Etude acoustique comparative entre Québec et France

Tout observateur averti des faits linguistiques peut en convenir aisément : la langue est éminemment variable (Labov, 1979). D’une époque, d’un pays, d’une ville, d’un milieu social, d’un individu, d’un environnement phonétique à l’autre, les usages diffèrent. Au cours du développement de la linguistique théorique, cette formidable hétérogénéité a d’abord été perçue comme un obstacle. Ainsi, du point de vue des structuralistes du début du siècle dernier, Ferdinand de Saussure en tête, ou des premiers générativistes, à la suite de Noam Chomsky, la variation est une source de bruit, une difficulté dont doit s’affranchir le linguiste pour parvenir à une description pertinente de la langue (Honeybone, 2011). L’une des célèbres dichotomies proposées par Saussure (1916 [2005] : 20) oppose la parole, fruit d’une actualisation individuelle de la langue, et la langue, système homogène et conventionnel; pour le père du structuralisme, « en séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel » [c’est nous qui soulignons]. Chomsky (1965 : 4), qui dresse lui aussi une distinction analogue entre la compétence, comparable à la langue saussurienne , et la performance, parallèle à la parole, déclare encore plus nettement que Saussure (1916) que « observed use of language […] may provide evidence as to the nature of this [competence], but surely cannot constitute the actual subject matter of linguistics, if this is to be a serious discipline » [c’est nous qui soulignons].

L’avènement de la sociolinguistique variationniste, principalement diffusée par l’intermédiaire des écrits de William Labov à partir des années 1960, a modifié ce découpage méthodologique. Comme le rappelle Labov (1979 : 263), la vision structuraliste et générativiste force à considérer que toute alternance de formes linguistiques constitue soit une « permutation de codes » (code switching), soit une « variation libre » : dans ce dernier cas, l’une et l’autre des formes se valent et n’ont pas de signification différenciée. Labov rejette cette analyse et propose plutôt que la variation présente dans la langue est inhérente et structurée, brisant, de ce fait, l’association traditionnelle entre structure et homogénéité (Weinreich, Labov et Herzog, 1968). À sa suite, les sociolinguistes étudient donc l’hétérogénéité dans la langue en reconnaissant que celle-ci est causée par des facteurs d’influence de deux types, internes et externes, agissant souvent en interaction. Les facteurs internes sont ceux qui ont trait au système de la langue lui-même, comme l’ordre des mots, la structure accentuelle ou l’environnement segmental, alors que les facteurs externes sont liés à l’utilisation de la langue en contexte social; ainsi l’âge, la classe sociale ou le genre en sont-ils des exemples. Historiquement, le travail des sociolinguistes, qui fait la part belle aux facteurs externes en portant surtout sur les liens entre la composition sociale des communautés et les usages linguistiques, s’est principalement effectué sur le terrain des usages phoniques : les grandes enquêtes classiques (celle de Labov, 1963a [2006] sur le /r/ dans les grands magasins new yorkais; celle de Labov, 1963b [1979] sur les diphtongues à Martha’s Vineyard; celle de Labov, Yaeger et Steiner, 1972 sur les changements en chaîne en anglais américain; celle de Trudgill, 1974 menée à Norwich, en Angleterre) sont centrées sur la variation phonétique, dans le prolongement de la tradition dialectologique (Candea et Trimaille, 2015 : 11).

L’évolution de la sociolinguistique s’est toutefois faite en parallèle de celle de la phonétique traditionnelle, tant et si bien que leurs objectifs et leurs méthodes, quoiqu’apparentés, n’ont que rarement convergé (Thomas, 2015 : 215-217). On assiste récemment à la genèse d’un nouveau point de rencontre entre ces disciplines : les travaux analysant les phénomènes phoniques à la lumière de facteurs externes se définissent de plus en plus comme relevant de la sociophonétique. La première acception de ce terme est attribuée à Deshaies Lafontaine (1974) (Foulkes et Docherty, 2006; Thomas, 2007); il est néanmoins plus fréquent depuis le milieu des années 2000, et ce, avec un sens plus large qu’à l’origine (Foulkes et Docherty, 2006). Désormais, « […] le mot est doté d’une forte charge programmatique et […] nous assistons peut-être au début de l’institutionnalisation de la [sociophonétique] comme discipline, ou plutôt comme domaine interdisciplinaire, au niveau international » (Candea et Trimaille, 2015 : 18).

La sociophonétique est un champ présentant une diversité définitoire : comme le soulignent Foulkes et al. (2010 : 704), « given the recent growth of the field and the disparate paths it has taken, providing an adequate definition of sociophonetics is far from straightforward ». Pour ces auteurs, toutes les études se réclamant de la sociophonétique ont l’objectif commun de décrire et d’expliquer la variation phonétique socialement structurée sous plusieurs aspects : ses manifestations physiques, son évaluation sociale, son apprentissage et son traitement cognitif. Si une certaine séparation entre deux types de sociophonétiques semble toujours exister (Thomas, 2007), Hay et Drager (2007 : 94) considèrent toutefois que le champ d’études peut progresser et s’homogénéiser grâce à une conjugaison de chacune des disciplines parentes. Ainsi, du côté phonétique, ces auteures plaident pour un recours plus généralisé à une analyse acoustique fine de la parole pour l’étude de la production plutôt qu’à des méthodologies fondées sur les impressions auditives des chercheurs, celles-ci tendant à simplifier des phénomènes phoniques en les ramenant à des catégories discrètes. Du côté sociolinguistique, Hay et Drager (2007 : 93) soutiennent qu’une approche ethnographique, dans le prolongement de celle adoptée, par exemple, par Eckert (1988) ou Bucholtz (1999), serait plus à même de représenter « the wide range of social factors that could influence the patterning of phonetic variation ».

Dans ce mémoire, nous adopterons la définition de la sociophonétique mise de l’avant par Foulkes et Docherty (2006 : 412), qui l’envisagent comme s’intéressant à « any instance of variation where the indexed factor is at least partly socially-constructed and, therefore, cannot be fully explained by universal principles such as those of acoustics and aerodynamics ». Selon ces auteurs, chaque production orale contient des informations sociolinguistiques dites indicielles (indexical), en ce sens qu’elles sont associées à une catégorie sociale spécifique. En effet, comme l’expliquent Docherty et Mendoza-Denton (2012 : 55), la parole « is the channel through which, at one and the same time, speakers phonetically realize the phonological system acting as the foundation for lexical contrast and project the social-indexical features appropriate for particular communicative contexts ».

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Des études sociophonétiques récentes menées en français québécois fournissent des exemples de variantes indicielles de l’origine géographique : des réalisations peu diphtonguées et plutôt tendues des voyelles /i, y, u/ (Sigouin, 2013) en contexte allongeant (devant /ʁ, v, ʒ, z/) sont par exemple associées plutôt à Saguenay qu’à Québec, alors que des occurrences particulièrement ouvertes de la voyelle moyenne /ɛ/ en finale de mot distinguent nettement la parole des locuteurs saguenéens de celles des locuteurs de la capitale (Riverin-Coutlée, 2015). Ces deux phénomènes n’épuisent toutefois pas l’ensemble des variations présentes dans le système vocalique du français québécois. Ce mémoire est consacré à une autre voyelle moyenne, /ɔ/ (celle de bonne) : en français contemporain, celle-ci peut être réalisée [ɔ̈], voire [œ] (comme dans seul). Cette tendance est particulièrement documentée en français hexagonal (Martinet, 1957; Coveney, 2001; Boula de Mareüil, Adda-Decker et Woehrling 2010), mais est également mentionnée en français québécois (Paradis, 1985; Martin, 2002; Lamontagne, 2015). Elle reçoit diverses dénominations, étant appelée tantôt centralisation (Lennig, 1978; Flikeid, 1994; Falkert, 2008), tantôt avancée (Gendron, 1966; Gadet, 1992, 1997), mais le plus souvent antériorisation (Walter, 1976; Péretz, 1977; Fónagy, 1989; Malderez, 1995; Léon, 1996; Carton, 2000; Arnaud, 2006; Hall, 2007; Boula de Mareüil et al., 2010; Lyche, 2010; Hansen et Juillard, 2011; Mooney, 2016; fronting en anglais, ex. Armstrong et Low, 2008). C’est ce dernier terme que nous retiendrons dans la présente étude. En synchronie, les réalisations antériorisées de /ɔ/ sont parfois perçues comme des occurrences du phonème /œ/, comme en témoignent plusieurs anecdotes relevées dans la littérature (par ex., à l’oral, /vɔl/ entendu « veulent », Fónagy, 1989 : 245; /lɔmosɛksɥalite/ entendu « le mot sexualité », Malderez, 1995 : 2; à l’écrit, « Beaujelais » ou « petiron », Gadet, 1992 : 33).

Études phonétiques en Europe

C’est à partir d’écrits, de remarques ou de leurs propres intuitions que les auteurs mentionnés jusqu’ici ont traité de l’antériorisation de /ɔ/. De nombreuses études acoustiques et enquêtes auditives réalisées à partir des années 1960 sont venues compléter ce portrait, en plus de quelques autres études intuitives. La plupart ont été menées en Europe, et plus spécifiquement à Paris. Un tour d’horizon de ces études, distinguées par leur méthodologie, est maintenant présenté. Chaque sous-section est divisée en trois parties : d’abord, les faits concernant l’origine de l’antériorisation de /ɔ/, sa vitalité et son expansion géographique sont réunis. Suivent les données de nature sociolinguistique, mettant en lumière l’effet des facteurs externes sur la prononciation de /ɔ/, puis les données portant sur les facteurs internes.

Région parisienne

C’est à Paris et à ses environs rapprochés que nous nous intéressons en premier lieu. Les remarques générales sur le français, faites sans référence à un lieu géographique particulier, sont également traitées dans cette section : nous supposons qu’elles réfèrent au français parisien, qui a été et est encore érigé en modèle normatif sur la base de l’importance historique, culturelle, politique et économique de la capitale française (voir Caput, 1972; Borrell et Billières, 1989; Singy, 1996; Remysen, 2004).

Remarques impressionnistes
Origine, vitalité et expansion géographique
Parmi les auteurs ayant formulé des remarques impressionnistes sur l’antériorisation de /ɔ/, ceux qui mentionnent son origine considèrent en général que le phénomène a émergé dans la capitale française (Morin, 1971; Gadet, 1992, 1997; Léon, 1996; Coveney, 2001; Lyche, 2010). Plusieurs associent plus généralement ce phénomène au français septentrional (Morin, 1971; Carton, 2000, 2001; Coveney, 2001). Carton (2000, 2001) rapporte aussi avoir entendu des variantes antériorisées de /ɔ/ à Nancy; quant à Coveney (2001), il en a relevé en Picardie et dans le Nord–Pas-de Calais. L’hypothèse de Martinet (1957) quant à l’apparition de l’antériorisation de /ɔ/ semble admise par tous les auteurs susmentionnés, à l’exception de Léon (1996 : 211). Ce dernier l’interprète plutôt comme découlant d’« une certaine affectation, qui entraîne non seulement l’antériorisation de la prononciation du o ouvert inaccentué, mais aussi de toutes les autres voyelles du système ».

Table des matières

Introduction
Chapitre 1 : Problématique et objectifs
1.1. Attestations historiques
1.2. Études phonologiques
1.3. Études phonétiques en Europe
1.3.1. Région parisienne
1.3.1.1. Remarques impressionnistes
1.3.1.2. Enquêtes auditives
1.3.1.3. Études acoustiques
1.3.1.4. Synthèse partielle
1.3.2. Europe francophone hors Paris
1.3.2.1. Remarques impressionnistes
1.3.2.2. Enquêtes auditives
1.3.2.3. Études acoustiques
1.3.2.4. Synthèse partielle
1.4. Études phonétiques en Amérique du Nord
1.4.1. Domaine linguistique acadien
1.4.1.1. Remarques impressionnistes
1.4.1.2. Enquêtes auditives
1.4.1.3. Synthèse partielle
1.4.2. Domaine linguistique québécois
1.4.2.1. Remarques impressionnistes
1.4.2.2. Enquêtes auditives
1.4.2.3. Études acoustiques
1.4.2.4. Synthèse partielle
1.5. Synthèse générale
1.5.1. Facteurs externes
1.5.2. Facteurs internes
1.6. Objectifs et hypothèses
Chapitre 2 : Cadre expérimental et méthodologie
2.1. Cadre expérimental
2.1.1. Formants
2.1.1.1. F1, F2 et identité vocalique
2.1.1.2. F3, indice supplémentaire
2.1.2. Dynamique spectrale
2.2. Méthodologie
2.2.1. Échantillon
2.2.1.1. Corpus C10-12
2.2.1.2. Corpus C16-17
2.2.1.3. Éthique
2.2.2. Matériel linguistique
2.2.2.1. Style de parole
2.2.2.2. Tâche de lecture
2.2.2.3. Enregistrements
2.2.2.4. Mots retenus pour l’analyse
2.2.3. Segmentation du signal sonore
2.2.4. Occurrences rejetées
2.2.5. Analyse acoustique
2.2.6. Analyse statistique
2.2.6.1. Valeurs de p
2.2.6.2. Modèles de régression linéaire à effets mixtes
2.2.7. Normalisation des données formantiques
2.2.7.1. Procédures de normalisation extrinsèques et intrinsèques aux voyelles
2.2.7.2. Normalisation par les effets aléatoires
2.3. Synthèse
Chapitre 3 : Résultats
3.1. Corpus C10-12
3.1.1. Résultats descriptifs
3.1.2. Statistiques
3.1.2.1. F1
3.1.2.2. F2
3.1.2.3. F3
3.1.3. Synthèse
3.2. Corpus C16-17
3.2.1. Résultats descriptifs
3.2.2. Statistiques
3.2.2.1. F1
3.2.2.2. F2
3.2.2.3. F3
3.2.3. Synthèse
Chapitre 4 : Discussion conclusive

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