Spéciation du niobium et du tantale en milieux basiques et développement d’un procédé hydrométallurgique pour la séparation niobium-tantale
Etat de l’art sur la valorisation du niobium et du tantale par des procédés métallurgiques
Ce chapitre a pour ambition d’éclairer le lecteur dans l’univers, très discret, du niobium et du tantale. La première partie de ce chapitre propose une vision d’ensemble des marchés du niobium et du tantale. Les données technico-économiques (applications, prix, productions, gisements, producteurs actuels, projets miniers en développement), propres à ces deux métaux méconnus du grand public, sont présentées. La seconde partie détaille les procédés industriels permettant d’obtenir les produits commerciaux de niobium et de tantale à partir de leurs minerais. Les procédés classiques, utilisés industriellement pour la séparation niobium-tantale, y sont également détaillés. La troisième partie de ce chapitre présente le projet minier d’Eramet, nommé Maboumine, sur lequel est centrée cette thèse de doctorat. Les différentes étapes du procédé Maboumine sont détaillées et un état de l’art de la chimie du niobium et du tantale au sein de ce procédé est établi. Quant à la quatrième et dernière partie, elle présente l’état de l’art sur la chimie du niobium et du tantale en solutions aqueuses. Les milieux chlorhydriques, nitriques, sulfuriques, fluorhydriques et oxaliques sont d’abord abordés afin de donner une vision globale des propriétés de ces deux éléments. Enfin, la spéciation du niobium et du tantale en milieux basiques est passée en revue afin d’améliorer notre compréhension du procédé Maboumine.
Le marché du niobium et du tantale
Histoire et données de base
Le niobium (Nb, Z = 41) et le tantale (Ta, Z = 73) appartiennent au groupe V du tableau périodique. Le vanadium (V, Z = 23) et le Dubnium (Db, Z = 105) sont les deux autres membres de ce groupe. La découverte du niobium fût un peu confuse mais est attribuée aujourd’hui au chimiste britannique Charles Hatchett (Charles Hatchett Award, 2015). En 1801, le chimiste londonien et membre de la Royal Society travaillait pour le British Museum sur une collection de minéraux venant d’Amérique de Nord (Griffith & Morris, 2003 ; Fontani et al., 2015). Il prouva l’existence d’un nouvel élément dans ces minéraux mais sans pouvoir l’isoler et le nomma « colombium » en l’honneur de Christophe Colomb, qui découvrit le continent américain. En 1802, le chimiste suédois Anders Gustaf Ekeberg (1767 – 1813) isole un autre élément et le nomme tantale en raison des difficultés rencontrées lors de ses travaux et en référence au demi-dieu grec « Tantale » condamné par les dieux au supplice éternel. En 1809, un autre chimiste britannique, William Hyde Wollaston, découvreur du palladium et du rhodium, réexamine des minerais de colombium et de tantale et annonce que ces deux éléments sont finalement identiques. Les travaux de Hatchett sont alors mis en doute et la découverte du tantale reste attribuée à Ekeberg pour sa caractérisation plus poussée que celle de Hatchett. Les conclusions de Wollaston s’avéreront finalement erronées, ce dernier ayant été induit en erreur par les propriétés chimiques très voisines des deux éléments. Ensuite, en 1844, le chimiste et minéralogiste allemand Heinrich Rose analyse des minerais de tantale et de colombium et conclut qu’ils contiennent tous deux du tantale mais également deux autres éléments (Britannica Encyclopedia, 2015). S’appuyant sur les conclusions de Wollaston, il exclut la présence de colombium et nomme alors les deux autres éléments « niobium » et « pelopium », respectivement, fille et fils du demi-dieu Tantale (Rose, 1845). Le pelopium s’avéra finalement être un mélange de niobium et d’impuretés. Les doutes sur les conclusions de Wollaston commencèrent à s’élever, et en 1854, le chimiste écossais Arthur Connel fut le premier à supposer que le colombium de Hatchett et le niobium métallurgiques CONFIDENTIEL 15 de Rose étaient en fait un seul et même élément. La preuve expérimentale fut finalement apportée par le chimiste suisse Jean-Charles Galissard de Marignac (Marignac et al., 1866 ; Marignac, 1866 ; Jefferson Lab, 2015), inventeur du procédé de cristallisation fractionnée des fluorures de niobium et de tantale. Les noms colombium, donné par le britannique Hatchett, et niobium, donnée par l’allemand Rose, furent utilisés en parallèle pendant plus d’un siècle pour désigner l’élément 41. L’union internationale de chimie pure et appliquée (IUPAC) a finalement clos le débat en 1950 en officialisant le nom niobium. La racine du nom colombium reste cependant encore présente, particulièrement dans les pays anglo-saxon, pour désigner les minerais de niobium comme la colombite (ou niobite) ou le « coltan », abréviation de colombo-tantalite. Le Tableau 1 donne un aperçu des caractéristiques physiques du V, du Nb et du Ta .Les débuts chaotiques de la chimie du niobium et du tantale sont dus, en grande partie, au fait que ces deux éléments sont souvent présents dans un même minéral et qu’ils possèdent des propriétés physico-chimiques très voisines. A l’état métallique, Nb et Ta sont ductiles (possibilité de les étirer) et possèdent des points de fusion et d’ébullition très élevés. On remarquera que le tantale est le plus rare des métaux du groupe V, avec seulement 1,83 ppm en moyenne dans la croûte terrestre (Tableau 1). Avec cette abondance, le tantale est au 51ème rang des éléments naturels classés par ordre d’abondance décroissante (BRGM, 2012). A titre de comparaison, la croûte terrestre contient en moyenne 24,0 ppm de scandium, 17,0 ppm de lithium, 6,1 ppm de samarium, 5,9 ppm de dysprosium et de gadolinium, ~3 ppm d’erbium et d’ytterbium, 2,12 ppm d’étain, 1,90 ppm de césium et 1,75 ppm d’uranium. A l’instar des terres rares, le niobium et le tantale sont donc des métaux relativement peu abondants sur terre. Enfin, il convient de noter que le niobium et le tantale n’ont aucun rôle biologique connu à ce jour ; aussi bien pour les êtres vivants que pour les végétaux. L’Homme a néanmoins su leurs trouver de nombreuses applications, comme développé dans les parties suivantes. 1.2. Applications et produits commerciaux pour le niobium Les premières applications pour le niobium remontent aux années 1930 mais il aura fallu attendre les années 1960 et la découverte de vastes gisements au Brésil pour que l’industrie de cet élément se développe réellement. Le niobium est aujourd’hui très majoritairement consommé par l’industrie métallurgique car l’ajout de quelques ppm de niobium à un acier permet de rendre ce dernier plus résistant à la corrosion et améliore fortement ses propriétés mécaniques. La production mondiale de niobium était estimée, en 2009, à l’équivalent de 110 000 t de Nb (British Geological Survey, 2011). La répartition des différentes utilisations du niobium est donnée sur la Figure 1. La grande majorité du niobium produit sert à la manufacture d’aciers à faible teneur en Nb (< 1 %m Nb), consommés principalement dans le secteur de la construction, de l’automobile, du nucléaire et dans la fabrication de pipelines pour les industries gazière et pétrolière. Figure 1. Répartition de la consommation de niobium dans le monde en 2007 par gamme de produits (gauche) et par secteur d’utilisations (droite). Sources : IamGold Corporation, 2012 et Roskill Information Services, 2009. La matière commerciale utilisée pour la production des aciers à faible teneur en Nb (~90 % du marché) est le ferroniobium. Le ferroniobium est donc, de loin, le principal produit commercial à base de niobium et sa consommation reflète la tendance générale du marché du niobium. On désigne par « ferroniobium » un alliage bimétallique fer-niobium contenant entre 55 et 70 % massiques en niobium. Les producteurs de Nb le fabriquent par pyrométallurgie à partir de concentrés issus des mines de niobium lorsque les caractéristiques physicochimiques de ces derniers le permettent (granulométrie, concentration en impuretés…). La majeure partie de marché du niobium reposant sur des secteurs clés pour l’économie comme l’automobile, le bâtiment et les hydrocarbures, la consommation mondiale de ferroniobium suit généralement les indicateurs macro-économiques comme la production d’aciers ou le PIB à l’échelle mondiale (Figure 2). Du fait de l’industrialisation de pays très peuplés comme la Chine, les perspectives de croissance du marché du niobium sont bonnes. En effet, la croissance d’un pays augmente sa consommation d’aciers d’une part, et intensifie sa demande en aciers de haute qualité d’autre part (Figure 2). Ces deux facteurs vont dans le sens d’une augmentation de la demande en niobium dans le monde pour les années à venir. Après un ralentissement en 2009 suite à la crise financière, la production de ferroniobium est repartie à la hausse et tire vers le haut l’ensemble du marché du niobium. Les prévisionnistes estiment que la production mondiale de niobium pourrait atteindre 600 000 t de Nb en 2030 (BRGM, 2011), soit 8,7 fois plus qu’en 2007 et une augmentation annuelle moyenne de 8,4 %. Figure 2. Gauche : Production mondiale d’aciers et consommation mondiale de ferroniobium de 2000 à 2010. Droite : Concentration moyenne en ferroniobium dans les aciers au niveau mondial et PIB mondial de 2000 à 2011. Sources : IamGold Corporation, 2012 et International Monetary Fund, 2014. Environ 90 % du niobium échangé sur les marchés est sous la forme de ferroniobium de qualité standard. Celui-ci contient entre 60 et 70 %m de Nb, du fer et également des impuretés comme le silicium (< 2,5 %m), l’aluminium (< 1%m), le titane (< 0,4%m) et du tantale (< 0,5 %m) (Norme ISO 5453). Lorsque le fer ou les impuretés sont gênantes pour l’application visée, le pentoxyde Nb2O5, est utilisé comme matière première. Nb2O5 couvre alors directement ou indirectement 10 % de la consommation mondiale en niobium. Il est vendu avec une pureté variable selon l’utilisation finale, allant de 98,5 % à plus de 99,995 %, avec au maximum 0,1 à 0,2 %m de Ta (Roskill Information Services, 2009 ; H.C. Starck, 2015). Les spécifications commerciales pour Nb2O5 sont fixées par les fournisseurs eux-mêmes ; par contre les spécifications concernant les différentes qualités de ferroniobium sont régies par la norme internationale ISO 5453 (International Organization for Standardization, 1980). Il est important de distinguer deux types de ferroniobium commerciaux : – le ferroniobium « standard », produit directement à partir des concentrés miniers; – le ferroniobium « vacuum-grade », produit à partir d’oxyde Nb2O5 de haute pureté. Ce type de ferroniobium est produit en plus petites quantités pour des applications spécifiques. Les dérivés de niobium produits à partir de Nb2O5 ou de ferroniobium de qualité standard incluent : les aciers à base de Nb, le niobium métallique, les carbures de Nb, les hydrures de Nb, les béryllures de Nb, les niobates alcalins (LiNbO3, NaNbO3, KNbO3), les dérivés halogénés comme NbCl5, les oxalates de Nb, etc. Un aperçu des diverses utilisations du niobium est donné ci-après. Les aciers à base de niobium On distinguera deux classes d’aciers niobés, toutes deux utilisant le ferroniobium standard comme matière première : – les aciers « micro-alliés » comportant jusqu’à 0,05 % de Nb ; – les aciers inoxydables comportant jusqu’à 1% de Nb ; Bien qu’à faible teneur en Nb, les aciers micro-alliés représentent la plus importante utilisation pour le ferroniobium standard (~80 % du marché selon le BRGM) et donc du niobium en général. Les aciers micro-alliés sont utilisés dans les secteurs de la construction, de l’automobile et du nucléaire. L’exemple phare est le Viaduc de Millau, dans le sud de la France, qui contient 0,025 % de niobium. Cette faible addition de niobium a permis de réduire de près de 60% le poids de la structure tout en gardant la même résistance mécanique. Le secteur automobile utilise les aciers micro-alliés à base de Nb également dans le but de réduire la masse des véhicules, et indirectement, pour réduire leur consommation en carburant. La World Steel Association estime à 100 kg la réduction de poids engendrée par l’utilisation d’aciers niobés dans un véhicule classique (IamGold Corporation, 2012). Les aciers micro-alliés servent aussi à fabriquer les pipelines pour le transport du gaz. L’arrivée du niobium dans ce secteur a permis de multiplier par 4 le diamètre des pipelines depuis 1930 (BRGM, 2011). Les aciers inoxydables à base de Nb représentent environ 10 % de la consommation mondiale en ferroniobium. Ils sont eux aussi consommés par le secteur automobile, notamment pour produire les pots d’échappement, dans le but d’allonger la durée de vie des matériaux. Les superalliages à base de Nb Les « superalliages » de Nb comportent jusqu’à ~5 % en Nb et d’autres éléments comme le hafnium, le tungstène, le zirconium, etc. On les produit à partir de ferroniobium standard ou « vacuum-grade » selon les spécifications visées. Les superalliages sont réservés à des secteurs aux technologies très exigeantes comme l’aéronautique, le nucléaire ou la médecine. Leur consommation, pour l’année 2010, correspondait à 3 000 tonnes de Nb (BRGM, 2011) mais ce chiffre est amené à augmenter du fait de l’expansion ou du renouvellement du parc aéronautique. Ces superalliages de Nb sont utilisés, par exemple, dans les turbines des centrales électriques ou des aéronefs, tant militaires que civils. Au niveau de l’industrie nucléaire, le niobium est aussi un élément clé car il combine des propriétés mécaniques et anticorrosion exceptionnelles avec une section de capture neutronique faible (Tableau 1). Il peut ainsi être utilisé au cœur des réacteurs sans empoisonner la réaction en chaîne. L’alliage M5TM , développé par Areva NP, contient environ 1 % de niobium et sert de gaine au combustible nucléaire. L’utilisation d’alliages niobium-titane pour la fabrication d’implants médicaux est également courante du fait de la stabilité et biocompatibilité du niobium (Dsouki et al., 2014). Les supraconducteurs à base de Nb Le niobium de très haute pureté, en alliage avec le titane (NbTi) ou l’étain (Nb3Sn), est un matériau supraconducteur, c’est-à-dire un matériau ayant une résistance électrique nulle lorsqu’il est refroidi à basse température et pouvant être utilisé pour produire des champs magnétiques intenses. Les domaines d’applications pour les supraconducteurs niobés sont l’imagerie par résonance magnétique (IRM et RMN), les accélérateurs de particules et les réacteurs à fusion nucléaire. Les supraconducteurs représentent, à l’heure actuelle, une part faible de la consommation de niobium (< 1 000 t/an d’après le BRGM) mais reste néanmoins un secteur stratégique pour les pays développés. Un exemple phare pour ce secteur est le réacteur expérimental de fusion nucléaire ITER, dans le sud de France, qui a nécessité près de 600 tonnes d’alliage Nb3Sn (ITER Organization, 2015). Ces bobines supraconductrices permettent de confiner le plasma nécessaire à la réaction de fusion nucléaire. Le second exemple, qui montre à quel point le niobium est un élément particulièrement indispensable, est le grand accélérateur de particules du CERN (LHC), situé à la frontière franco-suisse. Celui-ci comporte actuellement des aimants supraconducteurs en niobiumtitane. La longueur totale de câbles en NbTi du LHC est de 7 600 km (LHC superconducting cable, 2015), pour un poids de 1 200 tonnes. On peut noter qu’il est envisagé de remplacer ces câbles en NbTi, qui génèrent un champ magnétique d’environ 9 Teslas, par des câbles en Nb3Sn afin d’augmenter l’intensité du champ à environ 15 Teslas (Fermilab/SLAC, 2014 ; CERN, 2015)
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