Etude du chamane, le « maître du désordre »

L’appel à la vocation chamanique

L’appel à la vocation chamanique se manifeste en général lors de l’adolescence. Mais il peut également survenir chez des adultes, après un grand malheur, comme une longue maladie, une perte familiale ou une importante perte financière : « Un homme qui a surmonté une épreuve extraordinaire au cours de sa vie est considéré comme ayant en lui les capacités d’un chamane. » (W. Bogoras, 1904).
Pour les jeunes appelés, il arrive que la tentation de refuser cette élection soit grande. Car la carrière de chamane est souvent redoutée, puisque lourde de responsabilités. Le style de vie très particulier qui s’y rattache est loin d’être attrayant : dans beaucoup de culture chamanique, solitude, privation et souffrance sont les maîtres mots de cette pratique. De plus, comme le rapporte l’ethnopsychiatre George Devereux :
« De nombreuses tribus soulignent le caractère douloureux des expériences psychiques qui marquent l’éclosion des pouvoirs chamaniques. » (16)
Le chamane Ashok rapporte ainsi l’expérience troublante de son élection : « Tout à coup, je me mis à entendre des voix. Quand je me tournai vers les autres pour leur demander si, eux aussi, ils avaient entendu, ils me dirent que non. Puis le son tonitruant d’une conque résonna dans mes oreilles, et je vis une longue file de silhouettes noires se déplacer sur l’autre rive. Montrant la procession du doigt, je demandai à mes compagnons qui pouvaient bien être ces gens. Ils me regardèrent comme si j’étais fou et me dirent qu’il n’y avait personne. Lorsque la procession se trouva juste en face de moi, je fus paralysé par la peur : je compris que je contemplais une légion de masaans [esprits des tombes]. (…) Je me mis à trembler, mais ne dis rien de ce que je voyais. (…) il me fallut plusieurs années pour comprendre que cette capacité spirituelle était quelque chose de spécial et que j’étais destiné à devenir chamane. » (propos rapportés par Peter Skafte, 1992) (15)
Dans les familles nombreuses et riches, l’appel à l’inspiration chamanique est bien vu, voire même souhaité, car il est toujours intéressant d’avoir un proche chamane pouvant intercéder en sa faveur auprès des esprits. Mais les parents peuvent aussi inciter leur enfant à ignorer cet appel, surtout lorsqu’il s’agit d’enfant unique, du fait de la dangerosité de la phase préparatoire et de la singularité de leur vie.
Cependant, il faut savoir que la carrière de chamane se refuse difficilement : une fois désigné par le monde-autre, le futur chamane ne peut se détourner de sa destinée, sous peine de punition sévère émanant non pas du monde des Hommes mais de l’Invisible :
« Refuser de souscrire à l’appel héréditaire ou à la volonté des Dieux revient à s’attirer la colère des entités par la grâce desquelles le chamane accomplit ses travaux. De tels inconscients se voient alors frappés de maladie ou de folie ou décèdent. » (Dixon, 1908) (11).
Chez les Mohave par exemple, ignorer la « sommation surnaturelle » engendre la folie, si bien que quiconque cherche à échapper à cette vocation, n’a d’autre solution que de se donner la mort (Devereux, 1956) (16).
Dans le chamanisme sibérien toungouse, l’accès à la fonction est progressif et moins dramatique. Tous les enfants sont invités à développer des capacités chamaniques. Cela assure à la société une sorte de « réserve » de chamanes potentiels. Ceux qui montrent des aptitudes particulières dans la pratique de cet art seront encouragés à poursuivre dans cette voie par la communauté. Ici, c’est donc avant tout la reconnaissance sociale d’une pratique potentiellement « efficace » qui décide de l’entrée en fonction du novice, et de la future élection par le monde-autre (12).

Les signes d’une élection surnaturelle

Les signes d’une vocation chamanique se manifestent en général assez tôt chez l’appelé et s’accumulent jusqu’à ce qu’une sorte de « rupture » s’opère, qui vient démontrer l’élection par le monde-autre. Ils peuvent aussi bien être patents que purement subjectifs et personnels (11). Ils apparaissent naturellement dans le cas d’une élection divine ou d’un appel héréditaire, alors qu’ils sont provoqués sciemment lors de la recherche consciente (23).
Sont ainsi rapportés en tant que tels :
 rêves particuliers, visions,
 rencontres ou expérience extraordinaires, bizarres,
 tendance à l’isolement, fugues longues et répétées en forêt chez les toungouses (12),
 intolérance à certains aliments (en particulier aux aliments d’origine animale),
 marques de naissance,
 maladies comme l’épilepsie ou encore l’apparition de crises cataleptiques plus ou moins fréquentes, d’évanouissements, etc… C’est ce que Mircea Eliade a qualifié de « maladies initiatiques ». Ces maladies foudroyantes, inguérissables par un traitement conventionnel, sont le signe de la capture de l’âme du futur chamane par le monde-autre en vue de son élection. Il ne pourra surmonter sa pathologie qu’en embrassant sa destinée et en devenant chamane. Elles expriment également le risque de mort en cas de refus. « Il existe des cas de jeunes individus qui, ayant souffert pendant des années d’une longue maladie (généralement à caractère nerveux), finissent enfin par entendre l’appel les poussant à chamaniser et mettent ainsi un terme à la maladie. » (Waldemar Bogoras, 1904) (11)
Pour illustrer le déroulement d’une élection chamanique et les signes attendus, voici deux récits rapportés par les anthropologues, l’un, biographique, de Niviatsian (chamane venant de la zone arctique de l’Amérique du nord) et l’autre concernant les chamanines d’Inde.

Formation et rite initiatique

Dans la pensée chamanique, le but de la phase préparatoire, ou des rites de passage, est de s’attirer les faveurs des entités surnaturelles desquelles découle le pouvoir du chamane. Un esprit annoncera en temps voulu l’élection du futur aspirant, deviendra son esprit auxiliaire, ou lui en attribuera.
C’est aussi l’occasion pour le futur chamane de s’initier ou de parfaire son apprentissage concernant les différentes pratiques et techniques chamaniques : manipulation des objets rituels comme le tambour ou le hochet, apprentissage des chants, des mythes et des danses, reconnaissance et utilisation des plantes médicinales, technique de ventriloquie, etc.
La plupart du temps, le futur chamane se forme auprès des anciens, en les observant et en les assistant dans leur pratique, ou bien lors de retraites initiatiques lors desquelles un enseignement spécifique lui est donné. Dans le cas où la fonction se transmet de manière héréditaire, le futur chamane se formera auprès du ou des membres de sa famille.
L’importance de cette transmission de connaissance varie selon les cultures, et ne doit pas nécessairement transparaitre aux yeux de la société. Cela est en partie dû au fait que le chamane est censé acquérir ses pouvoirs surnaturelles de la relation qu’il entretient avec ses esprits. « La plupart des chamanes que j’ai connus m’ont certifié ne pas avoir eu de maîtres, mais avoir appris leur art par leur propres efforts. Je ne connais, en effet, aucun cas de passation de pouvoirs entre chamanes au sein du peuple chukchee. » (Waldemar Bogoras, 1904).
Il existe au contraire des sociétés où cet apprentissage est reconnu car intégré à la notion précédente: certes le chamane doit son pouvoir aux esprits, mais il devient spécialiste de ce pouvoir par le biais de l’apprentissage. L’élection est « subie », alors que l’endossement de la fonction chamanique est délibéré et maîtrisé.
« Welewkushkush suggéra qu’Henry fasse appel à un autre chamane pour qu’il l’aide à entrainer et à contrôler ses pouvoirs. Les Washo [tribu amérindienne] croyaient que, lorsque le pouvoir, ou esprit auxiliaire, visite pour la première fois un chamane, ce dernier tombe malade, c’est pourquoi le chamane novice demande l’aide d’un chamane plus expérimenté pour qu’il lui enseigne comment extraire et contrôler le pouvoir-esprit qui a pris possession de lui. (…) Le chamane expérimenté peut aussi aider le novice à renoncer à son pouvoir si ce dernier le désire. » (Don Handelman, 1967).
Dans tous les cas, Roberte Hamayon met en avant l’importance de la personnification inhérente à sa future pratique. Le chamane apprend et intègre les notions générales, puis élabore sa propre pratique chamanique, qui doit nécessairement être originale. Il doit en effet se démarquer des autres chamanes, étant bien souvent en compétition vis-à-vis de ses paires.

Dépassement de soi et inspiration

Les épreuves infligées à l’aspirant pendant ou à la fin de cette phase d’apprentissage ont pour but de lui apprendre à stimuler son imagination, et de l’aider à s’approprier sa future carrière. Il est « condamné à l’inspiration » comme l’explique Bogoras (11), et cela, à travers l’affaiblissement de son corps et de son esprit.
Ces épreuves sont généralement le jeûne et l’isolement, ou tout autre moyen de dépasser les limites du corps humain. On retrouve cela quelle que soit la région du globe considérée : « Lorsque vint le temps pour moi de devenir de chamane, je choisis de souffrir par les deux choses qui sont, pour nous humains, les plus dangereuses : souffrir de la faim et souffrir du froid. D’abord je jeûnai cinq jours, après quoi je fus autorisé à boire une gorgée d’eau chaude (…) Ensuite, je jeûnai encore quinze jours, après quoi on me donna à nouveau une gorgée d’eau chaude. Après cela, je jeûnai encore dix jours, puis je pus commencer à manger. (…) Ces jours « à la recherche de la connaissance » sont très fatigants, car il faut marcher sans arrêt, par n’importe quel temps, et ne se reposer que pour de brefs instants. Quand je trouve ce que je cherche, je suis généralement presque à bout de forces, fatigué, pas seulement dans mon corps, mais aussi dans ma tête. » Témoignage du chamane inuit Igjugârjuk (rapporté par Knud Rasmussen, 1930)
Ces épreuves visent à provoquer la solitude et la souffrance chez le prétendant, deux éléments clefs et universels de la phase préparatoire à « l’inspiration chamanique ». Que celle-ci soit voulue ou imposée, c’est à travers ces deux émotions que le chamane acquiert la connaissance des choses cachées : « La véritable sagesse ne peut être trouvée que loin des gens, dans la profonde solitude. On ne la rencontre pas à travers le jeu, mais seulement dans la souffrance. La solitude et la souffrance ouvrent l’esprit humain. C’est donc là que le chamane doit puiser sa sagesse. » Igjugârjuk, (Knud Rasmussen, 1930) (16).
Ces notions de souffrance, d’affaiblissement et de dépassement des limites physiques sont primordiales dans la fonction chamanique. Si elles commencent pendant la phase préparatoire, elles ne se terminent pas avec l’accession à la fonction, bien au contraire. Ce sont elles qui permettront au chamane d’accéder tout au long de sa vie à cette transe, pendant laquelle il est à même de communiquer avec le mondeautre.
On comprend mieux pourquoi c’est une carrière que tous ne souhaitent pas embrasser.

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Exemples d’initiation chamanique

Chez les piayés des Caraïbes, l’initiation de l’aspirant chamane commence par une période de formation auprès d’un « ancien », qu’il sert pendant plusieurs années (parfois une dizaine) tout en recevant son instruction. C’est cet ancien qui jugera s’il possède les qualités nécessaires à l’acquisition de ce statut.
S’il en est digne, l’aspirant pourra alors passer l’épreuve initiatique. Elle débute par des restrictions alimentaires drastiques, puisqu’il ne mange pratiquement rien pendant une année « ce qui les exténue de telle sorte qu’ils semblent des squelettes qui n’ont que la peau étendue sur les os, et deviennent presque sans force » (Antoine Biet, 1664) (9).
Après ce long jeûne, les anciens se réunissent pour lui apprendre à appeler les esprits et à les consulter.
On le fait danser jusqu’à l’évanouissement, et pour le réveiller, les anciens utilisent des ceintures et des colliers remplis de fourmis dont les piqures sont atrocement douloureuses. A l’aide d’un entonnoir, ils lui font également consommer de grande quantité de jus de tabac à l’effet fortement émétique. Cela dure plusieurs jours. Après cette initiation extrêmement violente, il est finalement fait piayé et possède dorénavant la puissance de guérir les maladies et d’appeler les esprits. Il continuera cependant un jeûne strict pendant encore trois ans et des restrictions alimentaires tout au long de sa vie sous peine de perdre ses pouvoirs. Chez les Chukchees sibériens, la phase préparatoire est comparée à une longue et sévère maladie dont « l’inspiration » (la prise de fonction de chamane) est le signe de guérison. Ils emploient pour la désigner une expression signifiant pour le novice qu’« il se charge en pouvoir chamanique ». Pour les hommes « condamnés à l’inspiration », cette étape est très douloureuse et s’étend sur de long mois, alors que pour les femmes, elle l’est un peu moins. Une fois appelé par l’invisible, le novice passe par une période de profonde introspection pouvant durer de plusieurs mois à plusieurs années au cours de laquelle : « Presque inconsciemment et contre sa propre volonté, toute son âme passe par une étrange et pénible métamorphose. (…) « Nouvellement inspiré », le jeune novice perd tout intérêt dans les affaires de la vie quotidienne. Il cesse de travailler, mange peu et sans goût, cesse de parler à ses semblables, ne prenant pas même la peine de répondre à leurs questions. Il passe la plus grande partie de son temps à dormir. » (W. Bogoras, 1904) (11)
Il s’enferme pour s’isoler de ses congénères ou au contraire, erre dans la nature, au risque de mourir de froid. Une fois qu’il décide de répondre à l’appel chamanique, il doit également s’entrainer à la pratique du tambour et des chants tout en respectant des restrictions alimentaires. Il perfectionne à la fois sa technique mais aussi et surtout sa capacité d’endurance, car les séances chamaniques durent plusieurs heures, au cours desquelles le chamane ne fait pratiquement pas de pause alors qu’il se dépense beaucoup. Il ne doit montrer aucun signe de faiblesse ni de fatigue pendant et après les sessions, car selon leur croyance, la plus grande partie de la tâche est assumée par les esprits dont il censé obtenir de l’aide. Cette période préparatoire permet au novice d’apprendre à maitriser toutes les techniques rituelles des chamanes chukchees, notamment la ventriloquie (11).
« Tous les chamanes avec lesquels je me suis entretenu m’ont dit qu’ils avaient dû passer une année, voire deux ans, avant que les « esprits » leur accordent suffisamment de force dans les mains et de liberté dans la voix. Certains m’ont affirmé que, pendant tout ce temps préparatoire, ils se tenaient souvent près de la chambre intérieure, s’emparant du tambour plusieurs fois par jour, le frappant autant de fois que leurs forces le leur permettaient. » (W. Bogoras, 1904)

L’esprit électeur

L’esprit électeur choisit le chamane parmi les humains et lui apparaît dans ses rêves pour lui annoncer son élection. Il est en général unique et assure au chamane légitimité et protection tout au long de sa vie. C’est pourquoi il est parfois appelé « esprit protecteur » ou « esprit gardien » (11). Mais surtout, c’est lui qui accorde au chamane le service des esprits auxiliaires. Il existe aussi des cas où esprit électeur et auxiliaire sont confondus.
Dans le chamanisme sibérien, le chamane entretient avec son esprit électeur une relation très intime, typiquement sous la forme d’une alliance matrimoniale. C’est pourquoi il est souvent représenté comme un partenaire de l’autre sexe (esprit féminin d’une espèce animale ou végétale par exemple)(8). « [Dans la mythologie esquimaude], il existe un grand nombre d’esprits mineurs. Appelés tornait, ils se manifestent sous la forme d’hommes, d’ours ou de pierres. C’est grâce à leur aide qu’un homme peut devenir ce qu’on appelle un angakoq, c’est-à-dire une sorte de prêtre ou de magicien. » (Franz Boas, 1887) (11)

Les esprits auxiliaires

Les esprits auxiliaires sont les esprits dont le chamane tire son pouvoir et qui lui permettent de remplir ses différentes fonctions (divinatoire, thérapeutique, etc.). Pour cela, il fait appel à eux lors des séances chamaniques et les accompagnent dans le monde-autre.
Suivant les sociétés et le mode d’accession à la fonction chamanique, les esprits auxiliaires peuvent être transmis par héritage, par une quête personnelle ou par le concours de l’esprit électeur auquel ils sont en général soumis.
Leur nombre et les relations qu’ils entretiennent avec le chamane sont variables. Par exemple, chez les Yagua, le chamane est le « père » de ses esprits auxiliaires (végétaux ou animaux) qu’il nomme « fils ».
Dans certaines tribus, le chamane possède un esprit auxiliaire unique, dans d’autres, plus un chamane possède d’esprits auxiliaires, plus il est puissant. L’esprit auxiliaire peut être commun à plusieurs chamanes, le pouvoir de chaque chamane étant alors défini par la qualité de sa relation avec l’esprit ; ou bien, le chamane peut posséder des esprits auxiliaires originaux qui lui sont propres. Chez les Huichols, l’auxiliaire principal des chamanes est, pour tous, le héros mythique Kauyumari, le cerf divin, premier chamane de l’humanité (23).
Leur manière d’interagir avec eux et de les figurer sont également différentes suivant les peuples : pour certains, chaque esprit auxiliaire a un nom, que le chamane doit appeler durant la séance afin d’obtenir ses services, alors que pour d’autres, les nommer les ferait disparaître. Il y a des tribus qui affirment que les esprits sont invisibles, seules leurs voix permettent de les distinguer, alors que d’autres les décrivent de manière détaillée et sous des formes diverses et variées : esprits zoomorphes ou anthropomorphes, nains des montagnes, fées, etc…
Tous ces esprits sont non seulement le reflet de la mythologie de ces peuples, mais aussi de leur organisation sociale. En particulier, ils sont un bon indicateur de la place accordée à l’institution chamanique : est-elle, par exemple, contrôlée et unifiée comme chez les Huichols, qui imposent des esprits communs à leurs chamanes ; ou individualiste comme chez les Guajiro, qui imposent que chaque chamane ait ses propres esprits, favorisant du même coup la créativité et la rivalité entre chamanes.
L’étude des esprits est donc un élément clef pour comprendre le rôle du chamane et son importance au sein de ces sociétés.

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