Etude des interactions supramoléculaires entre
complexes de lanthanides et acides aminés
LIAISONS CHIMIQUES
Les liaisons chimiques sont en général classées en deux catégories selon qu’elles sont covalentes ou non-covalentes. Les liaisons covalentes sont des liaisons fortes basées sur le recouvrement de deux orbitales atomiques ayant chacune un électron libre, et l’énergie requise pour briser cette liaison est de l’ordre de plusieurs centaines de kJ.mol-1.Les liaisons non covalentes sont quant à elle de plusieurs types (i) liaisons de coordination (ii) liaisons hydrogène (iii) interactions électrostatiques (iv) interactions hydrophobes. Les énergies associées avec ces liaisons sont plutôt faibles (jusqu’à quelques dizaines de kJ.mol1) et représentent des liaisons intra- ou inter-moléculaires. Ces interactions bien que dites 16 « faibles » peuvent modifier la conformation d’une biomolécule, elles sont ainsi responsables du repliement et de la dynamique des protéines, et sont impliquées dans les assemblages supramoléculaires. Elles entrent ainsi en jeu dans de nombreux systèmes biologiques.
SYSTÈMES BIOLOGIQUES ET INTERACTIONS
De nombreux phénomènes chimiques et biologiques sont basés sur des interactions en solution impliquant plusieurs partenaires, qu’il s’agisse d’ions, de petites molécules ou de plus grosses entités (polymères, nanoparticules, protéines…). La complexité et l’intérêt scientifique de ces interactions sont très variés selon le système observé. Certaines interactions sont des phénomènes naturels d’intérêt biologique, voire médical, tandis que d’autres interactions sont utilisées pour la synthèse d’un objet d’intérêt chimique ou biologique, par exemple un médicament, un cristal de protéine ou une machine moléculaire. Les quelques exemples décrits ci-dessous illustrent ce propos sans prétendre être exhaustifs.
AUTO-ASSEMBLAGE DE PROTÉINES
Des phénomènes d’agrégation de protéines ou de peptides sont à l’origine de plusieurs maladies touchant des millions de personnes : maladie de Parkinson, diabète de type 2 et maladie d’Alzheimer.13 Dans le cas de la maladie d’Alzheimer des peptides β-amyloïdes, d’une taille d’environ 40 acides aminés, s’agrègent en plaques amyloïdes et en fibrilles qui s’avèrent neurotoxiques. Dans les années 1990 a été avancée l’hypothèse d’une cascade amyloïde pour expliquer la production et l’agrégation de peptides β-amyloïdes observée, et qui est associée au développement de la maladie d’Alzheimer. D’autres phénomènes, comme des pathologies associées à la protéine tau, semblent découler de cette cascade amyloïde. De nombreuses structures de peptides β-amyloïdes, sous forme de monomères, d’oligomères ou de fibrilles, ont déjà été résolues par RMN ou diffraction des RX.14 Les mécanismes de l’agrégation font aussi l’objet de nombreuses études, avec l’objectif d’inhiber ce phénomène à des fins thérapeutiques. Certaines équipes utilisent la RMN pour étudier notamment l’agrégation en solution15 et ses aspects dynamiques16, 17 (figure 1). Les modèles les plus probables de la formation des fibrilles amyloïdes considèrent une agrégation en plusieurs étapes. Lors de la phase de nucléation les peptides β-amyloïdes, en équilibre dynamique entre diverses formes plus ou moins repliées, s’auto-assemblent. Quand l’oligomère atteint une taille critique des fibrilles amyloïdes se forment, c’est la phase d’élongation. La compréhension de ce mécanisme biologique est essentielle pour développer de nouveaux traitements : une stratégie consiste à mettre au point des ligands de peptides β-amyloïdes capables de prévenir ou du moins de perturber l’agrégation. Cette stratégie nécessite de trouver un ligand et d’étudier l’interaction pour optimiser l’effet inhibiteur. 17 Figure 1 : mécanismes possibles de l’agrégation de peptides β-amyloïdes. Les différentes étapes de la formation des plaques amyloïdes sont basées sur des interactions dynamiques : échange conformationnel du précurseur monomérique, équilibres dynamiques monomère-oligomères, échange conformationnel entre noyau critique et feuillet β, interactions dynamiques entre feuillets β… L’agrégation est suivie par fluorescence : la thioflavine T (ThT) est un fluorophore qui se lie aux feuillets β-amyloïdes. Figure issue de 15 .
DRUG DISCOVERY ET DRUG DESIGN
Dans le domaine pharmaceutique la majorité des médicaments agissent sur des cibles protéiques, celles-ci pouvant être des enzymes, des canaux ioniques ou d’autres protéines importantes pour le fonctionnement de l’organisme traité. La conception de nouvelles substances pharmacologiquement actives passe souvent par des stratégies de criblage (virtuel18 ou expérimental9) ou par l’amélioration de molécules déjà connues pour interagir avec une protéine d’intérêt biologique.9, 19 Ce dernier processus est appelée « drug design », et se base sur l’étude de l’interaction entre une protéine d’intérêt et un ligand connu, dont l’affinité peut être très variable. 20 Cette interaction sert de point de départ pour la conception de meilleurs ligands, par modélisation moléculaire ou par modification chimique du ligand initial. Une stratégie appelée SAR (SAR pour Structure-Activity Relationship) par RMN consiste par exemple à élaborer un ligand de haute affinité pour une protéine à partir de 2 ligands de faible affinité. 21 Ce protocole peut être décomposé en plusieurs étapes (figure 2). 1- Une banque de petites molécules est criblée jusqu’à trouver un ligand de la protéine d’intérêt (P). 2- Puis des analogues sont testés à leur tour fin d’optimiser ce premier ligand. 18 3- Un second criblage a lieu en présence du premier ligand L1, afin d’identifier un second ligand. 4- Le second ligand est à son tour optimisé (L2). 5- La localisation des 2 ligands dans le complexe P-L1-L2 est déterminée expérimentalement et si les sites de liaison de L1 et L2 sont proches un « superligand » hybride L1-L2 est synthétisé, avec une forte affinité pour la protéine. La dernière étape nécessite une étude structurale de la protéine pour localiser les sites d’interactions. Bien que la structure 3D des protéines puisse être déterminée par RMN, ce n’est pas la technique la plus utilisée et la diffraction des rayons X lui est souvent préférée. Figure 2 : représentation du protocole SAR en 5 étapes. Figure issue de 21
CRISTALLISATION DE PROTÉINES
De nos jours la diffraction aux rayons X est toujours la technique principale pour résoudre la structure tridimensionnelle des protéines.22, 23 En 2020, 80% des 14046 nouvelles structures déposées à la Protein Data Bank (PDB https://www.rcsb.org) ont été résolues par diffraction des RX (DRX). Cependant, malgré de nombreux progrès technologiques obtenus depuis les premières structures résolues (production de protéines recombinantes, techniques de purification, cristallisation robotisée à haut débit, faisceaux synchrotrons toujours plus intenses… ), l’étape d’obtention d’un cristal reste souvent l’étape limitante. Les kits de cristallisation disponibles sur le marché permettent de cribler des centaines de conditions pour chaque protéine de manière automatique sur des plateformes à haut débit dédiées. Certaines molécules ajoutées au milieu de cristallisation peuvent initier la nucléation ou aider 19 la croissance du cristal, on parle d’agent de cristallisation. Ces agents jouent le rôle de « glue moléculaire » favorisant les contacts cristallins entre protéines. De nos jours trois grandes familles sont utilisées : les calixarenes anioniques,les polyoxometallates (clusters de métaux de transition)26 et certains complexes de lanthanide dont l’effet d’atome lourd participe en plus à la résolution de la structure.27 Il faut remarquer que l’ajout d’un agent de cristallisation peut induire la cristallisation, modifier la maille cristalline et/ou permettre d’atteindre une meilleure résolution (figure 3).27, 28 Les complexes de lanthanides étudiés dans notre équipe depuis une quinzaine d’années peuvent non seulement jouer le rôle d’agent de cristallisation mais aussi celui d’agent de phasage grâce à leurs propriétés de diffusion anomale dues à la présence d’un atome lourd (le lanthanide). L’interaction agent de cristallisation/protéine intéresse donc particulièrement les cristallographes pour qui une bonne compréhension de ce mécanisme pourrait permettre de prédire quelle molécule utiliser selon la protéine à cristalliser. Figure 3 : structure du lysozyme de blanc d’œuf de poule (HEWL) co-cristallisé avec 5 complexes de lanthanide [Ln(DPA)3]3-. Figure issue de 29
CHIMIE SUPRAMOLÉCULAIRE
La chimie supramoléculaire s’inspire de l’observation de systèmes biologiques, on y observe donc les mêmes phénomènes d’interactions. Le terme supramoléculaire est introduit par J.- M. Lehn et définit des assemblages de molécules basés sur des interactions non-covalentes.30 20 De tels systèmes trouvent des applications pratiques dans des domaines variés : chimie des matériaux, catalyse, machines moléculaires, médecine. Dans le domaine biomédical par exemple, de multiples applications sont basées sur des systèmes de type « hôte-invité » (figure 4).L’inclusion de molécules thérapeutiques ou de gènes dans des cages moléculaires, des vésicules ou des micelles permet une administration ciblée, vers des cellules cancéreuses par exemple. Des nanoparticules ou des hydrogels ont aussi montré des propriétés très intéressantes pour la délivrance de médicaments. Des systèmes supramoléculaires sont aussi utilisés pour améliorer la stabilité ou la fluorescence de marqueurs biologiques. La compréhension des interactions supramoléculaires en jeu est indispensable pour améliorer les systèmes utilisés et pour développer de nouvelles applications. Figure 4 : exemples d’applications biomédicales de systèmes supramoléculaires basés sur une interaction hôte-invité. Figure issue de 31 . L’encapsulation peut permettre la délivrance (i) de substances actives vers une cible spécifique (ii) de matériel génétique thérapeutique (iii) de marqueurs utilisés pour de l’imagerie médicale ou de la thérapie photodynamique (PDT). Les exemples présentés illustrent la variété des systèmes capables de développer des interactions supramoléculaires présentant un intérêt scientifique. Les techniques de caractérisation à disposition du chimiste sont tout aussi diverses, cependant la RMN est peutêtre la plus polyvalente: elle est particulièrement adaptée à l’étude des interactions noncovalentes, même si celles-ci sont faibles, et permet de recueillir une variété d’informations -structurale, thermodynamique, cinétique- nécessaires à la bonne compréhension du système.
CARACTÉRISATION D’UNE INTERACTION PAR RMN
ANALYSE STRUCTURALE DES PARTENAIRES
Quand deux molécules mises en présence interagissent, on observe en général des modifications à la fois de leur structure et de leur dynamique. Il est donc important de caractériser tout d’abord les partenaires du système à l’état libre pour détecter ces changements qui sont souvent de l’ordre de la perturbation des systèmes initiaux. En effet, quelle que soit la nature des interactions mises en jeu (liaisons hydrogènes, interactions hydrophobes, Pi-stacking, interactions ioniques…), le système ne se comporte pas comme la simple juxtaposition des espèces libres. La comparaison des caractéristiques des espèces libres et liées est à la base de l’étude des interactions moléculaires. La RMN est aujourd’hui une technique d’analyse idéale pour l’analyse structurale de mélanges en solution, et de nombreuses expériences en 1 et 2 dimensions sont utilisables en routine sur les spectromètres RMN modernes. 32, 33 Les noyaux les plus communément observés en chimie organique sont le proton 1H et le carbone 13C, et les expériences les plus utilisées sont référencées dans de nombreuses revues plus ou moins exhaustives.34-37 Les macromolécules comme les protéines ou les acides nucléiques, du fait de leur complexité, nécessitent souvent des stratégies spécifiques qui ne seront pas détaillées ici. Les expériences présentées cidessous se limitent à celles utilisées dans ces travaux de thèse. COSY/TOCSY connectivité Les expériences COSY (COrrelation SpectroscopY)38, 39 et TOCSY (Total Correlation SpectroscopY)40, 41 sont des expériences homonucléaires 2D très utiles pour établir des connectivités entre protons voisins. La séquence COSY de base est très simple (2 impulsions séparées par un temps de mélange) et le transfert de polarisation est basé sur l’existence d’un couplage scalaire entre 2 protons, principalement 2JHH ou 3JHH (figure 5)
I – INTRODUCTION |