Entrelacement des usages vers une approche élargie des sociabilités
Ces dernières années, l’analyse des sociabilités s’est considérablement complexifiée avec l’émergence de nouveaux outils de communication ajoutant au répertoire commu- nicationnel du téléphone du foyer. La forte diffusion des technologies d’information et de communication durant la décennie passée a de fait bouleversé les pratiques de communication, de consommation culturelle et de loisirs. La multiplication des outils et des canaux d’échange et de diffusion numérique semble aussi avoir transformé certains paramètres de notre vie quotidienne. Si l’on suit en effet les recherches sociologiques qui ont été centrées sur un objet particulier, la télévision, le téléphone mobile, l’ordinateur, l’internet ou même l’interaction en face-à-face, on ressent de plus en plus clairement tous les désavantages d’une vision trop fragmentaire des pratiques sociales. Les Français se parlent de moins en moins, mais ils se téléphonent de plus en plus ; la consommation du téléphone fixe à domicile baisse, mais celle du mobile augmente ; la lecture de la presse quotidienne est en chute, celle des journaux en ligne progresse, etc. La sociologie des usages centrée sur l’individu, en tant qu’utilisateur des technologies, est particulièrement sensible à cette diversification des supports et des pratiques de communication et d’échange.
En suivant l’individu distribué sur les multiples réseaux de connexions sociotechniques, enrôlé dans les échanges et les appartenances à des niveaux d’engagement très divers, nous éprouvons en effet une difficulté croissante à reconstituer une image homogène de données disparates produites massivement par des recherches ponctuelles. Au fur et à mesure que la part des contacts médiatisés croît, on peut s’interroger sur l’évolution des formes ordinaires de relation. La morphologie des répertoires relationnels se transforme à la fois à travers la spécialisation et la distribution des usages et en fonction de capacités des technologies de communication et des contextes pluriels d’usage. Nous pouvons donc légitimement nous demander quels sont les effets de configuration de ces outils et ces services de plus en plus nombreux sur nos pratiques sociales, nos interactions, notre participation à la culture. L’analyse conjointe de la sociabilité en face-à-face et de la sociologie du téléphone, nous a déjà permis d’identifier de nombreux enchevêtrements entre interactions immédiates et médiatisées (cf. supra). La corrélation constatée entre les contacts en face-à-face et les contacts médiatisés a ainsi montré que les usages d’outils de communication étaient intimement associés aux interactions en présence, à la production et au maintien des réseaux personnels. Au même moment, la recherche menée sur l’Internet a mis l’accent sur la notion d’entrelacement des usages (Beaudouin et Velkovska 1999). Incontestablement, l’Internet constitue bien un objet multiforme, c’est-à-dire à la fois un média de masse et un média de communication interpersonnelle. Son étude conduit donc rapidement à la question du choix des outils remplissant des fonctions similaires et de leurs agence- ments.
Les analyses consacrées aux messageries sur l’Internet, par exemple, ont mis en évidence l’effet d’empilement des outils dans les pratiques développées (Beaudouin 2002). Une articulation très forte entre les pratiques de navigation et de communication et un lacis des tâches effectuées en parallèle ou en séquentiel ont ainsi été mis en exergue (p.ex.: Beaudouin et Licoppe 2002). En poursuivant cette problématique, une autre recherche sur les entrecroisements entre médias dans la construction des publics des émissions télévisées a été lancée (Beaudouin et al. 2003). Elle a mis en évidence à quel point les temporalités des médias de masse et des médias interpersonnels pouvaient être étroitement entremêlées via les activités de visionnage, discussion, communication ou vote suscitées par une émission télévisuelle. Le mouvement engagé par ces recherches a abouti à une interrogation sur le manque de travaux intégrés sur les TIC à travers lesquels il aurait été possible de suivre sur un échantillon unique les pratiques multiples. Les relations entretenues et établies sur internet (email, chat, IM) et sur le téléphone mobile (appel, SMS, MMS) doivent en effet être intégrées à la cartographie des formes de sociabilités des individus (Cardon, Smoreda et Beaudouin 2005). La mobilisation de différents médias de communication dans l’entretien du lien social, la superposition et l’entrecroisement des pratiques de communication et de consommation culturelle et de loisirs, l’interpénétration des sociabilités personnelles et profession- nelles, la mobilité et la portabilité des outils de communication, tous ces phénomènes enregistrés par les études dispersées nous semblaient constituer un tout difficilement dissociable dans l’analyse des usages sociaux des TIC.