Étude des interactions et des réactions entre les AAAS et les constituants du papier
Caractérisation physico-chimique des papiers journaux traités
Pour une comparaison pertinente des données, les trois papiers journaux J1, J2 et J3 ont été traités par pulvérisation avec un mélange AP/DIA 5/95 (%m) (sans dilution dans HMDSO). Tous les papiers traités présentent le même uptake (UP = 9,0 ± 0,5 %).
pH et propriétés optiques
Les valeurs de pH, de b* et d’opacité des papiers journaux ont été mesurées avant et après traitement AP/DIA 5/95 (Tableau 3.2). Comme prévu, chacun des papiers, initialement acides, est désacidifié, avec des valeurs de pH supérieures à 7,5. Du fait qu’ils ont le même uptake, les augmentations de pH des trois papiers sont très similaires (2,7 < ΔpH < 3,1). Ce résultat est cohérent avec celui du chapitre II, où il a été montré que la variation de pH immédiatement après l’application du traitement co-AAAS dépend avant tout de l’uptake, plus que de la composition et de l’acidité initiale du papier (Figure 2.8). Les propriétés optiques sont également modifiées, avec un jaunissement perceptible des échantillons (7 < Δb* < 8) et une perte d’opacité (perte de 8 à 13 points). L’augmentation de la valeur de b* est en rapport avec la présence du collage alun-colophane dans les trois papiers journaux, et la présence de lignine dans les papiers J2 et J3, ces composants étant des facteurs accentuant le jaunissement induit par le traitement (cf chapitre II, §3.2.1). Le lien entre la perte d’opacité et la composition du papier n’est en revanche pas clairement établi.
Pour un même papier, la relation qu’entretient l’uptake avec les variations de couleur et d’opacité n’a jusqu’à présent pas été établie. Ainsi, l’effet de l’uptake sur ces propriétés a été étudié sur le papier J2 (Figure 3.2). Il apparaît clairement que le jaunissement augmente et l’opacité diminue de façon concomitante avec l’uptake du papier traité. Par conséquent, cela montre que la prise en masse doit être limitée et contrôlée pour ne pas changer significativement l’aspect visuel des documents traités.
Ces résultats justifient d’autant plus l’étude des interactions et des réactions intervenant entre les AAAS et les composants du papier, dont certaines pourraient causer les changements optiques observés.
Propriétés mécaniques
La contrainte maximale (TS), la déformation à la rupture (EB), le module de Young (Y) et nombre de double plis avant rupture (N(FE)) des papiers journaux J1, J2 et J3 traités avec AP/DIA 5/95 sont présentés sur la Figure 3.3.
Comme prévu, après traitement, tous les papiers présentent une augmentation de la valeur de TS (J1 : + 30 %, J2 : + 40 %, J3 : + 36 %, Figure 3.3a) et de la valeur de EB (J1 : + 22 %, J2 : + 20 %, J3 : + 18 %, Figure 3.3b), ce qui corrobore les observations faites pour l’ensemble des papiers ayant fait l’objet de l’étude temporelle décrite dans le chapitre II. En outre, le module de Young Y diminue pour le papier quasi purement cellulosique J1 (ΔY = – 10 %), mais augmente pour les papiers lignocellulosiques J2 et J3 (ΔY = + 20 % et ΔY = + 6 %, respectivement) (Figure 3.3c). Ce résultat concorde avec les données obtenues pour les papiers de livres traités avec DIA (cf Figure 2.35). En effet, le livre L9, le seul à ne pas contenir de lignine, présentait une valeur de Y plus faible avec que sans traitement. Ainsi, lors d’un traitement AAAS, la présence de lignine semble induire des modules de Young plus élevés, correspondant à un matériau à la fois moins élastique et plus rigide. Toutefois, ce constat ne semble valable que pour des traitements contenant une très grande proportion d’AAAS difonctionnel (> 95 %m du mélange), les traitements AP/AM et AP/DIA en proportion 50/50 tendant à induire une hausse du module à la fois plus importante et indépendante de la composition du papier (cf Figure 2.31).
Les papiers journaux ont pour points communs de contenir le collage alun-colophane et des charges de kaolin, et d’avoir un grammage et une épaisseur similaires (Tableau 3.1). Cependant, ils réagissent différemment au traitement, en présentant des degrés variables de renforcement au pliage (Figure 3.3.d). Les trois papiers se distinguent, d’une part, par la proportion de kaolin qui est plus faible pour le papier J2 (7,6 %m) que pour les papiers J1 (17,8 %m) et J3 (16,3 %m). Cependant, comme montré dans le chapitre II (§3.4.1.5) et par des recherches antérieures (Piovesan et al. 2017a), la quantité de charges ne semble pas avoir d’impact sur l’efficacité du traitement de renforcement.
D’autre part, il a été précédemment suggéré que l’efficacité du renforcement dépend du nombre de double plis initial du papier, avec un seuil critique N(FE) ≈ 10 en-dessous duquel l’échantillon est particulièrement difficile à renforcer (Souguir et al. 2012; Piovesan et al. 2018b). Ce défaut d’efficacité est effectivement constaté pour le papier J2, mais a contrario, le papier J1 est significativement renforcé (N(FE) = 27), et ce, en dépit de sa résistance initiale très faible (N(FE) = 6). Or, le papier J1 se distingue des deux autres car il ne contient pratiquement pas de lignine, étant exclusivement constitué d’une pâte chimique blanchie de résineux. Ainsi, la présence de lignine semble effectivement être un facteur déterminant entravant l’amélioration de la résistance au pliage des papiers les plus fragiles lors de traitement AAAS. Ce constat est tout à fait concordant avec l’étude temporelle des papiers traités dans le chapitre II. Cela amène à se questionner sur les interactions et les réactions chimiques prenant place entre les AAAS et les biopolymères du papier (cellulose, lignine), qui pourraient en partie expliquer les résultats obtenus.
Caractérisations spectroscopiques
Les spectroscopies RMN et IRTF ont été exploitées dans d’optique d’identifier les réactions et/ou interactions possibles s’établissant entre les constituants du papier et les AAAS. Pour la RMN, la technique CP (polarisation croisée) {1H} 13C a été utilisée car, comparativement aux séquences d’acquisition directe, elle permet de réduire considérablement la durée d’acquisition des spectres. En effet, la séquence CP permet de transférer une partie de l’aimantation des spins 1H (abondants) vers les spins 13C (rares) via l’interaction dipolaire 1H – 13C, ce qui augmente l’intensité du signal des noyaux 13C.
Les Figures 3.4b et 3.4c montrent les spectres RMN 13C CP-MAS enregistrés sur le papier J3 avant et après traitement, respectivement. Le spectre RMN 13C MAS du polymère polyDIA est fourni comme référence en Figure 3.4a. Le polyDIA est un liquide très visqueux obtenu à partir d’une solution de 2 mL de DIA et de 200 µL d’eau laissée à l’air libre, à température ambiante pendant plusieurs semaines.
L’analyse RMN du papier J3 montre les signaux caractéristiques de la cellulose (Dudley et al. 1983; Lindberg and Hortling 1985; Atalla and VanderHart 1999; Okushita et al. 2012; Foston 2014) et de la lignine (Lindberg and Hortling 1985; Ralph and Landucci 2010). Les signaux des carbones C2, C3 et C5 de la cellulose sont confondus dans la même zone spectrale (signal e, [70 ; 80] ppm). Par contre, les signaux des carbones C4 et C6 permettent de distinguer aisément la cellulose cristalline de la cellulose amorphe. Par exemple, le signal C4 de la cellulose cristalline (signal c) se trouve à δ ≈ 90 ppm, et celui de la cellulose amorphe (signal d) à δ ≈ 85 ppm.
L’inconvénient de la CP est que l’amplitude du transfert d’aimantation dépend de la distance entre les noyaux, ce qui en fait une technique non quantitative. Par conséquent, les noyaux 13C dont l’environnement est riche en noyaux 1H sont, de loin, les plus intenses sur le spectre RMN. Ainsi, les signaux associés aux carbonyles et aux carboxyles du papier, dont l’environnement est en moyenne plus pauvre en hydrogènes comparativement aux carbones de la cellulose, ne sont pas détectés dans la région caractéristique [165 ; 185] ppm du spectre 13C (Hemmingson and Morgan 1990). Pour les mêmes raisons, les liaisons C=C (alcènes et aromatiques) ne sont quasi pas visibles dans la région [100 ; 160] ppm (signal a) alors qu’elles sont très abondantes au sein de la lignine. A contrario, les liaisons C=O (bande à 1725 cm-1) et C=C (bandes à 1510 et 1595 cm-1) sont bien détectées au sein du papier par spectroscopie IRTF (Figure 3.1). Le seul signal relatif à la lignine qui est clairement visible sur le spectre RMN 13C CP-MAS est celui correspondant aux carbones des groupes méthoxy directement liés aux aromatiques (signal h). Cela est dû au fait que le carbone des groupes méthoxy est directement lié à trois atomes d’hydrogène et que ces groupes sont très abondants dans la lignine (cf chapitre I, §1.1.3).
Aucune variation de δ et des intensités relatives de chacun de pics n’est constatée entre les spectres RMN 13C des papiers J3 non traité et traité AP/DIA, hormis le carbone du groupe Si-CH3 très faiblement détecté à 1,3 ppm (signal 6, Figure 3.4c). Il semble que la quantité d’AAAS introduite dans le papier (UP = 9,0 %) soit trop faible pour observer des changements significatifs par RMN.
Les spectres IRTF des papiers journaux traités AP/DIA 5/95 ont été enregistrés et comparés aux spectres de polyDIA et des papiers non traités (Figure 3.5). Afin de faciliter la détection des AAAS dans le papier, le papier J2 a été traité plus abondamment, avec un uptake plus élevé (UP = 19 %) que les deux autres papiers (UP = 9 %). Très peu de changements sont toutefois constatés après le traitement, la quantité d’AAAS n’étant pas encore suffisante (y compris pour le papier J2). La bande caractéristique à 1005 cm-1 de l’élongation de la liaison Si-O-Si du polyDIA (Socrates 2004; Pellizzi et al. 2012) ne peut pas être mise clairement en évidence car elle est localisée dans la même région que les bandes caractéristiques des liaisons C-O des biopolymères du papier (cellulose, hémicelluloses, lignine) (Pandey 1999; Baeza and Freer 2001; Heinze et al. 2018). Par contre, la bande caractéristique de l’élongation symétrique de la liaison Si-CH3 est détectée vers 1255 cm-1 (Socrates 2004; Pellizzi et al. 2012). De plus, une nouvelle bande large (A) semble apparaître vers 1570 cm-1 sur le spectre du papier J1 traité (spectre bleu sur la Figure 3.5). Cette bande A est peut-être présente sur les spectres des papiers J2 et J3 traités, mais elle serait masquée par la bande large à 1595 cm-1 caractéristique des liaisons C=C des groupes aryle de la lignine.
Le spectre IRTF de polyDIA présente également une bande large dans la région 1570 – 1600 cm-1 (Figure 3.5), caractéristique de la déformation des liaisons N-H des amines primaire et secondaire (Socrates 2004). La bande A détectée sur le papier traité J1 pourrait donc correspondre à ce signal. Toutefois, cette attribution ne peut pas être confirmée sans une meilleure détection du signal du traitement dans le papier. Par conséquent, des papiers ont été traités avec des uptakes plus élevés.
Étude de papiers traités avec AM à fort uptake
Les papiers modèles S2ua, C1ua et C4ua, disponibles en grandes quantités, ainsi que le papier journal J3 ont été traités par pulvérisation avec AM à des uptakes très élevés (UP ≥ 54 %). Le traitement AM a été choisi car le monomère (un groupe amine) présente une structure plus simple que DIA (deux groupes amine), ce qui facilite sa caractérisation. Les spectres RMN 13C, RMN 29Si et IRTF ont ensuite été enregistrés.