La question naturelle Il y a la peste en ce moment, que faire quand la peste est là ?
Chaque siècle est parcouru par une interrogation essentielle qui mobilise ses forces vives. Du dix-huitième siècle, on peut dire qu’il a été mû tout entier par la question politique. Les révolutions qui le modèlent, les doctrines qui proclament et justifient ces révolutions, sont inspirées par la quête du meilleur gouvernement, et la recherche des lois qui s’accordent avec la dignité du citoyen et l’orgueil des nations nouvellement nées. Le XIXe siècle donne la primauté à la question sociale. La société civile déclare son autonomie face à l’État. Claude de Saint-Simon imagine qu’une catastrophe extermine soudain l’élite des ministres, des parlementaires, des généraux : les richesses n’en seraient pas diminuées, les conditions de vie habituelles ne subiraient pas de changement. En revanche, il soutient dans cette parabole que la disparition de l’élite des industriels, des banquiers, des ingénieurs et des savants aboutirait à paralyser la société, à compromettre la production des biens et à instaurer la pénurie. L’éclosion de l’économie dans la pensée et dans les faits, la démonstration du caractère historique des sociétés, donc de leur avènement et de leur déclin, sont les conséquences de cette autonomie présumée de l’ordre social. Les classes sociales trouvent dans ces théories l’écho systématisé de leurs croyances et un guide d’action. La lutte entre prolétaires et capitalistes, le lien que l’on entrevoit entre la dépossession fiévreuse du travail et l’accumulation triomphante du capital inspirent les entreprises pratiques et intellectuelles du siècle. Quelles sont les racines de l’inégalité sociale, de quelle façon peut-on la combattre ? Quelle est la société la plus juste ? Voilà les demandes auxquelles on est pressé de fournir une réponse.
Si nous nous tournons vers l’époque contemporaine, nous nous apercevons qu’au premier plan de ses préoccupations figure la nécessité de situer l’humanité parmi les forces de l’univers matériel, d’augmenter sa capacité de s’adapter aux bouleversements dont cet univers est constamment le lieu, et de combler les écarts qui en résultent. A cette nécessité s’associe le mouvement qui tend à faire du progrès scientifique le critère des rapports entre les sociétés existantes et des relations à l’intérieur de chacune d’elles. Les deux tendances convergent pour soulever dans notre siècle la question naturelle. Son originalité, la teneur de ses intérêts s’y expriment complètement.
Sans conteste, la carrière ouverte par les changements survenus dans les sciences — touchant leur contenu, leur fonction, leur rythme s’inscrit parmi les événements les plus révolutionnaires de l’histoire humaine. La conception du temps, de l’espace, l’armature des lois physiques, les informations sur la structure de la matière organique et inorganique, les moyens d’observer et d’expérimenter sont constamment mis à jour. Rien qui ressemble à un arrêt, à une ossification en systèmes achevés, rien qui entrave sérieusement l’avancée audacieuse sur les voies multiples qui s’ouvrent. Ce renouvellement n’affecte pas seulement la substance des sciences. La place qu’elles occupent parmi les facteurs décisifs dans l’organisation de nos relations sociales et de nos contenus mentaux n’a pas d’équivalent dans le passé. Les connaissances jadis réputées désintéressées alimentent nos productions de façon active. Les machines ne se contentent plus de l’aide de l’ingénieur : elles recourent au savoir du philologue, du logicien, du philosophe. Ceux qui contemplaient les formes tranquilles du ciel des idées et s’adonnaient aux jeux innocents de l’esprit ont saisi les leviers de commande des occupations terrestres, comme si les images in-cluses dans des milliers de rêves s’avéraient soudain plus adéquates au réel que les pensées les plus pondérées et les plus topiques.
Il est avéré désormais que la mainmise de la physique quantique ou de la cosmologie relativiste sur notre histoire ne le cédera en rien à la profondeur de la marque laissée par la Révolution française. La situation générale actuelle est définie avec autant de vigueur par l’invention de la cybernétique que par le passage de la Russie ou de la Chine d’une structure sociale ancienne à une structure sociale nouvelle. La place prise par les mathématiques parmi les opérations et les habitudes prévalentes sera peut-être, un jour, mise en parallèle avec la diffusion de l’écriture, inon avec celle du langage humain lui-même.
L’ampleur des puissances matérielles auxquelles nous sommes confrontés et l’étendue des efforts déployés à cette fin traduisent bien la nouvelle dimension de notre milieu :
« Nous sommes à présent au cœur d’une révolution scientifique sans précédent, qui promet d’amener des changements profonds dans les conditions de la vie humaine. Les forces et les processus que l’homme parvient maintenant à maîtriser commencent à égaler en grandeur et en intensité la nature elle-même, et la totalité de notre milieu ambiant est à présent soumise à l’influence humaine » .
En effet, consciemment, méthodiquement, nous sommes à même d’intervenir dans l’équilibre biologique de la plupart des espèces végétales ou animales, de les préserver ou de les détruire, d’aménager le climat, de modifier le cycle des transformations énergétiques. Notre action géomorphique ne connaît plus de limites .
Simultanément le genre humain est sur le point de subir une mutation profonde. Après avoir réussi à être le seul animal à habiter toute la planète, l’homme se prépare à devenir une espèce capable de subsister à l’échelle du système planétaire, de faire coïncider sa géographie et son astronomie. L’emploi des fusées, outre la découverte d’un moyen inédit de locomotion et de communication, laisse entrevoir la possibilité pour les groupes humains de s’établir dans des milieux physiques qualitativement différents. Pendant de nombreux siècles, le champ des voyages extra-terrestres, si follement cultivé par ses pionniers, a intrigué ou amusé les esprits réservés. A présent nous y revenons, munis des leçons de la dernière décennie, désireux de mesurer l’étendue d’une conversion aussi exceptionnelle. Ce qui était utopie, plénitude innocente de la fantaisie, se range, sans équivoque, dans le cadre de notre ordre naturel en expansion. Tout ce qui a été conçu, éprouvé à l’échelle de notre planète, devra subir une révision. Les préliminaires sont là, ils ont valeur indicative. Resserrement de nos liens avec les puissances matérielles, extension des conditions d’existence possibles au-delà de la surface de la terre, bouleversement corrélatif de notre intelligence et de nos instruments, telles sont les composantes de notre réalité visible, immédiate. Des moyens importants sont réunis pour déchiffrer et orienter son cours ; des millions d’individus se consacrent à cette tâche. Il est certain que l’avenir qui se prépare ainsi dépend de nous. Paradoxalement, il nous semble inconnu et, à certains égards, incompréhensible.
Au demeurant, ce serait faire un songe creux que de sous-estimer le rôle des circonstances sociales et politiques qui accompagnent cette évolution et lui fournissent l’arsenal de ses mobiles. Tout d’abord, l’affrontement de deux systèmes sociaux, le système capitaliste et le système socialiste. Dans cet affrontement, un rôle essentiel revient à la capacité d’inventer, d’assimiler les ressources matérielles par la science et la technique . Une société est censée perdre sa raison d’être lorsque son cœur matériel, les connaissances qu’elle détient, les productions grâce auxquelles elle entretient ses institutions civiles et préserve son genre de vie, sont supplantés par des connaissances et des productions qu’elle n’est pas en mesure de se procurer. Le rayonnement et la permanence du pouvoir politique en dépendent.
Pénétrer les mystères de l’univers, c’est aussi assurer, sans mystère, la puissance et la victoire de sa propre nation. La violence comportant actuellement des risques incalculables, on substitue, au combat direct par lequel on soumet l’adversaire en lui enlevant le fruit de ses travaux ou en renversant le régime qu’il s’est donné, des efforts qui visent à anéantir les fondements objectifs de son existence. Bref, au lieu de s’approprier sans détours les biens de l’autre, on essaie de maîtriser sa nature. Le procédé nous rappelle singulièrement l’habitude des cultivateurs qui, lorsqu’ils ne peuvent extirper directement une espèce animale ou végétale, modifient la flore ou la faune, privant ainsi l’espèce jugée nuisible de moyens de défense et de reproduction. La course aux armements, l’accroissement de la productivité du travail, ou encore la lutte pour la primauté dans l’espace, revêtent le même sens.
Peut-être la paix entre les peuples n’est-elle souvent, quand les circonstances particulières le commandent, qu’un combat mené par le truchement de la nature. Aujourd’hui cette paix est une guerre ouverte où la bataille décisive se livre sur le terrain des lois et des forces du monde extérieur que l’on voudrait annexer. La dignité, l’adéquation et l’efficacité des systèmes sociaux, fait symptomatique, ne sont pas estimées en termes intrinsèques de justice et d’égalité. Elles se rapportent à la capacité d’exercer une influence sur les phénomènes naturels et sur le développement subséquent des sciences et des techniques :
« L’utilisation des conquêtes des sciences naturelles, écrit-on , devient un des plus importants problèmes sociaux de l’époque moderne. Dans la compétition des systèmes sociaux, le régime qui vaincra sera celui qui utilisera le mieux, de la façon la plus efficace dans l’intérêt des hommes, les conquêtes de la connaissance scientifique et assurera en fin de compte la plus haute productivité du travail ».