Entre céleste et terrestre, le rapport au temps et à l’espace

Entre céleste et terrestre, le rapport au temps et à
l’espace

La spatialisation

Dans les trois fêtes d’Ólympos que je viens de décrire, comme dans de nombreuses fêtes ou rites, la question de l’élément spatial est primordiale. Cette spatialité se présente sous différents aspects. En effet, il est possible de s’interroger, dans un premier temps, sur le fait que le village d’Ólympos reste le lieu de prédilection pour assister à la célébration de ces fêtes, alors que certaines d’entre elles sont célébrées également ailleurs et notamment dans les lieux d’émigration de la communauté olympiote. Dans un second temps, la spatialité s’exprime dans la disposition qui est observée lors des gléntia, quel que soit le lieu où ils se déroulent, et ce dispositif presque scénique renvoie au village lui-même.

Un village propice à la mobilité

Depuis très longtemps, le village d’Ólympos constitue une terre d’émigration, essentiellement pour les hommes. Cependant, il n’existe pas qu’un seul type d’émigration, mais plusieurs, qui sont directement liés aux différentes raisons qui incitent, voire qui obligent les hommes à émigrer et à quitter leur village d’origine de manière définitive ou non. La première émigration dont on peut parler est une émigration qui s’inscrit dans la durée. Cette émigration est due essentiellement au système de parenté particulier qui est appliqué dans le village et qui fait partie intégrante du droit coutumier. Cette émigration concerne de ce fait exclusivement les jeunes hommes qui sont des cadets de familles, et qui se trouvent, pour la plupart, dans l’obligation d’émigrer. En effet, ainsi que je l’ai expliqué dans l’introduction, le système de parenté en vigueur à Ólympos se base sur une distinction entre les lignées masculines et féminines, et le patrimoine ancestral d’une lignée se transmet uniquement au sein de cette lignée. Les hommes transmettent donc le patrimoine reçu de leur père à leur descendance masculine, tandis que les femmes transmettent celui qui provient de leur mère, à leur descendance féminine. Ce principe de transmission en lignée s’accompagne également d’un autre phénomène encore plus restrictif. Car ce sont, en effet, uniquement les aînés des enfants de chaque sexe qui recevront le patrimoine de leurs parents, au moment de leur mariage. De ce fait, seuls les aînés garçons et filles des familles étaient autorisés à se marier, avec d’autres aînés bien évidemment. Les filles cadettes ne représentaient en soi aucun problème, puisqu’elles entraient généralement au service de leur sœur aînée, afin de cultiver les champs hérités et d’accomplir un certain nombre de travaux domestiques. Elles constituent ainsi une main d’œuvre peu coûteuse et intéressante. Cependant, elles pouvaient être envoyées ailleurs pour travailler et rapporter ainsi des denrées alimentaires ou de l’argent : « Dans les familles qui possédaient peu de terres, les parents ou les aînés envoyaient les cadettes travailler comme ouvrières agricoles chez les parents plus aisés. On les envoyait aussi travailler comme domestiques dans les villages (Aperi, Pigadia…) ou les îles proches (Symi, Xalki)208 . » La situation des cadets était plus délicate car ce sont les femmes qui travaillent principalement dans les champs. Il fallait donc qu’ils apprennent un métier et qu’ils trouvent du travail, mais en dehors du village. Seuls quelques-uns des fils cadets étaient autorisés à demeurer au village pour le bon fonctionnement de la communauté, selon le métier qu’ils connaissaient – maçon, menuisier, forgeron, etc. – tandis que les autres étaient contraints d’émigrer. Ils trouvaient du travail essentiellement en tant que maçon, marin ou encore ouvrier agricole. La seule chance pour les cadets et les cadettes d’échapper à une émigration forcée était, pour les hommes, d’avoir des talents de musicien et pour les femmes, d’être belle, ainsi que le rappelle Liliane de Toledo : « Seuls ceux doués de qualités exceptionnelles (beauté pour les filles, talents de musicien ou de danseur pour les garçons) pouvaient espérer échapper à la règle209 . » Les destinations de ces cadets de famille étaient assez variées. Certains d’entre eux n’allaient pas trop loin et trouvaient du travail dans les îles voisines de Kásos, de la Crète ou encore de Rhodes. Certains partaient également travailler en Asie mineure, durant la période où celle-ci faisait partie de l’Empire ottoman. D’autres cadets partaient pour des destinations plus lointaines, comme en Égypte, au Maroc ou au Soudan, et ces destinations ont été privilégiées au moment où l’on assistait à l’augmentation des impôts ottomans, puis à la prise du Dodécanèse par les Italiens en 1912 et, par la suite, une autre destination a été les États-Unis. En effet, Bernard Vernier rapporte que les changements de destination d’émigration des habitants de l’île ont un lien avec la dégradation de la situation fiscale et politique : « C’est au tournant du siècle en tout cas, dans un contexte d’intégration de l’île dans l’économie monétaire et de forte expansion démographique commune à tout le Dodécanèse, que certains villageois commencent à délaisser les circuits habituels pour se faire embaucher comme main-d’œuvre à l’étranger, sur les chantiers de construction de routes, de ponts ou de chemins de fer. Ce passage d’une émigration vers les îles proches ou la côte turque, à une émigration vers l’Égypte, mais aussi la Perse, le Maroc, les États-Unis, et parfois même la Chine, s’accélère en 1912, avec l’occupation italienne qui ferme les frontières turques aux migrants saisonniers […]. »

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Le retour des émigrés et l’attachement au village

Dans un premier temps, il est possible de constater que l’attachement des personnes issues de la communauté d’Ólympos à leur village d’origine passe par la reproduction des coutumes dont ils sont fiers, ainsi que des habitudes de vie à l’étranger, autant que possible. En effet, quelle que soit la destination de l’émigration – Rhodes, Le Pirée ou encore Baltimore dans l’état du Maryland aux États-Unis – les personnes appartenant à la communauté d’Ólympos se regroupent en général dans un même quartier de la ville et reconstituent en quelque sorte, par le regroupement de leurs nouvelles habitations, une situation de « village », comme le précise une femme originaire d’Ólympos : « In Astoria, in New York, in Baltimore, they have a small village there. And they dance like here and they do everything like in Olympos213 . » « À Astoria, à New York, à Baltimore, ils ont un petit village là-bas. Et ils dansent comme ici et ils font tout comme à Ólympos. » Ce phénomène est bien évidemment très courant au sein des groupes de population qui émigrent, et qui se rassemblent autour de traditions qu’ils avaient dans leur contrée d’origine. Denys Cuche donne l’exemple des paysans portugais immigrés en région parisienne qui ont un « très fort attachement aux traditions originelles », et pour commenter le fait qu’ils font venir des légumes cultivés au Portugal afin de cuisiner les plats traditionnels, il ajoute : « On reconnaît là un symbole fort d’attachement à la terre nourricière originelle, caractéristique des sociétés paysannes. De telles pratiques ne suffisent pas, cependant, à assurer la continuité culturelle. Les pratiques traditionnelles se trouvent, progressivement, de plus en plus décontextualisées ; elles perdent le caractère fonctionnel qu’elles avaient dans l’ensemble culturel initial. […] Toutefois, ces pratiques ne sont pas insignifiantes. Elles manifestent la volonté de conserver un lien avec ceux qui sont restés au village, au pays. Elles entendent apporter la preuve d’une fidélité à ceux de là-bas […]214 . » Ce phénomène d’envoi de denrées alimentaires en provenance du village d’origine fonctionne également pour les Olympiotes, qui n’hésitent pas à faire transporter par ferry des artichauts, des chèvres ou encore des petits pains secs qui se conservent très longtemps. Par ailleurs, les femmes – qui, à Ólympos, sont toujours vêtues avec le costume traditionnel, non pas pour donner une image folklorique, ni seulement au moment des fêtes du village, mais au quotidien, même pour les travaux dans les champs, puisqu’il s’agit de leur vêtement de tous les jours – persistent, à l’étranger, à porter ces vêtements et coiffes traditionnels. Même à Baltimore, les femmes conduisent leur voiture ou bien vont faire leurs courses en costume, élément qui valorise la femme Olympiote. Il faut souligner toutefois qu’aujourd’hui les plus jeunes générations s’éloignent de cette tradition et ne porte plus le costume que pour certaines occasions et festivités. Cela est également une réalité dans le village d’origine Ólympos, où les plus jeunes générations ne portent plus le vêtement traditionnel au quotidien. Cela concerne en particulier les jeunes femmes qui font des études, ou celles qui ont trouvé un emploi et qui travaillent grâce aux études qu’elles ont faites, ou encore des jeunes femmes qui tiennent une taverne au moment de la période touristique. 

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