De l’artification à la mise en galerie : réalité ou fantasme ?
Entre patrimoine numérique et Net art
Un terme en particulier, forgé par Anastasia Denisova, vient repousser les limites définitionnelles du meme telles que nous les avons dressées précédemment. D’après elle, variabilité, viralité et capacité du meme à capturer les tendances d’une époque font de celui-ci plus qu’un simple objet discursif et opportuniste et nous amènent bientôt à le considérer comme un véritable « artefact esthétique » (‘aesthetic artefact’)188. Semble s’ouvrir alors un nouveau champ de perception d’un meme qui, plus qu’un simple outil culturel, serait porteur d’une prétention artistique dont nous nous apprêtons à étudier la mesure.
L’esthétique du meme, on l’a esquissé plus haut, repose d’abord sur un nombre de codes pratiques qui participent à l’identification d’un objet comme meme ou non. Si de tels codes fonctionnent pour déterminer les bornes patrimoniales du meme, force est de constater que ces critères se construisent quasi exclusivement sur des fondements d’ordre esthétique. Qu’il s’agisse de sa dramaturgie, de son axe humoristique ou de son apparence formelle comme évoqués précédemment, le meme relève avant tout d’une expérience sensorielle et discursive (rappelons que le meme est aussi une forme de langage) particulière recherchée par ses amateurs. D’abord le meme est, de façon primaire, une image unique ayant pour vocation de retenir l’attention du spectateur, de capturer son regard au sein d’un espace réduit. À cette immédiateté répond une recherche d’efficacité de la part du producteur comme de celle du contemplateur, à tel point que 82,9% des créateurs de memes sondés reconnaissent accorder une importance particulière à l’esthétique de leur production (dont respectivement 37,7% et 15,6% à 4 et 5 sur une échelle de 5). Une telle esthétique, bien avant la réception du meme, se pose comme un préalable à cette réception et se traduit de diverses manières. On songera, par exemple, à des critères techniques plus ou moins aboutis en matière de détourage puis de collage impliquant une certaine maîtrise du logiciel de traitement et de la gestion de l’image en tant que telle (21). Enfant du détournement, le meme doit, dans son exécution, prendre en compte les normes formelles du template dont il s’inspire, la sélection en amont de ce dernier étant déjà esthétique dans son approche. Et pour cause, le bon template relève d’une capacité à susciter le rire ou l’émotion, que ce soit par ses qualités visuelles ou littéraires. Encore, ce souci formel se couple également avec une réappropriation de canons esthétiques hérités. On retrouvera ainsi le Père Blaise de Kaamelott collé sur le Cri de Munch ou Arthur transformé en tableau de Monet (22). À l’exécution formelle qui rappelle une forme de surréalisme se joint alors souvent une astuce conceptuelle qui renvoie à un certain pan de l’art contemporain. Si la dérision et l’humour demeurent la forme esthétique première du meme (d’après 91,4% des sondés), force est de constater qu’il procède, même pour les détourner, d’héritages et de traitements esthétiques indéniables. Enfin, le meme est également esthétique dans sa façon d’occuper l’espace numérique et communautaire. En fédérant autour de lui un mouvement collectif à part entière (la neurchisphère) tout en définissant une pratique culturelle identifiable et singulière, le meme procède d’un phénomène d’individuation qui, selon selon Simmondon et Bakhtine, est source directe d’esthétique189. Olga Goriunova ajoute à cela que les techniques de médiation propres à la viralité du meme constituent pareillement une source esthétique importante du fait de l’assemblage complexe et transformant qu’elles exécutent190.
Ce rapport du meme à l’esthétique, aussi direct que complexe, nous pousse finalement à nous interroger sur une valeur proprement artistique que l’on pourrait lui attribuer. Dans un premier temps, soulignons le fait qu’il existe, selon Bourdeloie et Chevret-Castellani, un pan entier du patrimoine numérique potentiellement assimilable à des objets artistiques. Qualifié de « patrimoine artistique nativement numérique », ce type de patrimoine permettrait d’après elles la « création d’œuvres inédites et originales leur conférant une aura spécifique »191. Ce terme d’ « aura », qui nous semble tout droit emprunté à Walter Benjamin192, semble souligner que la reproductibilité de tels objets n’en modifierait pas immédiatement la valeur. Toutefois, si les arts numériques (dont la production remonte aux années 1960193) ou Net art existent, le meme en fait-il pour autant partie ? Force est de reconnaître que nombre de ses traits (bien que saisis prudemment) paraissent capables de valider cette hypothèse comme vu plus haut. Aussi Anastasia Denisova souligne-t-elle que le meme, non content d’être un artefact esthétique, est également une « pratique artistique » (‘artful practice’)194, quand Olga Goriunova fait remarquer à juste titre que le mot « meme » prend sa racine étymologique dans la mimèsis, source même de l’art selon Platon195. Encore, le meme rassemble les trois concepts fondateurs du Net Art selon la définition de Steve Dietz, responsable des nouveaux médias au Walker Art Center de Minneapolis, à savoir la computation, la connectivité et l’interactivité196. Enfin, 55,5% des membres du neurchi interrogés considèrent eux-mêmes que le meme relève d’une forme d’art.
Dans cette perspective, il est éclairant de noter la façon dont les neurchis, et plus globalement l’espace numérique, font transparaître une sorte de phénomène de mise en galerie des memes, autant comme objets patrimoniaux que comme, peut-être, œuvres exposées. Qu’il s’agisse de la page Facebook et de son défilement vertical ou de la mosaïque du compte Instagram (23), le neurchi dispose les memes en jouant avec l’espace numérique tout en autorisant le cheminement virtuel et gratuit du spectateur. Plus parlant encore, les catégories et raccourcis proposés par le groupe renvoient en majorité aux pièces ayant reçu le plus de succès, qu’il s’agisse des 3/4* (ayant récolté plus de 1000 likes et réactions) ou des masterpieces* (plus de 3000 likes et réactions) dont le choix de vocable renvoie directement à l’imaginaire de la perfection artistique (24). Ainsi, les archives web que constituent ces memes rejoindraient bien ce que Bruno Bachimont qualifie de « collection » qui en plus d’être des preuves du passé ou d’une pratique sont aussi des sauvegardes intentionnelles liées « non à la causalité de l’évènement mais à la production des idées »197. Enfin, au-delà de l’unique Neurchi de Kaamelott, le mèmeur se perçoit parfois lui-même comme artiste (à l’instar d’Oscar « AlioMinou » qui se définit de la sorte sur son compte Instagram (25)) mais est aussi reconnu comme tel, comme c’est le cas du mèmeur Instagram Yugnat999 qui a vu ses memes être exposés à la galerie Jean-Louis La Nuit à Paris198.
Ces éléments, bien qu’ils méritent un traitement plus exhaustif, nous conduisent à nous demander s’ils ne relèvent finalement pas d’indices de ce que l’on qualifiera d’artification. Par ce terme, originellement pensé par la psychologue américaine Ellen Dissanyake comme une capacité à rendre un objet ordinaire exceptionnel199, Roberta Shapiro qualifie un : « processus de transformation du non-art en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un changement de définition et de statut des personnes, des objets et des activités. Loin de recouvrir seulement des changements symboliques (requalification des actions, ennoblissement des activités, grandissement des personnes, déplacement de frontières), l’artification repose avant tout sur des fondements concrets : modification du contenu et de la forme de l’activité, transformation des qualités physiques des personnes, reconstruction des choses, importation d’objets nouveaux, réagencement de dispositifs organisationnels, créations d’institutions. L’ensemble de ces processus entraîne un déplacement durable de la frontière entre art et non-art, et non pas d’abord une élévation sur l’échelle hiérarchique interne aux différents domaines artistiques. »200
Ainsi, bien qu’un domaine esthétique soit affublé de propriétés artistiques, celles-ci ne seraient pas les seule opératrices de l’accession d’une pratique au rang d’art. Or, a priori, le meme remplit un certain nombre des conditions préalables à un processus d’artification. En plus des traits précédemment évoqués, le meme s’inscrit dans un des secteurs potentiellement artifié, à savoir le secteur des loisirs comprenant notamment l’art qualifié de « brut ». Inventé par Jean Dubuffet en 1945, cet art serait l’art de « l’homme du commun », vierge de toute formation201. Or, Patrice Flichy relève l’existence d’une catégorie de fans qui produit par pur plaisir tout en cherchant à détourner le matériau d’origine. En sachant que le meme relève de cette pratique, il est particulièrement frappant de noter que Flichy range une telle production justement du côté de l’art brut202. En outre, si l’on a relevé un nombre conséquent d’acteurs de patrimonialisation présents sur le neurchi, ceux-ci entrent également dans le champs de catégorisation des acteurs d’artification, qu’il s’agisse d’acteurs spatiaux, institutionnels, sémiotiques ou esthétiques203. Concernant l’opérateur esthétique, d’ailleurs, il s’agit d’un exemple d’artification où l’objet en cours d’artification s’inspire de ce qui est déjà art. Or, qu’il s’agisse du meme simple s’inspirant de la série, des webcomics* qui y ajoutent un remaniement narratif à l’image des romans photo (26), ou des memes d’ordre « pictorialiste » (inspirés comme vu précédemment de Monet ou encore de Hopper (27)), tous sont engendrés avec plus ou moins de fidélité à partir d’une œuvre d’art. Toutefois, ces premiers indices sont-ils suffisants pour affirmer de manière définitive que le meme est bel et bien une pratique artifiée ?
Artification ou jeux d’art ?
En vérité, si le meme remplit bon nombre de conditions à l’artification, force est de constater qu’une part des éléments qui lui sont structurels constituent des obstacles plus ou moins solides à ce processus. Aussi nous faut-il tenter désormais de faire la part entre ce qui relèverait d’une aspiration légitime voire du fantasme irréalisable, d’un phénomène sinon réalisé, du moins en cours. En effet, rebattant les cartes des canons esthétiques, l’art numérique, déjà, s’affranchissait de codes qui semblaient fondamentaux au monde de l’art.
Un des moyens les plus directs pour mesurer les limites potentielles de l’artification du meme est d’étudier si la pratique de celui-ci génère les effets que l’on attendrait d’une pratique dite artifiée. Pour nous guider, nous reprendrons ici la liste dressée par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro. Le premier effet attendu de l’artification se traduit par un phénomène dit de légitimation204. Classificatoire et relevant de l’évaluation, la légitimation, nous rappellent Heinich et Shapiro, est bien corrélée à l’artification mais ne lui est en aucun cas analogue. Elle lui succède. Une telle différence est essentielle. Et pour cause, a priori, le meme a pu sembler l’objet d’une première légitimation via la mobilisation des différents acteurs de reconnaissance jugés fondamentaux dans le processus d’artification. Ces acteurs, divisés en quatre cercles selon Alan Bowness205, se constituent d’abord des producteurs qui revendiquent le caractère artistique de leur activité tel que vu plus haut (1er cercle), d’un cercle d’initiés, ici les fans, le neurchi et la galerie avant-gardiste ayant exposé Yugnat999 (2ème cercle), ensuite les critiques, institutions et recherches universitaires qui ont d’ailleurs servi à notre essai (3ème cercle), et enfin le grand public qui prend la décision terminale de reconnaître une pratique comme artifiée (4ème cercle). Aujourd’hui, certains cercles paraissent remplis, mais de façon parcellaire. Comme pour le cas du patrimoine par exemple, si le meme est populaire, il n’a à ce jour pas été totalement reconnu par le grand public comme artifié, faute sans doute de recul temporel. De même, la critique demeure bien souvent à ses balbutiements en ce qui concerne l’approche purement artistique du meme. Ainsi, ce qui semble préalable à une légitimation n’est que partiellement achevé, d’autant plus que la légitimation s’effectue, selon Heinich et Shapiro, à partir du monde de l’art et doit, d’après Rainer Rochlitz, « posséder une valeur comparative à l’intérieur du domaine de l’art »206. Mais il nous faut reconnaître que le meme n’a pas encore totalement pénétré ce milieu.
