Etude comparative des règles d’interactions vocales chez les grands singes

Quelle définition pour la complexité vocale ?

La communication peut être considérée comme un acte social qui permet de transmettre de l’information, sous la forme d’un signal, d’un émetteur vers un receveur (Liebal et al. 2012; Smith 1965; Wiley 2012). Le signal est considéré comme le support physique de l’information (Bradburry et Vehrencamp 1998), et il peut transiter par différents canaux : chimiques, électriques, visuels, mécaniques ou encore acoustiques (Bradburry et Vehrencamp 1998). Le signal est alors perçu par le receveur qui va décoder l’information, pouvant induire une réponse de sa part (Bradburry et Vehrencamp 1998). C’est la réponse comportementale du receveur qui nous permet d’inférer la signification du signal transmit (Bradburry et Vehrencamp 1998). Il est toutefois important de noter que la signification d’un signal ne dépend pas uniquement de sa structure (i.e. encodant l’information), mais aussi du contexte dans lequel le signal est produit (Smith 1965).
Dans le cas des sons, le signal se définit selon plusieurs paramètres acoustiques dont les principaux sont la fréquence (i.e. la hauteur du son, en Hertz), l’amplitude (i.e. intensité du son, en décibels) et la durée (i.e. temps durant lequel un signal sonore est produit, généralement en millisecondes). Les différents signaux sonores qu’une espèce peut produire constituent son répertoire acoustique. Dans l’étude des vocalisations, ce répertoire vocal peut être considéré comme gradé ou discret (Hammerschmidt et Fischer 1998; Wadewitz et al. 2015). Le terme de répertoire discret est employé quand il existe une distinction claire entre les différents types de vocalisations (Hammerschmidt et Fischer 1998; Wadewitz et al. 2015). A l’inverse, ce répertoire est qualifié de gradé s’il n’existe pas de frontières marquées entre les différents types de vocalisations, mais plutôt un continuum entre les différentes structures acoustiques (Hammerschmidt et Fischer 1998; Wadewitz et al. 2015).
Traditionnellement, la complexité d’un système communicatif se mesure par le biais du nombre d’éléments structurellement et fonctionnellement différents (i.e. grande taille du répertoire communicatif), ou par la quantité d’informations qu’il permet de transmettre (Freeberg et al. 2012). Ainsi, plusieurs méthodes non-exclusives existent pour appréhender cette complexité de communication.
Concernant la communication vocale, un nombre important de types de vocalisations différentes est souvent considéré comme étant le témoin d’un degré important de complexité vocale (Gustison et al. 2012; McComb et Semple 2005). Le décompte du nombre de types de vocalisations distinctes au sein d’un répertoire se réalise principalement par inspection visuelle. Une approche quantitative, par le biais d’algorithmes, se développe également depuis quelques années (Fischer et al. 2017b). Ces deux méthodes (i.e. inspection visuelle et algorithmes) restent toutefois particulièrement subjectives. De même, la frontière floue entre les signaux vocaux dans les répertoires gradés rend la tâche encore plus complexe. Bien que Fischer et collaborateurs (2017b) aient suggéré une nouvelle méthodologie permettant d’évaluer le degré de gradation entre deux vocalisations, il n’existe pas, à l’heure actuelle, de mesures quantitatives globales de la gradation du répertoire vocal (Peckre et al. 2019).

L’intérêt d’une approche comparative

Les approches comparatives sont indispensables afin d’identifier les pressions de sélection qui peuvent influencer la communication. Les environnements biotiques (i.e. social ou non) et abiotiques au sein desquels évoluent les individus peuvent impacter la complexité communicative observée (Freeberg et al. 2012; Manser et al. 2014). C’est notamment le cas du bruit ambiant enregistré dans un environnement donné, qui peut masquer le signal acoustique produit (Brumm et Slabbekoorn 2005). Ce bruit ambiant peut induire une modulation dans la fréquence de production des sons (e.g. Kirschel et al. 2009; Slabbekoorn et Peet 2003), ou l’apparition d’un élément sonore au début de signal permettant de capter l’attention de l’audience (e.g. Ord et Stamps 2008). La pression de prédation subie par une espèce peut, elle aussi, promouvoir la complexité communicative. Par exemple, cela peut expliquer la mise en place de combinaisons vocales en vue de préciser le danger (e.g. mone de Campbell Cercopithecus campbelli : Ouattara et al. 2009a ; cercopithèque diane Cercopithecus diana : Stephan et Zuberbühler 2008) et son urgence chez certaines espèces de mammifères (écureuil de terre du Cap Xerus inauris et suricate Suricata suricatta : Furrer et Manser 2009). Ainsi, l’adoption d’une approche visant à comparer des espèces étroitement apparentées et aux besoins écologiques similaires mais avec des systèmes sociaux différents est importante pour démêler les rôles relatifs de l’environnement et du système social sur la complexité de la communication (Freeberg et al. 2012; Manser et al. 2014). En suivant cette réflexion, des preuves d’une complexité vocale socialement déterminée ont pu être révélées chez une grande diversité de taxons. Des corrélations ont alors pu être établies entre la taille du répertoire vocal, ou la quantité d’informations contenue dans le répertoire, et la taille du groupe social (e.g. chauve-souris : Wilkinson 2003 ; primate : Gustison et al. 2012; McComb et Semple 2005), le nombre de catégories démographiques (e.g. Sciuridés : Blumstein et Armitage 1997; Pollard et Blumstein 2012), ou encore le système de reproduction (e.g. oiseaux : Kroodsma 1977).

La comparaison primates humains et non-humains : le débat sur les origines du langage

L’aspect essentiellement social de la communication a fait l’objet d’un consensus depuis plusieurs dizaines d’années (e.g. Smith 1969). A l’inverse, la question de l’appartenance exclusive du langage à l’espèce humaine (Homo sapiens) fait toujours débat, et ce depuis l’Antiquité.
Des controverses historiques : Dans sa Politique, rédigée en -340 avant J-C., Aristote considérait déjà l’humain comme un « animal politique parlant » pour lequel la voix est signifiante. La philosophie s’est par la suite longtemps accaparée la question. C’est notamment le cas de Descartes qui, dans son Discours de la méthode (1637), avance l’idée que les animaux non-humains sont capables de « proférer des paroles », mais sans pour autant « parler, c’est-à-dire témoignant de ce qu’ils disent ». Dans le courant de l’année 1871, Darwin suggère, dans son livre «The descent of man, et selection in relation to sex», que «l’humain n’est pas le seul animal qui puisse user d’un langage pour exprimer ce qui se passe dans son esprit, et comprendre plus ou moins ce que dit un autre». Il s’appuie notamment sur l’exemple des primates paraguayens qui, selon lui : « murmurent un ensemble de six mots distincts quand ils sont en état d’excitation, tout en
provoquant chez leurs congénères des émotions similaires » (Bouchet et al. 2016). Le langage, ce système communicatif propre à l’humain, tend à se caractériser par rapport aux propriétés qui le distinguent des autres systèmes de communications non-humains (e.g. Hockett et Hockett 1960; Wacewicz et Żywiczyński 2015). Ainsi, le langage peut être appréhendé comme une entité complexe relevant de capacités telles que la récursivité, la générativité, la symbolique ou encore le déplacement : il apparaît alors comme le propre de l’humain à la vue des découvertes actuelles (e.g. Bickerton 1995; Chomsky 1981; Pinker 1994).
Cependant, en décomposant le langage humain en une somme de propriétés distinctes mais complémentaires, à la fois socio-cognitives (e.g. intentionnalité, flexibilité) et structurelles (e.g. syntaxe, sémantique), il devient possible d’établir des parallèles avec les systèmes de communication des animaux non-humains qui peuvent être informatifs quant aux pressions de sélection ayant influencées l’émergence de ces propriétés et leur diversité .

Vers un scénario évolutif multi-modal et multi-causal du langage

Si la théorie d’une origine vocale et celle d’une origine gestuelle du langage humain prédominent et sont historiquement opposées, de plus en plus de chercheurs ne les considèrent pas comme mutuellement exclusives (e.g. Arbib et al. 2008; Lemasson 2011; Masataka 2008; Meguerditchian et al. 2011a; Meguerditchian et Vauclair 2014; Slocombe et al. 2011; Taglialatela et al. 2011), et préfèrent orienter leur réflexion vers la théorie d’une origine multi modale et multi-causale du langage (e.g. Fröhlich et al. 2019; Kendon 2017; Liebal et al. 2013; Prieur et al. 2020; Slocombe et al. 2011). Cette théorie alternative et moderne suggère que les propriétés langagières (e.g. sémantique, syntaxe, flexibilité et intentionnalité) ont émergé suite à une co-évolution des systèmes de communication gestuel et vocal (e.g. Fröhlich et al. 2019; Levinson et Holler 2014).
La théorie d’une origine multi-modale du langage s’appuie en partie sur le fait que les primates, humains comme non-humains, intègrent simultanément des signaux de différentes modalités à leur communication : les vocalisations impliquent des expressions oro-faciales, et les gestes pouvant être accompagnés de vocalisations (e.g. Arbib et al. 2008; Fröhlich et al. 2019; Gillespie-Lynch et al. 2014; Lemasson 2011; Levinson et Holler 2014; Liebal et al. 2014b; Masataka 2008; Meguerditchian et Vauclair 2014; Slocombe et al. 2011; Vigliocco et al. 2014). Ces différentes modalités de signalisation pouvant être perçues via des canaux sensoriels distincts (Liebal et al. 2014b), il est suggéré une possible complémentarité des fonctions permettant d’améliorer la transmission de l’information (Fröhlich et van Schaik 2018). Par exemple, les bonobos utilisent le même type de vocalisation (i.e. contest-hoot) dans deux contextes très distincts : le jeu et l’agression. L’ajout d’un geste communicatif permet de clarifier le message et d’éviter les ambiguïtés lors des interactions sociales (Genty et al. 2014).
Des observations similaires chez les chimpanzés (Hobaiter et al. 2017; Wilke et al. 2017) mettent en évidence le fait que l’aspect multi-modal (i.e. geste associé à une vocalisation) précise la nature du signal transmis au receveur et lève de potentiels ambiguïtés sans pour autant être redondant (Fröhlich et al. 2019).

La place des études sur les interactions vocales dans le débat sur les origines du langage

Chez l’espèce humaine, la capacité à interagir vocalement apparaît très tôt au cours de l’ontogénie (e.g. Gratier et al. 2016) et se retrouve universellement chez toutes les populations (Stivers et al. 2009). L’apparition précoce de cette capacité langagière chez l’humain peut amener à se questionner quant à l’importance des interactions vocales comme base pour la complexification de la communication au cours de l’évolution (Takahashi et al. 2013).
Toutefois, jusqu’à aujourd’hui, les hypothèses et théories sur les origines du langage se focalisent sur le comportement de l’émetteur ou du receveur, mais ignorent l’interaction dans son ensemble (Chow et al. 2015). Dans la partie qui va suivre, nous aborderons la grande diversité d’interactions vocales qui existe au sein du règne animal. Ces interactions se distinguent les unes des autres par leurs organisations et leurs fonctions.
Une interaction vocale est, par essence, un comportement social. Elle peut se définir sur deux dimensions distinctes mais complémentaires : une première purement temporelle et une seconde purement sociale.
En se basant sur la description des différents types d’interactions vocales rencontrées dans la littérature contemporaine (e.g. Yoshida et Okanoya 2005; Ravignani et al. 2014; Henry et al. 2015; Pika et al. 2018), il est possible d’en proposer une définition générale. Ainsi, une interaction vocale se manifeste quand au moins deux individus produisent, simultanément ou alternativement (i.e. vocalisations séparées par un court silence), une ou plusieurs vocalisations dans une fenêtre temporelle donnée. Néanmoins, cette définition temporelle ne suffit pas à déterminer si ces productions vocales, provenant d’individus distincts, doivent être considérées comme une interaction à proprement parler ou non. En effet, plusieurs individus peuvent produire des sons indépendamment suite à la présentation d’un stimulus similaire (e.g. deux musiciens suivant un même chef d’orchestre), ou suite à l’influence de stimuli distincts survenant dans la même fenêtre temporelle (e.g. deux musiciens côte à côte, jouant simultanément deux partitions différentes). L’existence d’une interaction causale entre les émetteurs est essentielle pour que leurs productions vocales puissent être considérées comme constituant une interaction vocale (Ravignani et al. 2014).

Table des matières

Chapitre I – Introduction générale 
1. La vie sociale : moteur de l’évolution de la communication vocale 
1.1. Quelle définition pour la complexité sociale ?
1.2. Quelle définition pour la complexité vocale ?
1.3. L’intérêt d’une approche comparative
2. La comparaison primates humains et non-humains : le débat sur les origines du langage
2.1. Des controverses historiques
2.2. Les origines non-vocales
2.2.1. Une origine gestuelle
2.2.2. Une origine labiale
2.3. Les origines vocales
2.4. Vers un scénario évolutif multi-modal et multi-causal du langage
3. La place des études sur les interactions vocales dans le débat sur les origines du langage
3.1. Les chorus
3.2. Les duos
3.3. Les échanges vocaux organisés sur le tour de parole
Article 1 : Conversation among primate species 
4. Problématique et objectifs de la recherche 
4.1. Problématique
4.2. Choix des modèles d’études
4.3. Objectifs de l’étude
Chapitre II – Méthodologie générale
1. Les grands singes non-humains 
1.1. Les chimpanzés
1.1.1. Phylogenèse, répartition géographique et écologie
1.1.2. Système social et territorialité
1.1.3. Communication
1.2. Les bonobos
1.2.1. Phylogenèse, répartition géographique et écologie
1.2.2. Système social et territorialité
1.2.3. Communication
1.3. Les gorilles
1.3.1. Phylogenèse, répartition géographique et écologie
1.3.2. Système social et territorialité
1.3.3. Communication
1.4. Les orangs-outans
1.4.1. Phylogenèse, répartition géographique et écologie
1.4.2. Système social et territorialité
1.4.3. Communication
2. Sujets d’étude et conditions de vie
2.1. En parcs zoologiques
2.2. A l’état sauvage
3. Collecte de données
3.1. Enregistrements acoustiques et approche observationnelle
3.1.1. La production vocale
3.1.2. Facteurs socio-démographiques et contextuels
3.2. Approche expérimentale
3.2.1. Paradigme de violation des attentes
3.2.2. Objectif de l’expérimentation
3.2.3. Dispositif expérimental
3.3. Considérations statistiques
Chapitre III – Pertinence sociale des règles d’interactions vocales 
Article 2 : Breaking conversational rules matters to captive gorillas : a playback experiment .
Chapitre IV – Organisation temporelle des productions vocales et influences sociales 
Article 3 : Preliminary investigation of temporal calling patterns of a captive group of chimpanzees
Chapitre V – Influence du système social sur l’émergence des échanges vocaux organisés 
Article 4 : ‘’Conversational rules’’ are driven by social pressures, say studies on great apes 
Chapitre VI – Discussion générale 
1. Principaux résultats
2. Développement ontogénétique des échanges vocaux
2.1. Contrôle moteur et développement des structures cérébrales
2.2. Développement sous influences sociales
2.2.1. Apprentissage social des règles d’interactions
2.2.2. Influence de la motivation sociale
3. Importance des règles et fonctions des échanges vocaux 
3.1. Importance du respect des règles
3.2. Fonctions des échanges vocaux organisés
4. Emergence des échanges vocaux 
4.1. Des facteurs sociaux essentiels à la mise en place des échanges vocaux ?
4.2. L’apparition des échanges vocaux : convergence évolutive ou caractère ancestrale ?
5. Perspectives majeures
5.1. Des précisions à apporter
5.2. Les échanges vocaux organisés : fruit d’une intentionnalité sous-jacente ou simple contagion émotionnelle ?
6. Conclusion
Chapitre VII – Références bibliographiques 
Chapitre VIII – Annexes 
Annexe 1 : Liste des publications 
Annexe 2 : Communications orales 
Annexe 3 : Activités de diffusion de la culture scientifique
Annexe 4 : Encadrement de projets, Responsabilité collectives & Formations suivies

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