Être autrichien: la problématique de la faute chez les écrivains autrichiens du début du siècle
Arguments esthétiques et philologiques
La propension de nombreux écrivains autrichiens de cette époque à se référer à la philosophie kantienne se traduit diversement dans leur comportement, leur attitude religieuse et sociale, leur vision esthétique. Dans un ouvrage consacré à Freud, Jews and other Germans ; masters and victims in modernist culture, Peter Gay fait allusion à l' »immense popularity of Kant among german Jews […]. Kant’s critical philosophy provided a rationale for a religion of reason that permitted emancipated Jews to fit their own religious views into a universal […] scheme ».103 Une telle conception permettait une meilleure assimilation, neutralisait le judaïsme traditionnel, favorisait la germanisation (du fait du caractère typiquement allemand de Kant) et conduisait, soulignons-le à une première déstabilisation. L’instabilité se traduit d’abord dans l’esthétique puis dans le dédoublement et la perte de la personnalité. Dans l’esthétique : H.W. Schaffnit, au terme d’une relecture de Kant, repère bien l’ambiguïté entre Naturschönheit et Kunstschönheit, confusion qui aboutit à cette interrogation majeure : Ist das Schöne aber selbst als Totalitätsbestimmung anerkannt, so ist es nicht mehr Gegenstand eines Urteils. Dann ergibt sich allerdings als neues Problem, wie ist die Beziehung der Kunst als eines gesonderten Gebietes der Gegenstände zu dem Schönen als Totalitätsbestimmung La jeunesse viennoise juive apprécie particulièrement l’impressionisme, dans les années 1890, comme reflet de la diversité de sa propre identité (le flou). L’ « unrettbare Ich » de Mach, repris par Hermann Bahr en 1904 dans son Dialog vom Tragischen, est un concept fondamental de l’impressionisme, vu sous l’angle épistémologique. William Johnston explique que « le Soi se dissout en une suite de moments discrets sans qu’aucun Moi unificateur ne les lie. Cette sensibilité flottante sans Moi s’atomise en mille Soi, chacun sans but et sans croyances durables. » 105. C’est le phénoménalisme, l’impossibilité d’aller au-delà de la sensation contingente, la nécessité de faire un Tout entre soi et le monde dit « extérieur ». L’un des premiers à faire état d’un tel comportement est Beer-Hofmann en 1899, dans Der Tod Georgs, avant Schnitzler (Leutnant Gustl, écrit environ deux ans plus tard) et Richard Schaukal, dans Eros Thanatos (Vienne, 1906). Lord Chandos illustre le flux d’Héraclite, vécu comme « la terrifiante absence d’un Moi unificateur » 106, flux vécu autrement, comme une succession permanente de jouissances du moment, les Jetztfolge de Musil. Au sujet de la théorie de l’art comme illusion, de Konrad Lange (1895) 107 qui rejoint ce propos, Barry Smith relève une …fluctuation rapide, chez l’observateur, le faisant alterner du jugement qu’il voit une sphère réelle, au rappel soudain de ce qu’il n’a qu’un dessin devant soi, pour en revenir tout à trac, au jugement qu’il voit une sphère, et ainsi de suite. Le plaisir esthétique, selon Lange, tire son origine d’un tel perpétuel va-et-vient des phénomènes psychiques, et l’oeuvre d’art est, essentiellement, un support pour la production de ce sentiment de liberté spécifique qui est lié à notre reconnaissance de l’imitation réussie. 108 Stephan Witasek, disciple d’Alexius Meinong, rompt le mouvement de va-et-vient : « En vérité, le sujet ne croit pas vraiment, fût-ce un instant en fin de compte, qu’il y a là une sphère authentique ; il n’émet jamais que l’assomption (le jugement imaginatif, la fiction) correspondante. Que le jugement imaginatif est un acte moral, primordial et unitaire, au même titre que le jugement effectif, voilà précisément ce qui a échappé à Lange. » 109 Cette « fugacité essentielle » réside également dans les esquisses de Peter Altenberg, l’inachevé permanent qui se ressource dans un cycle inchangé de morts provisoires. L’impressioniste se contente de voir, dans une extase toujours renouvelée. Il ne théorise pas, il ne structure pas. Martin Buber écrit : « Bahr était un de ceux qui sont en avance sur leur temps, et son temps à lui, c’est toujours le moment précis où, ayant mis en évidence quelque chose, il passe outre dans le moment qui suit. » 110. Il y a, dans ce papillonage » de Bahr une frivolité qu’exècre Karl Kraus, et dont le journalisme ordinaire lui semble être un parfait symbole. Il tint à cet égard plus d’une fois dans la Fackel les mêmes propos que Martin Buber. Dans Heine und die Folgen (1910), il qualifie Heine de père du feuilletonisme, ce qui a été interprété comme de l’antisémitisme. Sur ce point précis, notons que l’essai Der jüdische Selbsthaß de Theodor Lessing (1930) joue un rôle important dans la compréhension de l’attitude de Kraus. Lessing note que Kraus est un littérateur de métier, mais qu’il pourfend les écrivains, un journaliste qui vilipendie le journalisme ; il est emphatique sur son époque alors qu’il la hait ; il est le gardien des bons usages de la langue tandis qu’il crée des néologismes ; il use et abuse de la parole pour vanter le silence.
Introduction aux problèmes liés à la prétendue « crise du langage » chez Mach, Mauthner et Hofmannsthal
Le triomphe du libéralisme se traduit par un encouragement aux arts, dans lesquels les enfants se complairont. Devenus adultes, ils se révolteront contre leurs aînés en vertu des idées nouvelles qu’une relative oisiveté due à l’aisance, et un désintérêt affiché pour l’univers matériel, auront fait naître. En vertu aussi de la faillite à moyen terme du libéralisme, concrétisée, selon Carl Schorske, par la « frustration nationale, l’injustice sociale, la dépression économique et la corruption politique » 135. D’où, parallèlement à la renaissance culturelle, un mouvement socialisant. Klimt (seconde manière), la Jung Wien, la Sécession, encouragent hédonisme et esthétisme, avec Schnitzler. Contre eux, les partisans du Geist comme Kraus et Loos, qui sont, à certains égards, favorables à un conservatisme éthico-rationnel. Ils sont rejoints en cela par de « nouveaux apôtres de l’instinct » 136 qui ne respectent aucune convention culturelle, comme Kokoschka, Schönberg, Musil, Broch, Trakl… Pour Hofmannsthal (contrairement à Kraus) le langage est adaptable aux circonstances, aux personnes. Son théâtre associe aussi bien le dialecte à la langue classique, qu’à des expressions françaises [cf. notamment Der Schwierige, Der Unbestechliche]. « Hofmannsthal était attiré par le baroque, en particulier par l’époque de Marie- Thérèse, avec sa culture de la grâce, où l’on tentait de résoudre les problèmes de relation entre les classes sociales à travers une reconnaissance de la différence, avec une foi dans une unité invisible comme fondement de la réconciliation. » 137. Moïse et Aaron, de Schönberg, oppose le Verbe (Moïse) à l’Art (Aaron). Le premier s’appuie sur le Décalogue, sur le Logos pur (Kraus) mais ne parvient pas à rentrer en contact avec le peuple. Le second, défenseur de l’Art (Hofmannsthal) est au contraire en contact étroit avec lui mais échoue dans sa relation avec le Logos, synonyme d’ordre et de morale ; il génère le Veau d’Or. (Hofmannsthal avait d’ailleurs, par la bouche du prince-poète devenu roi puis renversé, exprimé cet échec à la fin de Der Turm : « …die Wahrsagerin hat es gesagt, daß für mich kein Platz in der Zeit ist (…) Gebet Zeugnis : ich war da. Wenngleich mich niemand gekannt hat. » 138 L’opéra de Schönberg fait dire à Moïse : « Das Wort, das Wort, das mir fehlt. » 139, i.e., détenteur du Verbe, il ne peut le chanter, l’art lui manque, d’où son angoisse qui est aussi associée à la solitude de Kraus. Celui-ci, dans Les derniers jours de l’humanité, nous présente « la comédie terrestre la plus cruelle [qui] est une tragédie divine ;
INTRODUCTION |