ETUDE DE PROCEDES DE MODALISATION DANS NINI MULATRESSE
De l’énonciation
Avant les années 30, la plupart des linguistes soutenaient une conception informationnelle de l’échange verbal. Ce fut donc une véritable révolution austinienne, pour ne pas dire copernicienne, quand une nouvelle tendance mit l’accent sur le fait que toute parole est action, et que le langage est une praxis. C’est pourquoi nous nous proposons d’essayer d’étudier les traces de la subjectivité du sujet parlant à l’intérieur même de son discours.
Enonciation vs énoncé
C’est avec l’avènement de Benveniste que s’est fait le dépassement de la séparation langue/parole ou langue/discours. Il s’agit maintenant d’étudier le mouvement qui transforme la langue en discours, mouvement qui met la langue en action. Cela va permettre un regard neuf sur le texte qui, longtemps considéré comme une suite statique de signes, devient un acte de production. Ainsi, naît l’énonciation qui est l’activité langagière exercée par celui qui parle au moment où il parle. C’est le procédé par lequel des signes linguistiques s’actualisent, assumés par le sujet parlant, la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation. C’est donc l’appropriation de la langue par un locuteur. La grammaire de l’énonciation part du principe que la langue sert à communiquer. Elle permet à des locuteurs d’échanger des informations, de poser des questions, de traduire un sentiment, un doute, une idée… par le biais d’un système linguistique. Elle propose de s’intéresser en particulier aux conditions de réalisation de cet échange, non seulement du point de vue pragmatique (nous y reviendrons), mais également selon la relation unissant les locuteurs au cours de celui-ci. L’énonciation s’oppose ainsi naturellement à l’énoncé comme production s’oppose à produit. En effet, l’énoncé est le résultat de l’acte d’énonciation ; c’est un propos en situation, un résultat linguistique, c’est-à-dire, la parole prononcée ou le texte écrit. C’est une suite linguistique quelconque, matérielle, donc saisissable par l’un de nos sens (le plus souvent, l’ouïe, dans le cas de l’oral, et la vue, dans celui de l’écrit), et reproductible. Mais son interprétation est dépendante de ses conditions de réalisation, c’est-à-dire le contexte spatio-temporel et les participants présents à ce moment-là, ce qu’on appelle la situation d’énonciation ou l’énonciation plus simplement, qui ne peut se produire qu’une et une seule fois. L’énonciation est donc l’acte linguistique par lequel des éléments de langage sont orientés et rendus spécifiquement signifiants par le sujet parlant. Elle est beaucoup moins matérielle, et partant, beaucoup plus difficile à cerner. Consistant en un acte individuel et unique, elle, par nature, ne peut être reproduite. Pour nous résumer, l’énoncé est le « dit », tandis que l’énonciation, qui fait l’énoncé, est le « dire ».
Situation d’énonciation
C’est la situation dans laquelle a été émise une parole, ou dans laquelle a été produit un texte. Celle-ci permet de déterminer « qui parle à qui (ou qui écrit à qui) », et « dans quelles circonstances ». L’acte d’énonciation met en scène des actants et des circonstants (on peut les résumer ainsi : « je », « tu », « ici » et « maintenant »). Or, selon que les actants et les circonstants de la situation d’énonciation sont ou non présents dans un énoncé donné, celuici sera dit « ancré ou coupé de la situation d’énonciation ».
Énoncé coupé de la situation d’énonciation
Un énoncé coupé de la situation d’énonciation (« plan non embrayé » 14) ne comporte aucun indice (ou embrayeur) permettant de repérer celle-ci. Il s’agit souvent du récit, mais également des énoncés sentencieux, des textes de lois, des proverbes, des modes d’emploi, des descriptifs techniques, des démonstrations scientifiques, etc. (et généralement, cela concerne l’écrit) : 1. Saint-Louis est la capitale des mulâtresses, leur univers fermé d’où elles entrevoient la belle et douce France. (1988 : 42) – L’énonciateur est le narrateur ; – le destinataire est le lecteur ; – le lieu de l’énonciation est l’endroit où l’auteur mettait en mots sa pensée ; – le temps de l’énonciation est le moment de l’écriture. Cet énoncé ne comportant aucun embrayeur permettant de mettre celui-ci en relation avec sa propre situation d’énonciation doit donc être analysé comme « coupé » de celle-ci. Cet énoncé est un récit comme celui qui suit : 2. Mais d’ores et déjà tu peux consacrer la vérité d’un proverbe wolof qui dit : « La parole des vieux peut rester tard dans la forêt, mais elle n’y passe pas la nuit. » (2003 : 248) L’énoncé mis entre guillemets est produit par la même situation d’énonciation que celle de l’énoncé précédent. On constate qu’à l’instar du premier, ce deuxième énoncé ne comporte aucun embrayeur permettant de mettre celui-ci en relation avec sa propre situation d’énonciation : ce nouvel énoncé qui est un proverbe est donc, lui aussi, coupé de celle-ci.
Énoncé ancré dans la situation d’énonciation
Un énoncé ancré dans la situation d’énonciation (« plan embrayé15 ») comporte au moins un indice (ou embrayeur) permettant de repérer celle-ci. Il s’agit souvent du discours oral : 3. « Je voudrais vous voir heureuse, tout à fait heureuse, dans un milieu qui cadre bien avec vos charmes …» (1988 : 71) Cet énoncé contient un certain nombre d’embrayeurs permettant de mettre celui-ci en relation avec la situation d’énonciation. – Le pronom personnel « je » est un embrayeur de la première personne désignant l’énonciateur N’Diaye Matar, l’émetteur de la lettre d’amour ; – le verbe « voudrais » — plus précisément, sa terminaison (« -drais » : présent du conditionnel, première personne du singulier) — est également un embrayeur de la première personne désignant l’énonciateur ; – le pronom personnel « vous » et l’adjectif possessif « vos » sont des embrayeurs de la deuxième personne renvoyant à Nini, à qui est destinée la lettre d’amour Cet énoncé qui est un discours est donc ancré dans la situation d’énonciation.
Actants et circonstants de l’énonciation
Les indices permettant de repérer la participation de l’énonciateur à la situation d’énonciation, la présence du destinataire, ainsi que les circonstances de lieu et de temps dans lesquelles est produit l’énoncé, sont appelés embrayeurs.
L’énonciateur est l’actant qui dit (ou pourrait dire) « je ».
Il est également appelé émetteur, ou sujet de l’énonciation. Remarquons en passant qu’il ne faut pas confondre le sujet de l’énonciation avec le sujet de l’énoncé, ce dernier correspondant plus ou moins au sujet grammatical. 4. « Tu es levé, Maï. » (2003 : 11) Ici, le sujet de l’énoncé est « Tu » (c’est aussi le sujet grammatical). Le sujet de l’énonciation est la personne qui prononce cet énoncé, c’est-à-dire Yaye Daro. L’acte de communication part incontestablement de la volonté de l’énonciateur : celuici en est le centre et en assume la responsabilité. En conséquence, il est toujours nécessaire de s’interroger à propos de ses intentions. C’est ainsi que tous les avatars qui viendront perturber l’énonciation (débit, ton, hésitations, lapsus…) feront partie de celle-ci, et nous renseigneront sur l’énonciateur, et par là, sur l’énonciation. b- Le destinataire est l’actant à qui l’énonciateur dit ou pourrait dire « tu ». Il est également appelé récepteur ou co-énonciateur. C’est évidemment le numéro deux de l’acte de communication. Le discours s’adresse à lui, mais il peut être plus ou moins impliqué dans celui-ci. Par ailleurs, et contrairement à l’énonciateur, le destinataire peut être « multiple » (on dit « vous » quand on s’adresse à plusieurs personnes à la fois). C’est le cas dans l’exemple suivant : 5. Que m’avez-vous apporté de beau ou de bon ? (2003 : 71) Dans l’exemple 5, le « vous » renvoie aux deux adolescents venus rendre visite à Maïmouna. Il diffère du « vous » de respect ou de politesse de l’exemple 3 où N’Diaye Matar s’adresse à Nini. Les circonstants renvoient, pour l’essentiel, aux circonstances de lieu et de temps, qui s’apprécient par rapport à l’acte d’énonciation : – un circonstant de lieu est déterminé par rapport au lieu de l’énonciation (« ici », c’est-à-dire, « l’endroit » où le « je » parle ou écrit); – un circonstant de temps est déterminé par rapport au temps de l’énonciation (« maintenant », c’est-à-dire, le « moment » où le « je » parle ou écrit). Mais les circonstants désignent également, dans une acception plus large, l’ensemble des circonstances déterminant un acte d’énonciation. I-
Cas particulier du récit et du discours rapporté
Dans un dialogue, à chaque nouvelle réplique, la situation d’énonciation change, puisque l’énonciateur et le destinataire changent aussi. Le récit est un peu plus compliqué car le narrateur est l’entité qui est responsable de la narration, c’est-à-dire l’acte de production, ou d’énonciation du récit. Il peut s’identifier avec un personnage (dans ce qu’on appelle traditionnellement un récit à la première personne) ou bien être extérieur à l’histoire racontée (récit à la troisième personne) : il est alors décrit comme une simple instance, un double fictionnel de l’auteur. Habituellement, le narrateur fait parler les personnages de son récit en rapportant leurs paroles. Ce procédé, appelé précisément discours rapporté, permet de faire entendre une pluralité de voix (certains linguistes comme Bakhtine parlent même de polyphonie, pp. 129-130). Le discours rapporté peut revêtir la forme directe ou indirecte. Le discours direct est la citation exacte (généralement entre guillemets) du discours prononcé par un tiers, tandis que le discours indirect est l’incorporation (avec transposition et sans guillemets) du discours d’un tiers dans la syntaxe du discours principal, celui du narrateur. Nous reviendrons sur ces différents éléments avec des illustrations. Tout cela témoigne de la difficulté d’étudier de manière pertinente et exhaustive tous les paramètres qui interviennent dans l’acte de parole. Néanmoins, il est possible de repérer les traces de l’énonciation et celle de la subjectivité de l’énonciateur.
La subjectivité dans le langage
Quelques généralités Nous devons une analyse poussée de la subjectivité dans le langage à Emile Benveniste. Cette subjectivité est une particularité définitoire du langage, celle même qui permet au locuteur de devenir sujet et d’utiliser la langue. Pour lui, la subjectivité est omniprésente dans le langage. Elle se définit comme la capacité du locuteur à se poser comme sujet, constituant en fait une caractéristique intrinsèque et essentielle du langage, marquée sous diverses formes dans toutes les langues : Une langue sans expression de la personne ne se conçoit pas. […] Le langage est marqué si profondément par l’expression de la subjectivité qu’on se demande si, autrement construit, il pourrait fonctionner et s’appeler langage16 . Ainsi, la subjectivité devient consubstantielle au langage, car, selon ce linguiste, « le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours . » C’est pourquoi il faut chercher les marques linguistiques de la subjectivité au niveau du discours. Cette omniprésence de la subjectivité dans le langage apparaît comme une évidence car le langage en action est dans la nature de l’homme. Cette argumentation aboutit au concept d’intersubjectivité18, la seule qui rend possible la communication linguistique. Aujourd’hui, l’étude de types de discours semble consacrer la dichotomie subjectif/objectif : le discours avec un « je » serait, ainsi, subjectif, par opposition au discours objectif où les marqueurs de subjectivité sont absents. Dans cette nouvelle acception, la subjectivité ne fait que rendre compte du jugement personnel du locuteur, de son affectivité vis-à-vis du message. Si le discours subjectif comporte des marques de cette personnalisation du message, le discours objectif tend à effacer toute trace de jugement personnel. Cependant, ce jugement personnel transparaît plus ou moins dans le discours du locuteur selon le contexte (le « je/ici/maintenant ») et le cotexte (environnement linguistique d’un texte ou d’une phrase, contexte immédiat) car il est difficile d’atteindre une objectivité absolue. En outre, des linguistes comme Kerbrat-Orecchioni19 parlent aussi de la possibilité de réaliser des discours impersonnels par la voie de « je » et des discours subjectifs par la voie de « il » (cf. discours indirect libre). Après ces quelques considérations générales, nous allons parler des subjectivèmes.
Les subjectivèmes
Selon la terminologie de C. Kerbrat-Orecchioni, un subjectivème est une unité linguistique (substantifs, adjectifs, verbes et adverbes) qui a un caractère subjectif, c’est à dire qui apporte une évaluation ou un jugement du locuteur vis à vis de ce dont il parle. L’évaluation ou le jugement peut porter sur l’objet dont il parle mais aussi sur l’énoncé luimême. Ainsi, toute unité lexicale est, en un sens, subjective, puisque les « mots » de la langue ne sont jamais « neutres ». Mais ce qu’il y a lieu de noter est que le locuteur qui émet des propos choisit entre deux formulations : – le discours objectif qui s’efforce de ne donner aucune trace de la présence d’un énonciateur individuel ; 18 Op. cit., p. 266. 19 Kerbrat-Orecchioni, C. (1999). L’Enonciation. De la subjectivité dans le langage. Paris : Armand Colin. ETUDE DE PROCEDES DE MODALISATION DANS NINI MULÂTRESSE DU SENEGAL ET MAIMOUNA D’ABDOULAYE SADJI THESE DE DOCTORAT UNIQUE – SCIENCES DU LANGAGE Page 26 – le discours subjectif, dans lequel l’énonciateur marque sa présence explicitement ou implicitement. Les unités de la langue qui sont considérées comme des « subjectivèmes » sont les adjectifs, les verbes et les adverbes.
Les adjectifs subjectifs
Ils s’opposent tout d’abord aux adjectifs dits objectifs qui décrivent le monde alors qu’ils renvoient avant tout à un jugement de valeur du sujet d’énonciation.
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