Le travail qui est présenté ici s’inscrit dans le prolongement des recherches sur les pratiques enseignantes largement développées ces dernières années. Les chercheurs en sciences de l’éducation, notamment en didactique des disciplines, se sont intéressés au rôle de l’enseignant afin de décrire ces pratiques dans leur complexité d’une part et de comprendre leurs effets sur l’apprentissage des élèves d’autre part.
Nous avons mené une recherche empirique, une étude de cas. En effet, dans l’ensemble des types d’études possibles dans le domaine des pratiques enseignantes, nous avons choisi d’analyser comment un enseignant fait face aux situations de classe, et conjugue la poursuite de ses objectifs (tels que sa préparation lui a permis de les fixer) et l’adaptation aux réactions et aux demandes en partie imprévues des élèves.
Pour préparer une séquence donnée, un enseignant fait un certain nombre de choix, préalables à l’enseignement, en fonction de plusieurs facteurs : ses objectifs initiaux ; sa conception de l’avancement nécessaire de la séquence d’enseignement ; les contraintes d’ordre institutionnel ou matériel ; l’histoire de ses relations avec les élèves qu’il a en face de lui ; sa vision générale de l’éducation, et de l’enseignement de sa discipline en particulier ; son expérience professionnelle ; sa compétence disciplinaire et la conscience qu’il en a…
Au moment du déroulement de la séance sa préparation initiale se heurte à un environnement dynamique (Rogalski, 2003) qui est en changement permanent ; certains ont pu même avancer que « dès que l’interaction commence, la planification se place en arrière plan et les décisions interactives deviennent plus importantes » (Clark & Peterson, 1986). Devant ces exigences de l’interaction, en effet, l’enseignant prend « à chaud » un nombre étonnant de décisions. Ce sont certaines de ces décisions que nous avons choisi d’étudier.
Il nous a été donné d’observer une situation courante et pourtant rarement étudiée. La plupart du temps, un enseignant conduit de front plusieurs classes d’un même niveau au cours d’une année ; elles ont des décalages de temps entre elles inférieurs à la semaine, suivant un emploi du temps fixé au début de l’année scolaire. Il leur enseigne les mêmes contenus, organisés en séquences d’enseignement, comportant chacune plusieurs séances. Mais, en fonction de ce qui se passe dans une classe, l’enseignant est amené à revoir sa progression, il prend des décisions qui pourront avoir des effets sur le déroulement des séances des autres classes. Et cet aspect de la vie professionnelle de l’enseignant a peu été analysé.
Marcel et al (2002) distinguent sept paradigmes sans chercher à introduire une distinction chronologique : les paradigmes historico-culturel, psychanalytique, expérimental, cognitiviste, de l’action et de la cognition située, systémique et socioconstructiviste.
Selon ces auteurs, le paradigme historico-culturel « privilégie le repérage des filiations d’idées et du contexte d’émergence. Les pratiques s’inscrivent dans un déterminisme historique et contextuel qu’il s’agit de dévoiler et qui éclaire les prétentions et le cadre de légitimité du dispositif. Les pratiques dans ce paradigme […] reflètent des visions du mode, des conceptions philosophiques et des déterminismes économiques auxquelles elles sont assujetties […] L’étude des textes constitue […] une entrée privilégiée, mais elle aborde aussi les pratiques comme un discours à décoder en s’appuyant sur la sémiologie » (idem, page 141) .
Pour ces auteurs, le courant psychanalytique « induit une approche clinique des pratiques. Il ne s’intéresse pas à la construction de savoirs pratiques propres à un corps professionnel, mais au sujet engagé dans la pratique professionnelle et sa quête inconsciente qui se manifeste à travers les failles qui affectent les pratiques. […] cette approche est attentive à la parole des acteurs et aux troubles des récits » (idem, page 141).
Le paradigme expérimental, à son tour, « s’inscrit dans un logique positiviste. L’ossature réside dans le statut épistémologique des connaissances ramenées au modèle des sciences expérimentales : assertions vérifiées par l’expérience, mais toujours falsifiables ». Cette logique est présente « dans de nombreux travaux qui privilégient l’observation directe ou instrumentée des situations, les analyses de type comportementaliste et les traitements statistiques des données de l’expérimentation» (idem, page 142).
Ils passent ensuite à l’approche cognitiviste. Cette approche « envisage la cognition comme une affaire de manipulation et de computation de symboles physiques […] il s’agit d’un modèle mentaliste, représentationaliste, computationnel. […] Il rend compte de l’action et met l’accent sur la délibération, le discours sur l’action » où « l’agir est réduit à l’exécution de l’action, à la mise en œuvre de ce qui a été décidé. La cognition n’opère que dans le moment qui précède l’action […] » (idem, page 142). Plusieurs travaux se sont basés sur ce courant, pour l’étude des modes de pensée des enseignants ; « il s’agit, en considérant l’enseignement comme un processus de traitement de l’information, d’inférer, à partir de comportements observables, l’activité cognitive qui les génère » (Bressoux & Dessus, 2003, page 216). Ils ajoutent que ce paradigme est actuellement remplacé par des approches « prenant en compte le contexte , les situations d’interaction […] » (idem, page 216). Ces approches référent à la phénoménologie , à l’approche interactionniste et le paradigme de l’action et de cognition située (l’approche situationniste). Pour ces deux derniers courants, le contexte joue un rôle fondamental pour la compréhension de l’activité enseignante.
Marcel & al (2002) présentent, ensuite, le paradigme de l’action et de cognition située comme « un retour de l’esprit rationnel vers la perception, le milieu, la corporéité. Il invite à un retour ‘aux choses mêmes’ ». Ce courant est influencé par le pragmatisme ; « l’action se situe […] dans la ‘transaction’ entre organisme et environnement. La place de la perception est ainsi remise en évidence tout comme le lien entre la perception et le mouvement. La perception est le fait d’un sujet agissant dans le monde. Le plan devient incarné dans l’environnement » (idem, page 143). Autrement dit, l’action et la cognition ne peuvent être étudiées indépendamment de la situation et du contexte dans le quel les acteurs se trouvent.
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