EQUATION D’EULER, BIAIS COGNITIFS ET RATIONALITE DES COMPORTEMENTS BOURSIERS
Le modèle d’équilibre général de Lucas (1978) considère un consommateur – investisseur représentatif muni de deux types de rationalité. La première, de nature « instrumentale », est celle de Choix Rationnels {CR}; la seconde, de nature « cognitive », est celle d’Anticipations Rationnelles {AR}.[1] Dans un monde caractérisé par ces deux rationalités et par un Marché financier Parfait (hypothèse {MP}), le prix des titres – et en particulier des actions – est efficient : il s’égalise à la valeur actualisée des cash-flows attendus sur l’horizon financier de l’agent. C’est le modèle {CR-AR-MP}. Depuis les années 1980, ce modèle a été confronté de très nombreuses fois aux données de l’observation en calibrant l’équation d’Euler. Une première vague de travaux a montré, pour des valeurs « raisonnables » du coefficient d’aversion au risque et du taux d’impatience, d’une part que la volatilité observée du cours (ou rentabilité) des actions est exagérée par rapport à celle prédite par le modèle (the stock market volatility puzzle)[2], et d’autre part que la valeur de la prime de risque observée est en moyenne excessive par rapport à la valeur théorique déduite du modèle (the equity premium puzzle).[3]
Dans le but de résoudre ces deux « énigmes », les nombreuses contributions ultérieures ont suivi cinq axes de recherche.[4] Le premier axe consiste à conserver le modèle {CR-AR-MP} avec indépendance des préférences par rapport à l’état de la nature, mais en considérant des fonctions d’utilité plus complexes pour représenter les choix. Epstein et Zin (1991) et Weil (1989) proposent ainsi de remplacer la fonction d’utilité espérée traditionnelle par une fonction d’utilité non-espérée récursive permettant de séparer le coefficient d’aversion relative au risque de l’élasticité de substitution intertemporelle : les résultats obtenus sont loin de pouvoir résoudre les puzzles.[5] Par contre, Campbell et Cochrane (1999) introduisent dans une fonction d’utilité classique à aversion relative au risque constante l’hypothèse d’habitudes externes de consommation et concluent qu’il est possible d’expliquer simultanément le premium puzzle et le volatility puzzle ainsi que d’autres faits stylisés caractérisant la rentabilité des actions et le taux d’intérêt aux Etats-Unis (approche CC).[6] Cependant, lorsqu’on le calcule, le coefficient d’aversion au risque reste encore très élevé, de sorte que cette explication des puzzles reste sujette à caution, même si CC cherchent à défendre l’idée qu’une forte aversion au risque est moins irréaliste qu’il n’y paraît au premier abord. En outre, si elle peut rendre compte des deux premiers moments de la rentabilité des actions, l’approche CC ne peut décrire l’historique par date du rapport cours/dividendes, contrairement aux commentaires des auteurs : sur la période
[1] Une première version de ce travail a été présentée lors du 37ème Congrès annuel de l’Association Canadienne d’Economie (Carleton University, Ottawa, Mai-Juin 2003) et ne conduisait à cette date qu’à des résultats assez mitigés. L’auteur exprime ses vifs remerciements au professeur A.Melino (Université de Toronto) dont les observations faites à cette occasion l’ont incité à poursuivre dans cette voie, conduisant ainsi au résultat présenté dans cet article.
[2] Le premier auteur ayant attiré l’attention sur le volatility puzzle est Shiller (1981).
[3] Le premier travail évoquant le premium puzzle est celui de Mehra et Prescott (1985).
[4] Nous laissons ici de coté des approches cherchant à endogénéïser la consommation par la modélisation du secteur productif. Ces approches cherchent à rendre compte à la fois des faits stylisés des marchés financiers et des fluctuations économiques dans un cadre unifié d’équilibre général dynamique. Pour être bref, ces approches n’améliorent pas vraiment la représentation des faits relatifs aux marchés financiers.
[5] Voir encore Cho et Dokko (1993) ainsi que Hansen, Sargent et Tallarine (1997). Pour une application en France, voir Epaulard et Pommeret (2001).
[6] Contrairement aux premiers travaux consacrés à cette approche qui utilisaient des spécifications différentes des habitudes (voir Constantinides (1990)).
1945-95, les valeurs théoriques de ce rapport restent sans corrélation avec les valeurs observée.[1] [2]
Le second axe de recherche suivi consiste à conserver l’hypothèse d’indépendance des préférences par rapport à l’état, mais à relâcher l’hypothèse {MP}, c’est à dire à introduire certaines frictions du marché telles que les limites à l’emprunt, les contraintes liés aux ventes à découvert, les coûts de transactions, l’incomplétude des marchés, etc …. Mais Heaton et Lucas (1996) puis Luttmer (1999) montrent que ces approches ne peuvent rendre compte que d’une faible partie des puzzles.[3] Le troisième axe de recherche suivi consiste à conserver le paradigme du modèle {CR-AR-MP} mais en y relâchant l’hypothèse d’indépendance des préférences par rapport à l’état de la nature (coefficient d’aversion et taux d’impatience). Après des tentatives infructueuses de la littérature[4], Melino et Yang (2003) parviennent à rendre compte des puzzles en supposant des préférences stochastiques non stationnaires sans vraiment avancer une justification économique: bien que suggestive, l’explication proposée ne reste donc que potentielle. Le quatrième axe de recherche consiste à lever l’hypothèse d’un agent représentatif en introduisant certaines formes d’hétérogénéité entre les agents. Le modèle d’Abel (1990) avec interdépendance des préférences individuelles (la fonction d’utilité intègre à la fois la consommation de l’individu et celle de l’ensemble des agents[5]) ne permet guère la résolution des puzzles, tandis que le modèle d’heaton et Lucas (1995) avec agents hétérogènes ne rend compte que de la moitié de la prime de risque moyenne, tout en impliquant des taux d’intérêt aussi volatiles que la rentabilité des actions!
[1] Voir Fig.9 de l’article. En fait, les commentaires plutôt favorables des auteurs (p.207) sont largement attribuables à la crise des années 30 pendant laquelle à la fois les cours boursiers et la consommation chutent drastiquement, comme d’ailleurs bien d’autres indicateurs économiques.
[2] Néanmoins, les derniers développements de cette approche montrent qu’elle reste potentiellement fructueuse (voir notamment Korniotis (2004)).
[3] On peut mentionner ici l’approche fondée sur l’idée que les puzzles pourraient résulter de frictions et d’erreurs de mesure ou spécification perturbant plus fortement les composantes à hautes fréquences des rentabilités que les composantes à basses fréquences. Généralement, les analyses fondées sur une telle décomposition spectrale montrent que, pour des valeurs « raisonnables » de l’aversion au risque, les premium et volatility puzzles restent assez répartis sur le spectre (Hansen et Jagannathan (1997) ; Cogley (2001).[4] Voir notamment Heaton (1995).[5] Pour une application en France, voir Epaulard et Pommeret (2001).[6] Voir encore Cochrane, 1997, pp.22 et suiv. Notons qu’Attanasio, Banks et Tanner (1998) utilisent une approche probabiliste afin de distinguer les comportements des consommateurs suivant qu’ils détiennent ou non des actions (d’après l’enquête du « Panel Study of Income Dynamics » de 1984, environ un ménage américain sur quatre détenait des actions), et montrent que cette approche permet de réduire le premium puzzle.
L’introduction d’anticipations non rationnelles dans l’équation d’Euler : aspects théoriques et méthodologiques
Rappelons que, supposant un agent représentatif (i) adverse au risque, sans illusion monétaire et maximisant l’espérance d’utilité de ses consommations actuelle et futures (horizon infini) sous sa contrainte de budget (hypothèse de choix rationnels {CR}), (ii) caractérisé par des anticipations rationnelles (hypothèse {AR}) et (iii) évoluant dans une économie compétitive à choix séquentiels avec marchés complets (hypothèse {MP} de marchés parfaits), Lucas (1978) a établi la valeur du prix de tout actif dans une situation d’équilibre général. Par exemple, le prix d’un portefeuille composé d’actions (moyenne pondérée des prix des différents titres, e.g. un indice boursier) est tel qu’il satisfait l’équation d’Euler suivante : avec (toutes les variables sont exprimées en unité monétaire constante) :
. C(t) : consommation de l’agent représentatif à l’instant t
. U’(C(t)) : utilité marginale de C(t)
. P(t) : prix du portefeuille d’actions à l’instant t
. : dividendes associés à la détention du portefeuille entre t-1 et t
. r : taux d’impatience (intensité de la préférence pour le présent (r>0))
. Et{.} : espérance conditionnelle à t
Il importe de souligner ici que l’équilibre général intertemporel du consommateur, dont une conséquence est l’équation [1], n’est déductible du programme de ce dernier que si les anticipations sont rationnelles : « Le système est clos avec l’hypothèse d’anticipations rationnelles … » (Lucas, 1978, p.1431). En fait, trois conditions doivent être satisfaites pour envisager des anticipations non rationnelles dans l’équation d’Euler, c’est-à-dire pour travailler sur le modèle {CR-?-MP} plus souple que le modèle ultra-rationnel {CR-AR-MP}. La première condition est de justifier au plan théorique l’abandon de l’hypothèse d’anticipations rationnelles dans cette équation (§1.1). La seconde condition est de justifier une représentation des anticipations fondée sur une information limitée (§1.2). La troisième condition est d’adopter une méthode d’estimation des paramètres de préférence (supposés indépendants à l’état) telle que l’équation d’Euler soit satisfaite au mieux par date étant donné le cours des actions observé sur le marché(§1.3).