Etude de modeles dynamiques pour la transition vitreuse
Phénoménologie de la transition vitreuse
Généralités sur l’état vitreux
La plupart des liquides, s’ils sont refroidis ou de manière équivalente compressés, se transforment en solide. Ce changement se fait via une transition de phase du premier ordre qui est caractérisée par la discontinuité de certaines quantités thermodynamiques comme l’énergie. Le solide obtenu est alors un objet cristallin qui possède un ordre à longue portée absent de la phase liquide, et c’est l’apparition de cet ordre qui crée la discontinuité à la transition. Les mécanismes de formation de cet état cristallin sont alors considérés comme triviaux, lorsque l’on refroidit le liquide jusqu’à sa température de fusion, le système va cristalliser car l’énergie libre de l’état cristallin devient plus basse que celle de l’état liquide. Cependant, cette transformation n’est pas la seule possible, et pour certains matériaux, il est même presque impossible de retrouver l’état cristallin. Le liquide « évite » alors l’état cristallin et se transforme en un solide amorphe que l’on nomme verre, c’est la transition vitreuse. Cette transition, contrairement à la transition liquide/solide, ne s’accompagne d’aucune discontinuité des variables thermodynamiques classiques. Cet état de la matière étrange existe pour de nombreux composants comme les silicates (qui donnent le verre que l’on connaît bien), mais aussi certains céramiques, po1Les premiers verres fabriqués par l’Homme sont originaires de Mésopotamie, de Syrie ou d’Egypte lymères, colloïdes, et même des métaux amorphes. Pourtant le concept d’état vitreux va bien au delà de ces exemples de formation de verre à partir de liquide. En effet, on le retrouve aussi dans des systèmes physiques complètement différents comme les verres de spins [1], ou les empilements granulaires . Il est alors possible de relier les systèmes de verres de spin, qui correspondent à des substances magnétiques dans lesquelles, les interactions entre les spins sont aléatoires et peuvent être positives (ferromagnétiques), ou négatives (antiferromagnétiques), à des problèmes de complexité et de biologie . La problématique de la transition vitreuse, et les questionnements qu’elle suscite, vont donc bien au delà du monde du physicien, pour s’étendre à de nombreux domaines connexes. Nous allons cependant nous restreindre principalement au paradigme des liquides qui possèdent une transition vitreuse, bien que nous ferons référence de temps en temps aux systèmes de verres de spins. Mais quelles sont les caractéristiques de l’état vitreux ? Nous avons déjà précisé que la transition vitreuse n’était pas une vraie transition thermodynamique, le verre ne peut donc pas être un solide conventionnel. Cependant, d’un point de vue mécanique, celui-ci possède toutes les propriétés d’un solide. En effet, si on applique une force infinitésimale sur le verre, il répondra par une force opposée, qui tend à le replacer dans sa position initiale, ce qui est exactement le comportement d’un solide. Un liquide quant à lui, dans les mêmes conditions, va s’écouler dans le plan transverse à la force. Pourtant, le verre est un milieu amorphe et désordonné, et ainsi, contrairement au solide cristallin qui possède un ordre à longue portée, le verre n’en possède pas. Sa fonction de corrélation spatiale va alors décroître exponentiellement avec la distance, ce qui correspond exactement au comportement d’un liquide. Fig. I.1 – Valeur expérimentale de la magnétisation Thermo-rémanante normalisée en fonction du temps pour des échantillons de AgMn2.6%, dans la phase vitreuse, pour différentes valeurs de tw [4]. est un état de la matière étrange qui partage certaines propriétés avec le solide, d’autres avec le liquide mais qui va avoir aussi des propriétés tout à fait uniques qui vont être reliées à la nature même de la transition vitreuse. Par exemple, le temps d’évolution d’un système vitreux est grand, très grand, tellement grand qu’il dépasse le temps d’observation typique d’une mesure durant une expérience, il dépasse même toutes échelles humaines et historiques ! Il est alors clair que l’idée reçue selon laquelle les vitraux des églises coulent est totalement fausse. Les propriétés physiques du verre nous semblent donc tout à fait stationnaires, il s’agit alors en fait d’un système hors équilibre dans le plus pur sens du terme. Contrairement à un régime transitoire, certes hors équilibre, mais qui est quasi-stationnaire, le verre peut se voir comme un système constamment hors équilibre, qui tend à se relaxer vers l’équilibre mais dont le temps de relaxation est si grand, qu’en pratique, l’équilibre n’est jamais atteint. Ceci va alors entraîner de nombreuses propriétés dynamiques assez étranges, qui sont tout à fait génériques car observées dans de nombreux systèmes vitreux. Il existe un nombre important de résultats expérimentaux et théoriques sur le sujet, et par souci de clarté, nous allons en présenter quelques uns : Le vieillissement : C’est une propriété essentielle des systèmes hors équilibre qui a été très étudiée [4–6]. En effet, dans un système à l’équilibre, quel que soit le moment, les propriétés physiques mesurables vont être inchangées, on dit que le système est alors invariant par translation dans le temps. En revanche, dans les systèmes hors équilibre comme le verre, cette symétrie est brisée, et les propriétés du système vont fortement dépendre de l’histoire et donc de l’âge de l’échantillon que l’on mesure. Plus un système est vieux, plus il relaxe lentement, et si on définit un temps d’attente tw avant de faire la mesure, on obtient différents résultats suivant la valeur de tw. On peut voir par exemple sur la figure I.1, extraite de [4], des résultats expérimentaux pour du AgMn2.6% dans la phase vitreuse, pour lesquels la relaxation de la magnétisation Thermo-rémanante dépend fortement de l’âge de l’échantillon. Rajeunissement et effet mémoire : Il a été montré expérimentalement, dans différents milieux vitreux tels que les verres de spins [7, 8], la présence de phénomènes dits de rajeunissement et de mémoire. Ainsi, si on refroidit un verre de spin à la température t1, en dessous de sa température de vitrification Tg, et que l’on laisse le système reposer, comme nous l’avons vu, il va vieillir, entrainant ainsi la diminution de la susceptibilité χ(ω), qui mesure la vitesse de relaxation du système. Si maintenant, on rediminue la température, au lieu de continuer à diminuer, χ(ω) va augmenter, corrigeant ainsi les effets de vieillissement, on parle alors de rajeunissement. Lorsque le rajeunissement est total, si on effectue le parcours inverse en réchauffant le système, au delà de sa température de vitrification, il est étonnant de constater qu’au moment où le système repasse à la température T1, χ(ω) subit une légére diminution par rapport à la valeur prévue. On parle alors d’effet mémoire. Sur la figure I.2, est représenté un résultat d’expérience extrait de [7] sur du CdCr1.7In0.3S4 dans lequel on distingue bien les effets de rajeunissement et de mémoire, qui nous montrent que les systèmes vitreux ne sont pas Markoviens. La dynamique à l’instant t, va dépendre fortement de tous les instants antérieurs. Cette liste de phénomènes particuliers n’est bien sûr pas exhaustive, mais elle nous permet de bien sentir le caractère spécial de cet état de la matière et pourquoi les systèmes vitreux restent si compliqués à décrire dans un cadre théorique satisfaisant. Pour aller plus loin, nous allons maintenant essayer de comprendre ce qui se passe exactement lors de cette transition pour entraîner ce genre de comportement. CdCr 1.7 In0.3 S4 ω = 0.04 Hz ageing at T2 =9 K ageing at T1 =12 K χ » ( a.u ) Decreasing T Increasing T Reference T (K) 30 50 70 0 100 200 300 Cu:Mn T (K) χ »(a.u.) Fig. I.2 – Résultats expérimentaux pour le CdCr1.7In0.3S4, qui met en évidence les effets de rajeunissement et de mémoire .
La transition vitreuse
Dans un liquide normal, le temps de relaxation τ , après avoir imposé une petite contrainte, est de l’ordre de la picoseconde (ps), ce qui est plutôt rapide. Ceci est le reflet de la dynamique interne du liquide et on peut ainsi définir une échelle naturelle d’excitation du milieu de l’ordre du terahertz (THz). Sans surprise, lorsque l’on abaisse la température, le temps de relaxation du système augmente, car la dynamique se ralentit. Comme τ est lié au mouvement des particules dans le liquide, on s’attend alors naïvement à ce que le temps de relaxation augmente en puissance de T. Cependant, si on étudie la dépendance en température de τ , pour un grand nombre de systèmes vitreux, on se rend compte qu’elle est bien plus importante que celle attendue pour un liquide normal. Pour visualiser ce résultat, il est alors plus commode de l’exprimer en terme de viscosité du milieu η, qui est expérimentalement parlant bien plus simple à mesurer, et qui va avoir le même comportement que τ avec la température. Ainsi, la viscosité croît ici extrêmement rapidement quand la température décroit pour atteindre des valeurs vertigineuses. Il est alors impossible de pousser plus loin les expériences car τ devient plus grand que le temps expérimental. L’identification des mécanismes responsables de ce ralentissement extraordinaire de la dynamique, qui va alors donner lieu à tous les phénomènes discutés dans le paragraphe précédent, est alors un des plus grands défis du domaine. Nous verrons dans le prochain paragraphe, qu’il existe de nombreux cadres théoriques qui fonctionnent plutôt bien, cependant, aucun n’est capable de décrire tous les aspects de la dynamique. En raison des différences qui existent entre tous les liquides possédant une transition vitreuse (différences de composition chimique, d’énergie d’interaction,…), la forte augmentation mesurée de la viscosité, n’apparait pas à la même échelle de température. Pour pouvoir alors comparer les résultats des différents composants, il est commode d’introduire une échelle de température réduite. Pour cela, il nous faut, par convention, définir une température dite de transition vitreuse, que l’on note généralement Tg, pour chaque liquide. Elle correspond alors à la température à laquelle la viscosité vaut η(T = Tg) = 1013P . Ce choix est tout à fait arbitraire, et il reflète le fait qu’une telle viscosité est équivalente à un temps de relaxation d’environ une minute, une échelle de temps plutôt pratique pour l’homme. Dans ces conditions, on peut mesurer la viscosité de différents liquides en fonction de Tg/T, et les résultats tirés des travaux de Angell et al. [9] sont reportés sur la figure I.3. Même après avoir défini une nouvelle échelle de température, les Fig. I.3 – Résultats expérimentaux pour la viscosité, en échelle logarithmique, de différents liquides possèdant un comportement vitreux, en fonction de la température réduite Tg/T, extrait de [9]. courbes ne suivent pas une même tendance principale. Au lieu de cela, certains liquides comme le SiO2, suivent une loi exponentielle pure aussi nommée loi d’Arrhénius, sur toute la gamme de température accessible expérimentalement, alors que d’autres montrent une courbure plus prononcée. On peut alors quantifier cette différence, et on dit que le verre est fort, quand il se comporte suivant une loi d’Arrhénius, et fragile, dans l’autre limite. Cette notion de fragilité n’a alors bien sûr aucun rapport avec les propriétés mécaniques du verre, mais tente de qualifier la dépendance des barrières d’énergie en T, qui sera faible pour un verre fort et inversement pour le verre fragile. Une forme populaire pour ajuster les données expérimentales comme celles présentées ici est alors donnée par la loi de Vogel-Fulcher-Tammann [10–12] (VFT) qui va s’écrire η(T) = η0 exp µ A T − T0 ¶ . (I.1) Cette loi prédit ainsi une divergence de la viscosité à la température de Vogel, T = T0, et suivant la valeur de T0, on va passer d’un verre fragile à un verre fort quand T0 → 0. Cette loi 2 l’unité utilisée ici est le Poise, défini comme 1P = 10Pa.s. est bien sûr empirique et elle n’est pas unique, elle a cependant le mérite de pouvoir s’ajuster sur la grande majorité des données expérimentales. Il est d’ailleurs très difficile de définir un cadre théorique qui permette de justifier l’utilisation de cette loi ou d’une autre, à quelques exceptions. Nous allons par exemple voir dans le paragraphe suivant que la théorie des couplages de modes permet de prédire une augmentation de la viscosité en puissance de T. Il est de plus intéressant de noter qu’il n’y a aucun signe, dans les résultats expérimentaux présentés sur la figure I.3, de discontinuité à la température de fusion du liquide, ce qui montre bien que le système évite la cristallisation. A basse température, le mouvement des particules va avoir lieu sur différentes échelles de temps. Aux temps courts, elles vont se déplacer à l’intérieur de « cages » dans lesquelles elles sont confinées à cause de l’interaction avec les particules les plus proches. Ce mouvement va correspondre aux vibrations que pourrait subir un cristal. La dynamique qui donne lieu à la relaxation et qui correspond à des mouvements collectifs sur de grandes distances, va s’effectuer quant à elle, sur des échelles de temps beaucoup plus grandes. On peut alors réécrire l’entropie du système comme la somme de l’entropie due aux degrés de liberté rapides, qui va correspondre exactement à celle du cristal, et l’entropie due aux degrés de liberté lents, que l’on va qualifier de configurationnelle. La différence d’entropie entre le cristal et le verre est alors simplement donnée par cette entropie configurationnelle. Expérimentalement parlant, cette différence d’entropie ∆S, si elle est normalisée par la valeur de la température de fusion Tm, va décroître rapidement avec la température, pour un verre fragile . Il semble alors que l’entropie configurationnelle s’annule pour une valeur non nulle de la température que l’on qualifie dans la littérature de température de Kauzmann et qui se note TK. Cependant, pour les verres dit forts, ∆S va décroître beaucoup plus lentement et la valeur de TK semble reléguée à 0. Les valeurs expérimentales de TK sont alors très proches des valeurs de la température de Vogel T0. Ces propriétés peuvent alors s’expliquer dans la théorie de Adam et Gibbs que nous allons présenter dans le prochain paragraphe. En dessous de TK, l’entropie configurationnelle est donc nulle, cela signifie donc que le système n’a plus qu’un seul état accessible, qui va constituer un état vitreux idéal, le système ne peut plus s’écouler. En fait, on peut montrer que le paysage de l’énergie libre du système est très accidenté, et le nombre de minima locaux augmente exponentiellement avec le nombre de particules. Pour un système infini, à une température donnée, les barrières d’énergie séparant ces minima vont diverger, piègeant ainsi le système dans un seul état. Cependant, en dimension finie, les barrières resteront finies elles aussi, et le système ne sera jamais piègé dans un seul état, l’entropie configurationnelle n’est alors pas nulle.
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