Envoyer un message sur soi et sur son activité l’utilisation du dispositif par les consulta nts
Nous allons maintenant nous intéresser à la façon dont les consultants alimentent les dispositifs de suivi de l’activité. En particulier, nous allons voir que la feuille de temps leur permet d’envoyer des signaux de rigueur, de cohérence et d’activité, qui contribuent à façonner leur image de professionnel. Le premier contact du consultant avec les dispositifs de suivi de l’activité peut être déroutant. Pour Okhuysen et Eisenhardt (2002), le management du temps est une « intervention formelle » qui introduit un « nouvel agenda » pour les professionnels, en plus de celui qui consiste à effectuer leur tâche. Il ne s’agit plus seulement de travailler, mais également de voir de quelle manière on travaille. Cette intervention est, selon les auteurs, une source immédiate de feedback qui facilite l’intégration des connaissances. Mais son effet réflexif peut sembler contraignant, comme en témoigne l’extrait suivant. Thomas, le consultant que nous suivons depuis le début de cette thèse, y décrit son premier contact avec le dispositif : Le premier mois de mon arrivée dans le cabinet, je suis envoyé sur deux missions distinctes […].
J’alloue mon temps à l’une ou l’autre, en fonction des besoins de mes supérieurs, sans régularité ni visibilité à long terme. A la fin du mois, ma RM [responsable de mission] me fait remarquer que je n’ai pas rempli ma feuille de temps dans l’Intranet. Comme je suis surpris elle me présente un document en précisant que « c’est à partir de ce formulaire que le service comptable de l’entreprise envoie les factures aux clients. Tu dois y rentrer tes temps, au 0,25 jour homme, c’est-à-dire toutes les deux heures, sur des lignes d’activité ». Sa demande me semble irréaliste. Je lui explique que je suis bien incapable de dire à quoi j’ai consacré mon temps, avec ce niveau de détail, depuis un mois. Elle répond : « exceptionnellement, comme tu n’étais pas au courant, on va le faire ensemble. Mais par la suite je compte sur toi pour le faire seul. C’est très important pour donner de la visibilité sur ton travail et il faut le faire avec beaucoup de sérieux. Ça fait partie de la panoplie de tout bon consultant ». (Notes de terrain, octobre 2009) Si le premier contact avec la feuille de temps peut sembler déroutant, son usage régulier est néanmoins rapidement intégré par les consultants qui, après quelques mois d’activité, en font un point aveugle de leur pratique. Lorsque nous les interrogeons sur le sujet, les consultants de ConsultCorp ont des difficultés à prendre le recul nécessaire pour évaluer l’impact de l’outil sur leur activité. Ils remarquent : Au départ, ça peut paraître contraignant [utiliser une feuille de temps] mais quand tu as compris le truc tu n’y penses même plus. Remplir ta feuille de temps fait partie de ton activité quotidienne. (Manager senior, Notes de terrain, septembre 2010).
Bien remplir sa feuille de temps, c’est comme faire un bon compte-rendu ou une bonne présentation, ça s’apprend, et après ça se fait tout seul. (Consultant senior, Notes de terrain, octobre 2010) Entre le consultant incapable de dire à quoi il a passé son temps, et le manager senior qui remplit sa feuille de temps sans même s’en rendre compte, une transformation a eu lieu qui relève, selon les acteurs, d’une forme d’apprentissage du métier. Travailler comme consultant impose de maîtriser les outils de reporting de l’activité. On peut y voir une forme de socialisation ; il s’agit effectivement d’une mise en conformité de l’individu avec un fonctionnement collectif dont les ressorts sont progressivement intériorisés. A ce stade néanmoins, nous savons encore peu de choses des comportements induits par le dispositif, si ce n’est, comme l’affirme la responsable de mission dans la première vignette de la section, qu’ils renvoient à une forme de « sérieux » dans la pratique du conseil. Mais comment.