DE LA LUMIÈRE DANS LA MATIÈRE
Tout au long de mes recherches sur la notion de spiritualité, j’ai découvert plusieurs travaux d’artistes, tels que Soulages, Kapoor, Sekine, Verdier, Joyce, et de philosophes, comme Kandinsky, Ibn’Arabî, Yahia, de Certeau, Camelot, pour ne citer que ceux-ci, où le concept apparaît en alternance.
En approfondissant mes recherches sur la spiritualité orientale, je me trouvais toujours face à des lectures du grand soufi et penseur métaphysique de l’Islam Ibn‘Arabī (1998). Il incite à l’effacement de l’individualité devant le Principe d’Unicité, c’est-à-dire à couper les liens avec le monde visible pour être dans la compagnie du Libéral. La spiritualité orientale est pour moi une recherche de la perfection et une quête continue vers la vérité des choses. Elle se définit comme une vision d’ouverture à l’universel. Le docteur des lettres Osman Yahia (1984) pense la spiritualité comme sphère supérieure de notre être, où se trouve l’ultime étape de la perfection, ainsi s’achève le pèlerinage de l’esprit et se parachève l’existence. La spiritualité orientale est décrite comme un cheminement initiatique, un voyage des âmes, c’est la voie de la purification intérieure, et la méthode des philosophes, c’est à-dire la voie de la connaissance pure .
Puis, je me suis intéressée à la spiritualité occidentale, qui selon Pierre Thomas Camelot (1993) est une division de la vie spirituelle en vie active et vie contemplative. Il la définit comme la nécessité du dépouillement de toute image et de toute forme pour parvenir à la contemplation et l’identification de la prière et de la théologie, qui est la connaissance (gnose) de la Trinité, notion de l’apathie. Elle est aussi perçue comme paix et douceur d’une âme entièrement purifiée par le renoncement et la charité. Michel de Certeau (1982) perçoit la spiritualité en tant qu’organisation mentale, linguistique et sociale. Pour lui, l’expérience spirituelle est définie culturellement. Elle reçoit sa forme d’un milieu qui la structure avant toute conscience explicite. Bernard Valade (1992) annonce quant à lui, que « C’est la contemplation qui seule peut permettre, en négligeant la matière pure qui est le non être, de faire apparaître l’ordre spirituel qui se reflète en elle. » (Valade, 1992, p.576).
Ma perception de la spiritualité est entremêlée à toutes ces visions diverses. Certes, pour moi, elle est caractérisée par le fait d’être un état d’âme et d’esprit. Mais, dans toutes ces définitions, je me trouve plus orientée vers la perception orientale de la spiritualité. Ceci dit, dans certaines de ces visions, j’ai l’impression que le monde occidental et le monde oriental se ressemblent. En exerçant l’effacement de soi, l’être arrive à se connecter avec le divin. Ainsi, je trouve que la vision occidentale met l’accent sur la recherche de l’expérience intérieure, en évoquant la notion de dépouillement et de renoncement. De toutes ces réflexions, il y a une sorte d’ouverture vers l’universel qui m’attire. Pour moi, l’expérience spirituelle commence par un apaisement et une sérénité intérieure et mène à des sensations magiques dérivées d’une connexion avec l’âme. Je pense que chaque personne cherche intimement sa spiritualité et moi, je l’ai retrouvée grâce à ma création artistique. Chaque moment de ma création, lorsque je manie la matière, je retrouve instantanément ce sentiment de spiritualité. C’est ce qui m’a poussée à me documenter davantage sur le mystère qui entoure la matière et qui par ailleurs dynamise cette spiritualité dans ma recherche.
Mes recherches m’ont mis sur la piste des écritures du peintre et philosophe Wassily Kandinsky (1911) qui m’a éclairé sur mon deuxième concept, qu’est la plasticité de la matière. Kandinsky déclare que le spirituel est le seul langage de l’âme, dénonçant le matérialisme qui engendre, selon lui, la perte de cette dernière. L’artiste renonce au matérialisme dans l’interprétation de Philippe Sers (1989), il le considère comme un frein à l’éveil spirituel. Cependant, mon point de vue est tout autre. Pour moi la plasticité de la matière est arrimée à la spiritualité. Dans la matière, je retrouve du spirituel, j’ai l’impression que chaque matériau exprime un sens, il a une énergie, un vécu et certainement une présence. La plasticité de la matière énonce à mon avis la flexibilité de la nature, pour parler plus tard d’une nature brute. Lors de ma création de « Matière en résurrection », j’ai ressenti la flexibilité de la matière. Je me souviens qu’en maniant la terre glaise, je lui donnais la forme que je voulais, sauf que celle-ci décidait autrement. Le séchage de la terre glaise contractait des fissures, c’était la nature de la matière qui s’exprimait. , j’ai pu saisir sa flexibilité dans sa manifestation à ne pas vouloir prendre la forme que je lui donnais.
Récemment, j’ai rencontré le monde artistique de Fabienne Verdier à travers son livre Passagère du silence (2013). L’artiste joue sur le ressenti d’un « arraché » de matière et d’un « arraché » d’énergie dans ses créations. Elle enlève la matière à son pinceau et l’énergie à son âme pour la projeter sur de grandes surfaces vides, ainsi créer une infinité de mouvements abstraits. J’aime ces inspirations spirituelles de Verdier (2013) qui dit avoir trouvé une large part de ces dernières dans des formes naturelles, mais aussi que tout est une piste pour approcher la vérité. Je retrouve aussi dans son processus d’étalage de matières l’esprit de « bataille » ou de « lutte » entre le matériel et l’immatériel qui m’habite. Ce même esprit de bataille, je l’ai vécu lors de ma création de l’œuvre « Équilibre délicat ». En posant un mélange de ciment sur la structure de base de mon œuvre, je voyais l’écoulement de la matière face à l’objet qu’elle devait épouser. Ça résonnait en moi comme une bataille entre deux matières luttant contre leur liaison.
Pour en revenir à Verdier (2013), ce qui m’impressionne chez elle, c’est cet éclat spirituel qu’elle laisse entrevoir dans l’unité de la matière qu’elle manie. Son processus de création commence par la lecture d’ouvrages, ensuite par la réalisation de découpages et d’assemblages. Enfin, elle arrive des semaines plus tard à trouver la forme qui anime ses pensées. Elle répand la matière noire sur d’immenses panneaux, mais c’est son corps qui peint. En balayant ses toiles de couleur, elle effectue une chorégraphie dans l’espace. À mon sens, son long processus de création et le travail de la matière lui ont permis de révéler la vie spirituelle qui l’anime.
Dans ma création, le travail de la matière m’a amené à l’usage du noir. À vrai dire, je ne pouvais imaginer mes œuvres qu’en noir, je trouve à cette nuance un certain mystère, comme si elle cachait un secret. Je suis exaltée à la vue d’une œuvre enveloppé de noir. Pour moi, le noir dégage de la profondeur, de l’intériorité et dissimule quelque chose de bien plus profond.
En cherchant dans des écrits en arts visuels, j’ai trouvé la raison du dévouement de certains artistes à l’égard de l’usage du noir. Pierre Soulages (2017) notamment perçoit la lumière dans les nuances du noir, il multiplie son usage et il passe de l’aplat à l’empâtement de matières. Soulages (2017) voit au-delà du noir, de sa profondeur et de son obscurité, il le considère comme lumière spirituelle. D’où l’appellation de ses couleurs « noir-lumière » ou « outrenoir ». Soulages annonce dans un entretien avec Françoise Jaunin que : « Un noir, ça peut être transparent ou opaque, ça peut être brillant ou mat, lisse ou grenu, et ça change tout. Je considère que la lumière telle que je l’emploie est une matière » (Soulages, 2012, p. 12,13).
Je porte aussi un grand intérêt au travail de l’artiste Mareo Rodriguez (2018) qui utilise une seule palette de couleurs qui se compose du noir, du blanc et de l’or. Il vise un équilibre entre pigments clairs et pigments foncés. Cet équilibre, Rodriguez (2018) le recherche aussi spirituellement. Il pense l’atteindre en poursuivant ses représentations de la nature et de lui-même. Il crée des installations suggérant des collines, des rochers, des masses et de la lave volcanique dans le but de la captation de la nature, de la matière et de l’immatérialité. Dans l’une de ces interviews avec SCANDALE PROJECT au Pays-Bas, Rodriguez (2018) révèle :
– J’ai parcouru le chemin de l’art en tant que nécessité de guérir et de trouver un moyen spirituel de communiquer avec moi-même et avec l’univers, nous avons tous la lumière et les ténèbres à l’intérieur et il y a la lutte éternelle entre eux, l’un existe grâce à l’autre. Je suis en train de chercher l’équilibre.
– Aussi sombre ou la matière se réfère à ce plan vivant matériel, la lumière est liée à l’éther et à l’état spirituel.
Je trouve qu’on a beau parler de l’importance de la spiritualité et je fais référence ici à ce que Kandinsky (1911) pense au sujet de cette dernière, il est difficile selon moi de dépourvoir la spiritualité de la matérialité et du noir que j’utilise. Comme pour le maître Huang Yuan (2013), qui déclara que « le noir possède l’infini des couleurs. C’est la matrice de toutes… Le noir est le révélateur premier de la lumière dans la matière » (Verdier, 2013, p.117) et comme Soulages qui dit : « Au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir, et comme outre-Rhin et outre-Manche désignent un autre pays, Outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir » (Soulages, 2005, p.14 ).
La révélation de l’esprit de la matière se fait pour moi à travers le noir. Toutefois, il ne faut pas oublier que la matière est physique et que nous avons besoin de la contempler, de la toucher, de la sentir pour enfin en arriver à la voir en tant qu’esprit. Pour approfondir l’expérience de notre spirituel, il faut chercher les bons matériaux qui nous aident à le faire.
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