Le projet de Gustave Flaubert à travers sa correspondance
Nous proposons, tout d’abord, de donner quelques éléments de compréhension du projet de Flaubert dans L ‘éducation sentimentale en convoquant certains extraits de sa correspondance. Selon Pierre-Louis Rey, qui analyse l’oeuvre de Flaubert, le projet de L ‘éducation sentimentale s’énonce de façon particulièrement claire dans la fameuse lettre adressée à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, datée du 6 octobre 1864 : Je veux faire l’ hi stoire morale des hommes de ma génération ; sentimentale serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion, mais de passion telle qu’ elle peut exister maintenant, c’ est-à-dire inactive. Le sujet tel que je l’ai conçu est, je crois, profondément vrai, mais, à cause de cela même, peu amusant probablement49 . Gustave Flaubert a conscience, lorsqu’ il entame la rédaction de la seconde Éducation sentimentale50 que son sujet lui-même n’est pas intéressant pour les attentes des lecteurs de l’époque. Alors que la génération de 1848 est constituée de personnages hauts en couleur, Flaubert choisit de faire de son personnage principal unjeune homme fade et passif. La crainte d’accorder trop d’ importance aux événements historiques par rapport à l’ histoire personnelle de Moreau se manifeste régulièrement dans sa correspondance.
Ainsi, il écrit à Jules Duplan, alors qu’il rédige le premier chapitre de la troisième partie: j ‘ai bien du mal à emboîter mes personnages dans les événements politiques de 48. J’ai peur que les fonds ne dévorent les premiers plans ; c’est là le défaut du genre historique. Les personnages de l’histoire sont plus intéressants que ceux de la fiction, surtout quand ceux-là ont des passions modérées ; on s’ intéresse moins à Frédéric qu’à Lamartine. Et puis, quoi choisir parmi les faits réels? Je suis perplexe ; c’ est dur51 ! Flaubert veut raconter une histoire singulière, dans laquelle il se passe très peu de choses, en l’insérant dans la grande histoire de la France à une époque riche en rebondissements. Alan William Raitt commente ainsi le problème de Flaubert : Le sujet est simple parce qu’en fm de compte il ne se passe rien, la crise étant toujours escamotée ou éludée, et il est abondant parce qu’ il comporte toute une fresque de la vie politique et sociale pendant une période de onze ans (ou même de vingt-neuf ans, si on vajusqu’ à l’épilogue). En outre, il est inextricable parce que les éléments sentimentaux et les éléments politiques doivent se refléter, s’entrecroiser, se mêler, sans jamais se déterminer les uns les autres 52.
En effet, selon Raitt, créer un lien de détermination entre ces différents éléments reviendrait à prendre position pour Flaubert. Même s’il veut écrire une fresque de la vie politique de la génération de 1848, il ne souhaite pas que son oeuvre ait une orientation politique déterminée. Dans une lettre à Georges Sand, il expose cette idée en revenant sur un terme qu’il jugeait trop fort dans une missive précédente: Je me suis mal expliqué, si je vous ai dit que mon livre « accusera les patriotes pour tout le mal ». Je ne me reconnais le droit d’accuser personne. Je ne crois même pas que le romancier doive exprimer son opinion sur les choses de ce monde. Il peut la communiquer, mais je n’aime pas à ce qu’ il la dise. (Cela fait partie de ma poétique, à moi)53. Si l’auteur semble refuser toute formulation explicite de son opinion dans l’oeuvre artistique, il a la possibilité de la communiquer. Ce projet ouvre la voie à un discours sous-jacent au récit qui s’ inscrit en filigrane dans la trame narrative. Flaubert ne ferme donc pas la porte à la dimension politique de son oeuvre. Il invite même ici sa correspondante à décoder le discours qui y serait caché. Il existe d’ailleurs une riche tradition de lectures politiques de L ‘éducation sentimentale, sur laquelle nous proposons de revenir à présent.
Les interprétations politiques de L’éducation sentimentale Si l’oeuvre de Gustave Flaubert ne prend pas position de façon explicite, force est d’admettre qu’elle a suscité de nombreuses interprétations politiques, notamment, dans certains contextes qui s’y prêtent particulièrement bien. Dans un article sur la création du sens de l’oeuvre littéraire par le lecteur, Jean-Marie Goulemot raconte à cet égard une anecdote éloquente tirée de ses jeunes années d’enseignement: Je devais expliquer L ‘Éducation sentimentale et nourri d’un Barthes émergeant qui avait encore des saveurs de fruit interdit, je demandai à mes étudiants de déterminer les séquences, à partir desquelles, eux, jeunes gens et jeunes filles de ces années-là, nourris d’une certaine culture, constituaient le roman. Leurs découpages orientaient unanimement le roman vers un seul et même effet: les amours d’un adolescent et d’une dame mûre. L’Éducation sentimentale, le drame en plus, c’était une sorte de Diable au corps, à les en croire. En mars 1969, la même expérience. Tout avait changé après les Accords de Grenelle, sauf les programmes de la licence. Les étudiants constituaient le sens du roman à partir des séquences politiques. Frédéric était dénoncé comme bourgeois réactionnaire et lâche qui préférait les charmes de la forêt de Fontainebleau, en galante compagnie, à l’action révolutionnaire. [ . .. ] Oublié le roman des amours inaccomplies de Frédéric Moreau et de Madame Arnoux! Et cela queUe qu’ait été l’option politique face aux événements de mai. Sur les mêmes séquences privilégiées par tous, s’articulaient des valorisations adverses. Le sac des Tuileries permettait de dire le refus de la violence des occupations, mais aussi le caractère profondément réactionnaire, sous d’autres apparences, de l’oeuvre de Flaubert54
Y a dans cette expérience racontée par Goulemot deux enseignements principaux qui méritent qu’on s’y arrête. Le premier est qu’ il doit y avoir un contexte particulier pour qu’une interprétation politique soit le réflexe d’une majorité de lecteurs. Avant les événements de Mai 1968, le roman de Flaubert était simplement vu comme une histoire d’amour, même si une certaine effervescence politique gagnait les étudiants. Ce n’est qu’après Mai 1968 que les étudiants ont adopté une interprétation politisante de l’oeuvre. Le deuxième point important à souligner est l’interprétation divergente que ces mêmes étudiants font de l’ oeuvre. Bien que tous y voient une oeuvre politique, les lectures sont diamétralement opposées. Les « valorisations adverses », toutes défendables, montrent bien la volatilité du sens de L ‘éducation sentimentale. La lecture est donc toujours liée au contexte politique et social. De plus, la volatilité du sens de L’éducation sentimentale permet un grand spectre de commentaires défendables. C’est bien ce que confirme la multiplicité des interprétations au fil du temps.
La démonstration de Jacques Rancière, dans Politique de la littérature, servira de pierre d’assise pour l’ exploration des interprétations politiques de L ‘éducation sentimentale et, plus largement, de l’oeuvre de Flaubert. Jacques Rancière y propose un panorama des interprétations politiques de Flaubert à travers les époques. Il commence en rappelant que Flaubert est « tenu pour un représentant exemplaire de l’ autonomie littéraire qui soustrait la littérature à toute forme de signification extrinsèque et d’usage politique et social 55 ». Rancière choisit les interprétations de Barbey d’Aurevilly et de Jean-Paul Sartre afin de représenter les deux pôles interprétatifs les plus éloignés possible. Toutes deux attribuent une orientation politique à l’oeuvre de Flaubert tout en étant idéologiquement opposées. Elles présentent en outre l’avantage de montrer d’une part une réception contemporaine et, d’autre part, une réception plus tardive s’ inscrivant dans un contexte idéologique particulier. Rancière utilise l’ expression de « pétrification du langage » pour décrire le symptôme reconnu dans le style de Flaubert par les deux critiques, tout en lui conférant un sens opposé. Cette expression signifie que les phrases de Flaubert sont vues par les critiques comme des objets inertes ne contribuant pas à créer une signification ou ne poussant pas à l’action56 .
Particularités de l’historiographie révolutionnaire
Dans une étude sur la résurgence des poétiques de la répétition en regard de l’expérience du temps, Jean-François Hamel remarque, en se basant sur les travaux de François Hartog, que l’époque moderne se caractérise par l’ambivalence entre régime d’historicité moderne et régime ancien d’historicites. Alors que le régime ancien reconnaît l’apport du passé dans la construction du présent, le régime moderne est tout entier tourné vers l’ avenir. Dans ce dernier régime, la tradition ne joue pas de rôle acti[16. Ce qui suscite la réflexion d’Hamel, c’est l’observation d’un retour constant de la tradition sous la forme de la répétition à une époque, celle de la modernité, où le passé devrait être évacué. Bien que les régimes d’historicité conservent une perméabilité, la quantité d’oeuvres modernes, à la fois littéraires et historiques, usant de la répétition laisse croire qu’ il y a un malaise dans l’expérience du temps. Comme le remarque Hamel, la tension entre passé et avenir au siècle des Lumières contribue à l’émergence de deux « métarécits 77 » de la modernité : « l’historiographie nationale et l’idéologie du progrès de l’époque romantique78 ». Or le moment révolutionnaire ne peut s’intégrer à ni l’un ni l’ autre. L’incorporation de ces fragments épars au sein d’une histoire continue et homogène peut poser problème pour l’ historiographie, c’est ce qui amène l’étude comparative des phénomènes révolutionnaires79•
Le propre de ceux-ci étant, selon la formule de Walter Benjamin, de « faire éclater le continuum de l ‘histoire80 », ils ne peuvent être inclus facilement dans une histoire transhistorique cohérente. Le récit du phénomène révolutionnaire tire donc sa spécificité du fait qu’ il doit tenir un discours tourné à la fois vers l’avenir et vers le passé. Il ne peut s’écrire exclusivement dans une logique de temps cyclique puisque l’événement qu’il décrit est supposément unique. Il ne peut pas non plus s’ inscrire dans la longue durée vers un progrès universel étant donné sa nature exceptionnelle. Le désir de faire table rase du passé et de rêver un avenir l’empêche d’intégrer un « métarécit ». Le récit doit tenir la position paradoxale d’être à la fois tourné vers un avenir complètement différent de tout ce qui a été connu et vers un passé qui a échoué en tentant de créer ce moment de basculement vers un idéal utopique. Selon Hamel, la poétique de la répétition semble ainsi être la réponse la plus productrice de sens vis-à-vis du problème de la difficulté de la mise en récit de ce type d’événements: Dans des sociétés où les champs d’expérience et les horizons d’attente sont dissociés, où les espérances ne s’expriment qu ‘au prix d’un déchirement entre passé et avenir, comment raconter l’histoire sans oblitérer la mémoire du présent comme lieu d’ inscription de soi et d’ institution de la communauté, comme espace d’ initiative et d’ action ? Les poétiques de la répétition répondent à cette question par la promotion d’une mémoire discontinuiste, seule capable de traduire adéquatement une temporalité faite d’hétérogénéités et de disjonctions 81 .
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