Étude des pratiques de classe dans l’évolution du
savoir et de sa continuité
La théorie de l’action conjointe en didactique
Notre cadre théorique se fonde en grande partie sur la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD). En effet, cette théorie d’orientation pragmatique permet d’étudier les actions liées aux pratiques de classe. (Sensevy, et al., 2000 ; Mercier, et al., 2002 ; Sensevy & Mercier, 2007 ; Sensevy 2011, 2012). La TACD repose sur les travaux élaborés en didactiques des mathématiques ; elle a un lien de filiation avec la théorie anthropologique du didactique (TAD) (Chevallard, 2007) et la théorie des situations didactiques (TSD) (Brousseau, 1997). Ces théories considèrent principalement le système didactique comme une triade formée par trois sous-systèmes : le professeur, les élèves et le savoir en jeu. Le système didactique ne peut être donc être compris sans prendre en considération les relations entre ces trois sous-systèmes. Alors que la TAD et la TSD prennent en compte ce triangle à partir du savoir, la TACD met l’accent sur l’action didactique du professeur et des élèves en posant que « que les savoirs donnent leurs formes aux pratiques d’enseignement et d’apprentissage » et donc que « comprendre l’action, c’est d’abord comprendre comment le contenu propre à cette action la spécifie » (Sensevy et Mercier, 2007, p.9) La TACD considère l’action didactique comme une action conjointe entre le professeur et les élèves (Sensevy & Mercier, 2007) ; (Sensevy 2011, 2012). Dans l’expression « action didactique », ces chercheurs entendent par action : « le fait que les gens agissent » et ils entendent didactique dans un sens très général : « ce qui se passe quand quelqu’un enseigne quelque chose à quelqu’un d’autre ». Ce qui fait que par action didactique il faut entendre : « ce que les individus font dans des lieux (des institutions) où l’on enseigne et où l’on apprend » (Sensevy, 2007, p.14). Selon ces auteurs l’action didactique est caractérisée principalement par deux aspects : – Cette action est conjointe entre le professeur et les élèves dans la mesure où pour donner du sens à ce que fait l’enseignant, il est nécessaire de prendre en compte ce que font les élèves : « le terme enseigner, d’une certaine manière, demande le terme apprendre ; le terme apprendre demande le terme enseigner » (Sensevy, 2007, p.14). L’action conjointe ne signifie pas que le professeur et les élèves ont une position symétrique par rapport au savoir. L’action est conjointe dans le sens où, l’action du professeur rétroagit à celle de l’élève et réciproquement, elles sont bien distinctes et surtout leurs rôles ne sont pas symétriques : le professeur est dans la classe 27 pour enseigner et transmettre le savoir aux élèves, les élèves sont dans la classe pour apprendre et acquérir des connaissances, au centre de leurs deux actions se trouve le savoir. – Cette action conjointe a pour objet le savoir : « l’action didactique est une action conjointe, produite en général dans la durée au sein d’une relation ternaire entre le savoir, le professeur, et les élèves (la relation didactique) » (Sensevy, 2007). Il faut noter que le savoir est décrit par Sensevy comme la puissance d’agir en situation au sein d’une institution : « knowledge is always seen as a power of acting in a specific situation, within a given institution, in Douglas’ sense of the term ‘institution’ (Douglas 1986) ». (Sensevy, 2012 (a), p. 505) La TACD permet la description de la pratique en fournissant des outils pour cette description. La notion de jeu est un tel outil modélisant l’action conjointe entre le professeur et les élèves. Nous présentons dans les paragraphes suivants la notion de jeux didactiques ainsi que quelques concepts liés à la TACD que nous utilisons dans notre travail.
Le contrat didactique
Le concept de contrat didactique a été initialement produit dans des études en didactique des mathématiques au sein de la théorie des situations didactiques construite par Brousseau et son équipe (Brousseau, 1998). Pour Brousseau (1998) le contrat didactique est un système d’attentes réciproques entre le professeur et les élèves à propos du savoir. Il s’agit en partie d’habitudes (de répétitions) en particulier dans le comportement du professeur, mais aussi de nouveautés apportées par la situation didactique qui est spécifique du savoir et constamment redéfinie dans l’action. A partir du travail de Brousseau, Sensevy (2007) parle de normes générique et spécifique : « Le contrat didactique en tant que ‘règle de décodage de l’activité didactique’, constitue donc un système de normes, certaines d’entre elles, pour la plupart génériques, pouvant perdurer, d’autres, pour la plupart spécifiques du savoir, devant être redéfinies en fonction de l’avancée du savoir » (Sensevy, 2007, p. 19). En effet, les attentes du professeur ou des élèves changent au fur et à mesure que le processus d’enseignement – apprentissage évolue. Avec l’introduction de nouveaux éléments de savoir, de nouvelles attentes sont créées. Par exemple, représenter un circuit électrique après avoir introduit les schémas normalisés met en jeu des attentes bien différentes de celles au début de l’enseignement, de plus elles seront encore différentes avec l’introduction du sens du courant. 28 La partie pérenne du contrat didactique, comme le décrit Sensevy (2012), fonctionne comme un arrière fond commun développé par l’action conjointe, un style de pensée pour la résolution des problèmes : « As we have argued, it functions as a common background fostered in everyday didactic joint action, a thought style attached to the ‘problem solving’ game. » (Sensevy, 2012, p.507)
Le milieu
On définit le milieu didactique généralement par l’ensemble des objets actuels et des structures symboliques en relation avec un problème à résoudre pris en compte par les acteurs (Sensevy, 2012). Le concept de milieu a été initialement produit par Brousseau au sens de « milieu antagoniste » par rapport au système précédemment enseigné (contexte cognitif actuel dans le vocabulaire de la TACD) : « the system opposing the taught system or, rather, the previously taught system » (Brousseau, 1997, p. 57). Dans la TACD, Sensevy a repris et retravaillé cette notion. Il attribue au milieu un double sens (2007) en différenciant d’une part, le milieu comme un système antagoniste (sens de Brousseau dans les années 1995) d’autre part, le milieu comme un contexte cognitif commun de l’action, un « environnement de l’action », « état du monde problématique » (Sensevy, 2011) qui présente des possibilités d’actions capables de résoudre le problème. Sensevy explique que chaque situation didactique a besoin d’un arrière-plan commun pour la résolution du problème. Il définit le problème comme tout « ce qui échappe au contexte cognitif actuel » et qui ne peut pas être traité avec les connaissances actuelles. Le contexte cognitif actuel constitue alors un arrière-plan pour la résolution du problème, il est nécessaire mais pas suffisant : c’est un contexte ‘passé’ qui résulte de ce qui a été déjà enseigné. Le milieu est alors constitué de connaissances anciennes (déjà enseignées) et ‘virtuelles’ (Sensevy, 2011) qui deviendront réelles lorsque l’apprentissage est fait, quand ‘le problème’ est résolu et les connaissances institutionnalisées. Pour résoudre le problème les élèves doivent accommoder le système cognitif actuel en mettant en relation les éléments constitutifs du milieu. Par exemple en classe de physique, partie électricité, les élèves manipulent un circuit électrique contenant un interrupteur. En appuyant ou non sur l’interrupteur, la lampe s’allume et s’éteint. Les résultats de leur expérience ainsi que la notion de circuit électrique et la notion de courant électrique (qui ne circule dans le circuit que si la boucle est fermée) doit permettre aux élèves de comprendre 29 le rôle de l’interrupteur. Donc la mise en relation de ces éléments du milieu doit favoriser un apprentissage (le rôle de l’interrupteur). Du point de vue de l’enseignement, ces mises en relation et l’institutionnalisation doivent conduire à des savoirs partagés par la classe.
La notion de Jeu
Dans la théorie de l’action conjointe la notion de jeu est présentée comme un modèle pour mettre en évidence et décrire l’action didactique. « … la théorie de l’action conjointe en didactique tente de proposer une théorie de la pratique. Elle tente donc de fournir des outils de description de la pratique. Dans cette perspective, la notion de jeu constitue un tel outil, utilisé autant pour sa capacité générique à donner à voir sous une certaine description toute action humaine, que pour sa capacité spécifique à rendre compte de certains aspects saillants de l’action didactique, c’est-à-dire de toute action au sein de laquelle quelqu’un entreprend de faire apprendre « quelque chose » à quelqu’un d’autre… » (Sensevy, 2012, p.106). Le jeu didactique a une structure fondamentale et plusieurs caractéristiques : – c’est un jeu coopératif dans lequel coopèrent deux joueurs qui sont en transaction autour d’un objet. Dans notre cas la transaction est autour du savoir en jeu entre les deux joueurs, le professeur et l’élève (ou les élèves). L’activité du professeur et de l’élève est coopérative dans le sens où aucune de leur activité n’a de sens que si chacun joue son rôle. L’enseignement du professeur n’a pas de sens sans l’apprentissage de l’élève. C’est un jeu du type gagnantgagnant : le professeur ne gagne que si et seulement si l’élève gagne. L’élève doit produire les stratégies gagnantes par lui-même, par son propre mouvement (proprio motu). Il ne suffit pas de faire semblant ou de reconstituer mécaniquement le savoir, il faut que l’élève intègre véritablement le savoir. – c’est un jeu réticent : Dans ce jeu une réticence didactique est exigée de la part du professeur pour assurer la clause proprio motu. Le professeur ne doit pas transmettre directement le savoir à l’élève, il doit permettre à l’élève de produire la stratégie gagnante de son propre mouvement. C’est un jeu qui nécessite la dévolution (Brousseau, 1998) dans le sens où le professeur doit faire accepter à l’élève la responsabilité de jouer le jeu à la première personne. – c’est un jeu dissymétrique : Le professeur a la responsabilité du jeu, il est à la fois « juge et partie » ce qui suppose la tentation de « tricher » au jeu : effets Topaze et Jourdain (Brousseau, 30 1998). « Le professeur peut être tenté de reconnaître dans un comportement de l’élève une stratégie gagnante et de « décréter le gain » (effet Jourdain). Il peut être tenté également de donner directement à l’élève des informations concernant le savoir, en permettant ainsi la production de comportements mimant la stratégie gagnante sans que celle-ci ne soit appropriée (effet Topaze). » (Sensevy, 2007, p.21). Un jeu possède des règles définitoires qui permettent de jouer le jeu, « elles correspondent grosso modo au règlement du jeu ». Il nécessite des règles stratégiques qui « explicitent comment bien jouer au jeu » et qui permettent aux élèves de gagner au jeu et des stratégies (effectives) « qui constituent pour le joueur la manière concrète d’agir ». (Sensevy, 2012, p.112). « La caractérisation d’une règle définitoire répond à la question que faire ? et la caractérisation d’une règle stratégique répond à la question comment bien faire et tandis que la caractérisation d’une stratégie répond à la question qu’est ce qui est fait ? » (Le Henaff, 2013).
Les jeux d’apprentissage
Un jeu d’apprentissage n’existe que dans le cadre du jeu didactique. C’est une modélisation pour décrire le jeu du professeur sur le jeu de l’élève. Il représente une spécification du jeu didactique à un savoir identifié. Chaque jeu d’apprentissage a un enjeu de savoir particulier. En effet, tout jeu didactique se décline en une série de jeux d’apprentissage qui évolue chaque fois qu’apparaît, en situation, un changement de focalisation d’un objet de savoir à l’autre (Sensevy, Mercier, Schubauer-Leoni, Ligozat, & Perrot, 2005). Une séance d’enseignement est caractérisée par une succession de moments à la fois liés et indépendants, moments « à la fois connexes et clos » (Sensevy, 2007). Dans la TACD ces « moments » sont considérés comme des jeux d’apprentissage (Sensevy, Mercier, SchubauerLéoni, Ligozat & Perrot, 2005) ; ces jeux (moments) sont produits par la nécessité d’avancer dans l’apprentissage. D’après la TACD, les jeux d’apprentissage peuvent être définis comme l’expression d’un contrat didactique spécifique dans un milieu donné lié à un savoir donné. « Un nouveau jeu supposera un nouveau contrat, c’est-à-dire, en particulier, de nouvelles attentes du professeur vers les élèves et des élèves vers les professeurs […] Ce contrat nouveau, propre au nouveau jeu, est accompagné d’un nouveau milieu. » (Sensevy, 2007, p. 27).
Jeux d’apprentissage « premiers » et jeux d’apprentissage « spécifiques »
Dans le travail de thèse de Marlot (2008), les jeux d’apprentissage ont été distingués selon le contenu épistémique qu’ils mobilisent. Les jeux d’apprentissage « premiers » sont des jeux de faible densité épistémique, ils peuvent être plus ou moins génériques s’ils sont mis en fonctionnement par des éléments pérennes du contrat de la classe, par des règles définitoires et par des incitations stratégiques de la part du professeur ; les jeux d’apprentissage « spécifiques » ont une densité épistémique plus importante. En fait, un jeu d’apprentissage n’est pas générique ou spécifique « en lui-même ». Selon la situation un même jeu pourra être spécifique (s’il représente l’enjeu de la situation) ou générique (s’il actionne la mobilisation d’un savoir qui lui, va être nécessaire à la mise en œuvre du jeu spécifique visé par l’apprentissage) ou premier (s’il est devenu avec le temps un élément pérenne du contrat didactique de la classe). Par exemple : « Réaliser le schéma d’un circuit électrique » peut être un jeu spécifique s’il s’agit pour les élèves de faire une première expérience avec les contraintes de la schématisation en électricité. Il est considéré comme un jeu générique, s’il s’agit de faire le schéma pour une étude et un calcul de la tension et de l’intensité du courant dans le circuit. Le même jeu prend le statut de jeu premier s’il devient associé à une habitude ou fait partie du contrat établi dans la classe comme par exemple au début de tout exercice on fait le schéma du montage étudié. Dans chacun de ces cas, même si le jeu d’apprentissage semble être le même « réaliser le schéma d’un circuit électrique », les règles stratégiques (comment l’élève va-t-il gagner au jeu ?) vont fortement différer. Donc, selon l’avancée du temps didactique, un jeu d’apprentissage change généralement de statut. Sur l’espace d’une même séance, ou de plusieurs séances, voire de temps plus longs, un jeu d’apprentissage peut passer du statut de spécifique au statut de générique. Dans le cadre de notre travail, nous nous limitons à la distinction jeux d’apprentissage « premiers » (qui représentent une partie des jeux d’apprentissage génériques), et jeux d’apprentissage « spécifiques ».
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