à la plupart des tâches autres que celles décrites précédemment.
Lors d’une étude sur animal anesthésié, il existe des techniques de whisking artificiel généré par stimulation électrique du nerf facial (Zucker and Welker 1969; Arabzadeh, Zorzin et al. 2005) afin de placer le système dans les conditions les plus proches possibles de la situation de whisking actif ou naturel. Dans le cadre d’une étude de l’intégration sensorielle multi vibrissale et du système de codage de l’information, une stimulation passive des vibrisses est suffisante voire préférable dès lors que l’ensemble des paramètres de la stimulation (vitesse, amplitude, direction…) sont maitrisés. En effet, d’une part l’activité neuronale varie considérablement selon que le whisking est naturel ou artificiel (Szwed, Bagdasarian et al. 2003), d’autre part le rat adapte sa stratégie d’exploration multi vibrissale selon la tâche demandée (Carvell and Simons 1990) faisant ainsi varier le nombre de vibrisses interagissant et le type de contact de chacune d’elles. Dès lors, il est important d’appliquer des stimulations parfaitement contrôlées afin d’étudier l’interaction entre les signaux encodés.
Dès lors que l’ensemble des caractéristiques du stimulus appliqué à une vibrisse est encodé par les mécanorécepteurs présents au niveau de son follicule puis transmis jusqu’au cortex, la connaissance du chemin anatomique afférent apparait nécessaire.
I. Introduction |