Le poids de la pandémie
Le paludisme, principalement la forme causée par le parasite hématozoaire Plasmodium falciparum, est actuellement responsable d’une pandémie majeure. Et bien que son aire de répartition, qui s’étendait jusqu’aux régions arctiques de la Russie, se soit considérablement réduite au cours du siècle écoulé (Hay et al. 2004), cette maladie menace toujours environ 50% de la population mondiale, principalement en zone intertropicale et plus particulièrement en Afrique Sub-Saharienne. Soixante pourcent des 300 à 500 millions de cas de paludisme et 90% du million de morts annuels par paludisme surviennent en effet dans cette région du monde, où cette infection reste ainsi responsable de 50% des consultations, 20% des hospitalisations et 20% des décès, qui affectent préférentiellement les nourrissons et les enfants (Roll Back Malaria et al. 2005). En effet, après les succès des premières décennies de lutte antipaludique, qui ont dans les années 50 et 60 conduit les experts de l’OMS à naïvement caresser le rêve d’une éradication du paludisme (Mouchet et al. 2004), le nombre de cas et de décès s’est drastiquement accru depuis une vingtaine d’années, avec notamment la survenue d’épidémies de grande ampleur dans des zones où l’endémicité avait été réduite.
Divers facteurs ont été évoqués pour expliquer cet échec du Programme mondial d’éradication du paludisme et le retour en force de la maladie dans les régions intertropicales et surtout en Afrique Sub-saharienne (Mouchet et al. 2004; Greenwood et al. 2005):
Efficacité décroissante des antipaludiques classiques efficaces et bons marché que sont la chloroquine et l’association pyriméthamine-sulfadoxine, facteur principal en Afrique Sub-Saharienne (Trape 2001; Roper et al. 2004);
Echec des grands programmes de démoustication avec développement de la résistance des Anopheles aux insecticides comme le DDT (dichloro-diphényl-trichloroéthane) et les pyréthrinoïdes; Diminution voire effondrement des efforts de lutte anti-paludique dans de nombreux pays du fait de l’instabilité civile et politique, des difficultés économiques… ;
Augmentation de la population dans les zones d’endémie et accroissement des mouvements de population au sein des zones à risque (réfugiés et déplacés, voyageurs intra- et inter-continentaux…) ; Apparition de conditions climatiques plus favorables au cycle du paludisme comme les inondations et le réchauffement climatique (qui favorise la transmission en zone d’altitude). Les épisodes de sècheresse au Sahel de ces dernières décennies auraient cependant plutôt conduit à un recul de la maladie dans cette zone ;
Epidémie de l’infection à VIH, responsable d’une possible susceptibilité accrue au paludisme et d’un déplacement des efforts de lutte anti-paludique vers le contrôle de cette épidémie virale. A l’inverse, le paludisme pourrait exacerber l’infection à VIH (Roll Back Malaria et al. 2005). Ces influences réciproques restent néanmoins controversées .
Notions de biologie parasitaire et vectorielle
Parmi les quatre espèces plasmodiales couramment reconnues pathogènes chez l’homme (Plasmodium falciparum, P. vivax, P. ovale et P. malariae, auxquelles on ajoute désormais P. knowlesi, espèce zoonotique du singe responsable d’une nombre important d’infections humaines en Asie du Sud-Est (Cox-Singh et al. 2008; White 2008)), l’espèce P. falciparum est à la fois la plus répandue (90% des cas en Afrique, 50% en Asie et en Amérique) et la plus sévère.
Ces parasites intracellulaires sporozoaires coccidiomorphes (unicellulaires de l’embranchement des Apicomplexa), hématozoaires (comportant une phase sanguine), et haploïdes (1N chromosomes), sont transmis à l’homme par piqûre des femelles moustiques du genre Anopheles (famille des Culicidae). Parmi les 456 espèces d’anophèles recensées dans le monde, 60 sont reconnues aptes à la transmission du paludisme humain, et A. gambiae sensu stricto, A. funestus et A. arabiensis sont les vecteurs les plus importants en Afrique Sub-Saharienne (Kiszewski et al. 2004; World Health Organization). Seules les femelles anophèles sont hématophages et piquent l’homme pour assurer la maturation de leurs œufs. Après 2 jours de digestion (cycle gonotrophique), les œufs sont pondus dans un gîte larvaire d’eau douce de préférence calme, claire, non polluée et d’une température supérieure à 18°C. De chaque œuf sort une larve qui, après 4 stades larvaires, donne une nymphe d’où émerge un moustique adulte (imago). De l’œuf à l’adulte s’écoulent entre 8 jours (à 31°C) à 20 jours (à 20°C). Les femelles sont ensuite fécondées puis se mettent en quête d’un premier repas sanguin qui survient an général entre le 3e et le 6e jours après l’émergence. Leur périmètre d’action est de quelques centaines de mètres seulement. Elles sont plus ou moins endophiles ou exophiles (tropisme ou non pour l’intérieur des habitations humaines), anthropophiles ou zoophiles (certaines se nourrissant surtout sur l’homme, le chien ou le bœuf, d’autres n’ayant pas de préférence marquée), selon les espèces et des régions. Elles piquent principalement entre le coucher et le lever du soleil, et les pics d’agressivité varient également selon les espèces et les régions. Alternant pontes et repas sanguins, leur durée de vie varie de 3 à 12 semaines selon les conditions climatiques. Lorsque celles-ci se font trop dures (absence de gîte, baisse de l’hygrométrie ou de la température), certaines femelles peuvent attendre plusieurs mois le retour de conditions favorables à la ponte (Craig et al. 1999; Mouchet et al. 2004; Boutin et al. 2005).
Eléments d’épidémiologie du paludisme à Plasmodium falciparum
L’existence d’un « paludisme autochtone » dans une région nécessite plusieurs conditions : présence d’espèces anophéliennes génétiquement compétentes pour assurer le cycle du Plasmodium ; gîtes larvaires suffisamment productifs pour entretenir une densité de vecteurs minimale ; anophèles anthropophiles et de longévité suffisante ; patients humains porteurs de gamétocytes (Mouchet et al. 2004). Les conditions géoclimatiques (environnement écologique, température et précipitations), jouent donc un rôle majeur dans le cycle du Plasmodium, la reproduction des anophèles et donc sur les niveaux de transmission et d’endémicité du paludisme.
Mesure, déterminants et classification de la transmission du parasite L’évaluation du niveau de transmission s’effectue classiquement par la mesure le taux d’inoculation entomologique. Celui-ci correspond au nombre de piqûres infectantes par homme et par unité de temps (pi/h/an ou nuit), déterminé au mieux par capture d’anophèles sur appât humain et détermination de la proportion de femelles infectés (mesure de l’indice sporozoïtique par dissection des glandes salivaires ou par recherche de l’antigène circumsprorozoïtique (CSP) par méthode ELISA) (Mouchet et al. 2004). Ce niveau de transmission dépend ainsi d’une part du niveau d’endémicité palustre dans la population humaine considérée. Il dépend d’autre part de la compétence vectorielle intrinsèque de chaque anophèle femelle à assurer un cycle sporogonique. Cette compétence vectorielle varie selon la température du milieu et les espèces anophéliennes, dont les aires géographiques de répartition ne sont pas les mêmes. Le niveau de transmission dépend enfin de la capacité vectorielle de la population de vecteurs, qui correspond au nombre de nouvelles inoculations attendues par jour à partir d’un cas humain infectant en contact avec une population anophélienne. Il s’agit d’un indice essentiellement entomologique dépendant de la densité des vecteurs, de leur comportement (anthropophilie), de la durée de vie des adultes, de la durée du cycle sporogonique, autant de facteurs influencés par l’espèce anophélienne, l’espèce plasmodiale et les conditions géoclimatiques. La variété de ces conditions explique ainsi en bonne partie la grande diversité des situations épidémiologiques du paludisme observée en zones d’endémie et le fait que le niveau de transmission soit sensible aux mesures de lutte antivectorielle et de protection contre les piqûres, mais également à l’accès aux traitements (Mouchet et al. 2004).
Le développement de la chimiorésistance de P. falciparum
Les antipaludiques : La quinine est l’un des plus anciens antipaludiques connus. La molécule est en effet présente à l’état naturel dans l’écorce des arbres cinchona d’Amérique du Sud, utilisée de manière ancestrale par les Incas pour traiter les fièvres. Son application aux fièvres palustres fut initialement le fait des missionnaires jésuites, puis l’écorce fut introduite en Europe au début du 17e siècle comme antipaludique, et la quinine en fut finalement isolée en 1820 (Wongsrichanalai et al. 2002; Baird 2005). Les propriétés antipaludiques exceptionnelles de la chloroquine, ne furent, elles, découvertes qu’après que les Etats Unis d’Amérique aient volé la molécule à l’Allemagne durant la Deuxième Guerre Mondiale. Introduite en 1945, sa supériorité s’imposa très vite et la molécule devint la pierre angulaire de la chimiothérapie antipalustre pour les 40 années suivantes, du fait de sa grande efficacité, de son faible coût, de son administration aisée et de sa bonne tolérance. Mais l’arrivée et l’expansion de la chloroquino-résistance ont peu à peu rendu nécessaire le développement d’autres molécules antipaludiques comme la pyriméthamine-sulfadoxine (devenue pendant longtemps le traitement de seconde ligne du paludisme chloroquino-résistant), la méfloquine, l’atovaquone-proguanil, ou les dérivés de l’artémisinine. Une chimiorésistance est cependant apparue pour nombre de ces molécules à leur tour (Wongsrichanalai et al. 2002). Le poids de la chimiorésistance de Plasmodium falciparum.
Des mutations géniques conférant au P. falciparum une résistance aux antipaludiques surviennent spontanément, avec une probabilité faible cependant. Les parasites mutés, en proportion minime à l’état naturel, peuvent ensuite être sélectionnés en cas de pression médicamenteuse – ils sont alors « avantagés » – et envahir les régions où cette pression est forte. In fine, de nombreux facteurs contribuent au développement et à l’expansion de clones
chimiorésistants. Les caractéristiques des médicaments utilisés comme leur absorption, leur demi vie, leurs résistances croisées éventuelles jouent un rôle important. Le mésusage des traitements disponibles, avec automédication, prescription présomptive, doses sub-thérapeutiques ou cure de trop courte durée, semble cependant être le facteur essentiel. Une faible immunité de l’hôte favorise également l’expansion de ces résistances. L’influence du niveau de transmission est, elle, complexe et difficile à établir. Il semblerait néanmoins que la plupart de ces mutations se soient développées en Asie du Sud-Est, où la faible transmission entraîne paradoxalement une biomasse parasitaire plus importante que dans les régions à transmission plus forte du fait d’une prémunition plus faible de la population (Wongsrichanalai et al. 2002; Baird 2005; Conway 2007).
Diversité génétique de P. falciparum et principes d’épidémiologie moléculaire et de génétique des populations appliqués au paludisme
Plasmodium falciparum est un sporozoaire dont l’expansion mondiale aurait débuté il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, à partir d’une petite population originelle africaine (Conway 2007; Su et al. 2007). Ses 14 chromosomes codent pour 5300 gènes dont une large proportion est dévolue à l’évasion immune et aux interactions hôte-parasite. Les parasites exhibent un important polymorphisme génétique (Gardner et al. 2002), qui est le fruit des mutations génomiques (dont le taux demeure à un niveau classique pour un eucaryote) générant de nouveaux allèles, mais surtout des nombreuses recombinaisons ou crossing-over qui se produisent au sein du moustique lors de la courte phase diploïde issue de la fécondation. Lorsqu’un moustique ingère des gamétocytes de parasites génétiquement différents, les recombinaisons méiotiques produisent ainsi un brassage des gènes à l’origine de nouvelles combinaisons alléliques et de nouveaux haplotypes (Su et al. 2007). Le polymorphisme génétique est donc plus importante dans les régions où la transmission du paludisme est intense, car le parasitisme humain est fréquemment polyclonal (multiparasitisme), et les recombinaisons méiotiques chez le moustique après repas sanguin surviennent alors fréquemment entre des parasites génétiquement différents. Il apparaît au contraire limité dans les zones de faible transmission (Anderson et al. 2000; Bogreau et al. 2006). De nouvelles souches de P. falciparum génétiquement différentes peuvent en outre être importées par des personnes infectées voyageant depuis les régions voisines. Les flux de population humaine et l’isolement géographique sont donc également des facteurs accroissant la diversité génétique au sein d’une population parasitaire (Rogier et al. 2005; Bogreau et al. 2006). A l’inverse, la diversité génétique des populations de P. falciparum peut être diminuée par divers types de pression de sélection, immune (chez l’homme comme chez le moustique), ou médicamenteuse, qui sélectionnent alors les parasites hébergeant des mutations conférant un degré suffisant de résistance.
Cette diversité s’exprime tout à la fois sur des séquences présumées non codantes, c’est à dire neutres ou non soumises à pression de sélection comme les microsatellites, et sur des séquences exprimées et donc soumises à pression de sélection, immune (pour les antigènes de surface MSP1 et 2 par exemple), ou médicamenteuse (pour les gènes codant pour des protéines impliquées dans la chimiorésistance comme PfCRT par exemple) (Bogreau et al. 2006). Idéalement, les études d’épidémiologie moléculaire doivent reposer sur l’analyse de polymorphismes génétiques sélectivement neutres afin de ne pas sous-estimer la multiplicité des infections et la diversité génétique de la population parasitaire étudiée (Bogreau et al. 2006).
Table des matières
1 Introduction générale
2 Le contexte
2.1 Les Comores et les Comoriens
2.1.1 Géographie physique et climatique
2.1.2 Une brève histoire des Comores
2.1.3 Démographie générale, l’immigration à Mayotte, les Comoriens de Marseille
2.1.4 Une situation économique et sanitaire difficile en Union des Comores
2.2 Histoire et origine du paludisme aux Comores
2.3 Quelques rappels utiles de paludologie
2.3.1 Généralités – le poids de la pandémie
2.3.2 Notions de biologie parasitaire et vectorielle
2.3.3 Eléments d’épidémiologie du paludisme à Plasmodium falciparum
Mesure, déterminants et classification de la transmission du parasite
Indicateurs et classification de l’endémie palustre
Faciès épidémiologiques
Épidémies
2.3.4 Le développement de la chimiorésistance de P. falciparum
Les antipaludiques
Le poids de la chimiorésistance de Plasmodium falciparum
Les méthodes de surveillance de la chimiorésistance
2.3.5 Diversité génétique de P. falciparum et principes d’épidémiologie moléculaire et de génétique des populations appliqués au paludisme
3 Épidémiologie descriptive du paludisme aux comores
3.1 Introduction
3.2 Matériels et méthodes
3.2.1 Sources
3.2.2 Nature des données recensées
3.3 Données entomologiques : vecteurs, gîtes et niveaux de transmission
3.4 incidence et morbidité du paludisme
3.5 Prévalence et niveaux d’endémicité
3.6 Chimiorésistance de Plasmodium falciparum
3.7 Conclusion : Vers une nouvelle épidémiologie du paludisme aux comores ?
4 Étude de la diversité génétique et de la structuration des populations de Plasmodium falciparum dans l’archipel des Comores
4.1 Introduction et rappels
4.2 Matériels et méthodes
4.2.1 Echantillons de Plasmodium falciparum
4.2.2 Recueil d’informations épidémiologiques
4.2.3 Procédures de génotypage
Extraction de l’ADN
Marqueurs moléculaires
Génotypage des microsatellites par polymerase chain réaction (PCR)
Génotypage de Pfcrt
Génotypage de Pfdhps et de Pfdhfr
4.2.4 Analyses statistiques
Multiplicité des populations de P. falciparum
Diversité génétique
Dérive génétique et bottleneck récent
Structuration génétique des populations
Assignement
Déséquilibre de liaison
Fréquence des mutations associées à la chimiorésistance
Mesure des corrélations entre Fst et indicateurs épidémiologiques
4.3 Résultats
4.3.1 Multiplicité moyenne
4.3.2 Diversité génétique
4.3.3 Dérive génétique et bottleneck
4.3.4 Différenciation génétique entre les îles et structuration
4.3.5 Assignement
4.3.6 Déséquilibre de liaison
4.3.7 Fréquence des mutations ponctuelles associées à la chimiorésistance
4.3.8 Corrélations entre Fst et indicateurs épidémiologiques
4.3.9 Association entre pression médicamenteuse et fréquence des résistances
4.4 Discussion
4.4.1 Hétérogénéité des populations plasmodiales de l’archipel des Comores
4.4.2 Situation épidémiologique particulière à Mayotte
4.4.3 Faible représentativité de la population plasmodiale échantillonnée à Marseille
4.4.4 Niveaux contrastés de chimiorésistance entre les îles mal expliqués par la structuration des populations
4.5 Conclusion : applications de ces données pour la lutte antipaludique et perspectives
5 Conclusion générale et perspectives
Bibliographie
Annexes