ESPACES ET TERRITOIRES DE L’ÉCONOMIE
L’Homme producteur muni de sa logique capitaliste a entrepris une marchandisation progressive du monde et entend réduire à cette logique tous les aspects sensibles de la vie humaine. Dans cette marche forcée, l’espace a été l’un des premiers éléments tangibles de l’expérience humaine à passer sous les fourches caudines de la production. Le sociologue Henri Lefebvre, sur la base de la matrice conceptuelle marxiste, nous a donné les clefs pour analyser ce processus de production de l’espace, en particulier la ville, et les droits inhérents à tous les hommes de jouir de cette production (Lefebvre, 1968, 1974). Le géographe Roger Brunet a détaillé ce processus de production de l’espace géographique comme fondement de la vie sociale autour d’actions humaines destinées à subvenir aux besoins fondamentaux de la vie en société : habiter, s’approprier, exploiter, échanger et régir Brunet, 2001 . Les économistes, bien sûr, se sont saisi très tôt de la dimension spatiale des activités et faits économiques (Auray J.-P., Bailly A., Derycke P.-H., Huriot, 1994). Cependant, cette logique de production n’épuise pas les relations que les Hommes entretiennent avec l’espace, individuellement et collectivement. Sans même sortir de cette logique capitaliste, il existe des pans de la vie cognitive des êtres humains, qui contiennent leurs aspirations, leur symbolisations et expriment leur noyau identitaire et culturel, leurs nécessités spirituelles, et qui influencent lourdement l’allocation, et m me la nature de l’espace, en particulier l’espace collectif. Le fait d’habiter et de pratiquer un espace crée une routine de liens qu’on appellera sécurité et qu’on souhaite pérenniser : obtenir un emploi, créer une activité, une entreprise, tisser des relations de confiance, un réseau social, saisir des opportunités pour se développer et développer les siens, etc. Cette logique change la perspective de la relation à l’espace et trouve une concrétisation en économie dans les systèmes de production localisés à externalités multidimensionnelles. L’espace sort de la logique purement économiste pour devenir un territoire qui n’est plus un produit, mais une création par un groupe d’acteurs dont la convergence d’intér ts autour de cette création est supérieure aux divergences d’intér ts économiques et de classes. Il existe aussi des sociétés et communautés qui refusent obstinément la logique capitaliste de production et s’opposent à la production capitaliste de l’espace. Leur relation à l’espace est empreinte d’un lien indéfectible. Celui-ci constitue aussi une création collective qu’ils nomment territoire et qu’ils portent et emportent comme leur carte d’identité. En Bolivie, ces communautés sont si nombreuses qu’il est impossible de ne pas en tenir compte. Dans ce chapitre, nous allons sans cesse naviguer entre les espaces économiques produits, les territoires de l’économie insérés dans le capitalisme, et les territoires de l’identité qui résistent aux logiques du capitalisme. En dépit d’une certaine diversification, rurale comme urbaine, l’économie de la Bolivie reste imprégnée par les activités extractives. C’est avec une bonne gestion et une bonne gouvernance des résultats de rentes de l’exploitation des ressources naturelles que la Bolivie pourra prétendre à trouver sa voie à travers la poursuite de la diversification de son économie et l’harmonisation d’une double ruralité agroindustrielle et paysanne amérindienne.
Jusqu’à présent, nous avons analysé le changement de paradigme de planification centralisée vers un paradigme de décentralisation et d’autonomie régionale et locale, d’abord dans le domaine politique au sens d’organisation de la société et de l’organisation technocratique du territoire. Nous avons étudié les signaux envoyés entre les acteurs territoriaux (communautés amérindiennes rurales ; secteurs sociaux urbains des Andes ; communautés et sociétés rurales et urbaines de l’Orient et l’État ainsi que les voies, souvent conflictuelles, qu’ils ont explorées pour ajuster les territoires technocratiques avec les territoires économiques, culturels et identitaires. Nous avons constaté les conséquences de la radicalisation des signaux et de l’augmentation des pressions des territoires sur l’État, qui se sont traduites par une redéfinition des espaces de pouvoir entérinée par une nouvelle Constitution favorable aux communautés rurales amérindiennes et aux secteurs sociaux urbains issus de ces communautés, et par la reconnaissance officielle des autonomies municipale et départementale. Nous avons ensuite examiné la traduction territoriale majeure de ce paradigme à travers l’évolution de la croissance urbaine et les étonnantes inversions de hiérarchie au sommet du système urbain de Bolivie.