Enseigner l’éthique et les humanités en santé dans les facultés de médecine françaises
MÉDECINE ET HUMANITÉS : DIVORCE ET RÉASSOCIATION
Le vaste tissu historique qui a constitué au cours des siècles les « Humanités » croise et recouvre en de multiples points de ses métamorphoses les fils de l’histoire de la médecine. Même si l’expression a sans doute toujours souffert d’un certain « flou », caractéristique de son ambition universaliste et de son horizon irréductiblement ouvert à toutes les possibilités de « l’exception » humaine, les « Humanités » demeurent chargées d’un héritage qui coïnciderait presque avec l’idée d’éducation toute entière. En effet, dans une large mesure, et ce jusqu’au XIXe siècle en France, apprendre, c’est toujours, d’une certaine façon, « faire ses Humanités ». C’est en particulier vrai pour les étudiants de médecine, dont la formation a été, depuis les premiers enseignements hippocratiques, alimentée par des connaissances que nous jugerions aujourd’hui, par illusion rétrospective, singulièrement « non-scientifiques ». Rappelons qu’au XIIIe siècle, on n’entre pas à la faculté de médecine sans être « maître ès arts », c’est-à-dire sans s’être préalablement incorporé l’indispensable propédeutique du trivium et du quadrivium. De même au XVe siècle, la Renaissance est tout autant celle des belles-lettres que celle de la médecine : l’Homme qui « renaît » alors et qu’il faut penser est esprit et corps. Du point de vue de l’histoire européenne du savoir, il peut donc sembler assez naturel de lier ensemble les destins respectifs des Humanités et de la médecine. À l’heure du positivisme scientifique (evidence-based medicine) et des technologies de pointe, face aux difficultés suscitées par des systèmes de santé et de soin au bord de l’implosion, le lien des humanités et de la médecine paraît pourtant plus distendu que jamais. Tout se passe comme si l’héritage « humaniste » des sciences médicales avait été oublié, à tel point que la réintroduction des « sciences humaines et sociales » en médecine passe aujourd’hui pour une révolution. En effet, depuis les années 1950, une nouvelle page de l’histoire des Humanités en médecine s’est écrite, à petits pas : celle des medical humanities, plus tardivement arrivées en France sous le nom d’« humanités médicales ». Ce terme flottant désigne un mouvement de « réassociation » progressive, selon des voies diverses, de la philosophie, des sciences sociales, de la littérature et des arts d’un côté, et de la médecine de l’autre, après que la division des « sciences » et des « lettres », ou des « sciences dures » et « molles », a été accentuée au cours des XIXe et XXe siècle. Au début des années 1960, certains théoriciens en viennent même à parler de « deux cultures » opposées, le monde anglophone ayant tout particulièrement été agité par cette question d’une dichotomie apparemment insurmontable et dommageable entre les « sciences » d’un côté et les Humanités (humanities) de l’autre4 . C’est précisément ce hiatus entre l’héritage multiséculaire des Humanités européennes dans l’enseignement de la médecine et la naissance très récente des « humanités médicales » qui doit nous interroger. C’est ce soudain besoin d’« humaniser » la formation des médecins qui fait problème. Toutefois, le but n’est pas ici de faire la généalogie d’un « divorce » ambigu entre les humanités et la médecine, mais plutôt d’interroger à nouveaux frais les finalités et les modalités de leur alliance. Car si l’histoire de l’Université ne nous laisse aucun doute sur le fait que la médecine peut être nourrie par les Humanités, cela ne résout pas d’emblée le problème de leur « réassociation » contemporaine.
HUMANITÉS MÉDICALES OU MÉDECINE HUMANISTE ? ENJEUX DÉFINITIONNELS, TERMINOLOGIQUES ET DISCIPLINAIRES
En dépit de plaidoyers répétés et parfois très engagés, il n’est pas si aisé de déterminer ce que sont, en fin de compte, ces « humanités médicales » tant célébrées. Force est de constater que si elles sont aujourd’hui souvent au centre de l’attention, elles revêtent des significations très différentes et la question de leur portée, de leur sens et de leur unité reste aujourd’hui largement ouverte. L’enjeu définitionnel est donc ici littéralement primordial car de lui dépend la capacité pour les « humanités médicales » de constituer un champ de recherche et d’enseignement véritablement cohérent. En effet, on peut distinguer quatre types d’approches et d’activités qui se réclament toutes d’une certaine idée des « humanités médicales », et qui ne sont pour autant pas nécessairement convergentes5 : 1. La recherche et l’enseignement en sciences humaines et sociales prenant la médecine pour objet, à la fois comme science et comme pratique — ainsi la philosophie, la sociologie et l’histoire de la médecine, l’étude et la critique des représentations de la médecine et du soin dans la littérature (« medicine studies ») ou encore l’épistémologie des sciences biomédicales ; 2. L’introduction d’enseignements, plus ou moins formels, relevant des sciences humaines et sociales, de la littérature, des arts plastiques, du théâtre, du cinéma ou de la musique dans le cursus des étudiants en santé et, plus spécifiquement, des étudiants en médecine ; 3. Le recours aux humanités et à l’art en particulier comme ressource du soin et des pratiques soignantes — ainsi les activités d’« art-thérapie » en psychiatrie par exemple, ou plus simplement l’utilisation d’œuvres ou d’activités artistiques au potentiel « thérapeutique », notamment en contexte hospitalier ; 4. L’alliance des humanités et de l’art avec la médecine au sein de projets de valorisation de la recherche ou de vulgarisation à travers des expositions, des spectacles, des conférences ouvertes à tous, ou d’autres dispositifs visant à mettre à profit les forces des sciences humaines pour traiter de sujets médicaux ou scientifiques complexes, dans un but d’information, d’éducation ou de prévention. De l’enjeu définitionnel dérivent un enjeu terminologique et un enjeu disciplinaire. Aux « humanités médicales », certains préfèrent aujourd’hui le terme plus large de « health humanities », expression difficilement traduisible en français mais dont on retrouve la trace dans certaines formules récemment mises en avant comme « humanités en santé » ou « humanités et santé »6 . Parler d’« humanités en santé » permet en effet de ne pas restreindre le champ d’étude à la seule profession médicale mais de l’étendre à tous les professionnels de santé ; cela permet également de mettre l’accent sur une démarche résolument interdisciplinaire; cela permet enfin de donner une connotation nouvelle à l’objet étudié, non pas intéressé seulement par la clinique et la pathologie mais aussi, plus généralement par l’ensemble des dimensions de la vie et de la santé humaines. Etant pour notre part sensible à ce souci d’inclusivité, nous emploierons ici plus volontiers l’expression « humanités en santé ». De là, l’enjeu disciplinaire est assez facilement repérable : qui doit enseigner les humanités en santé et où cet enseignement doit-il être dispensé ? Faut-il créer des départements ou des facultés nouvelles, spécialement dédiées à ces enseignements interdisciplinaires ? Faut-il ancrer les humanités en santé dans les facultés de philosophie, d’histoire, ou de littérature, afin de conserver intact tout leur potentiel critique vis-à-vis des sciences biomédicales ? Faut-il au contraire former des enseignants « spécialistes » d’humanités « appliquées » à la médecine, directement rattachés aux facultés de médecine, voire aux hôpitaux universitaires, pour qu’ils soient directement en prise avec l’environnement et la pratique clinique qu’ils sont censés informer ? Ces simples questions de « localisation » et de « territoires » d’enseignement et de recherche suffisent à souligner que les modalités concrètes de la formation aux « humanités en santé » sont loin d’être évidentes, d’autant qu’il est parfois difficile de distinguer ces dernières de champs d’étude particulièrement proches comme l’éthique médicale ou la bioéthique, le droit médical et la santé publique, dont les frontières ne recoupent pas exactement celles des humanités en santé, mais qui en constituent l’articulation la plus étroite avec le domaine de la médecine, comme science appliquée, lorsque l’on considère notamment l’éthique comme canal entrant des processus cognitifs de la décision médicale. Les humanités en santé ne s’insèrent donc pas ex nihilo dans le cursus des étudiants de médecine : polymorphes, elles y sont comme fragmentées entre différentes « matières » préexistantes. Ainsi en France, l’histoire de la médecine par exemple a-t-elle été historiquement liée à la médecine légale, ce dont certains enseignements portent encore aujourd’hui la trace dans plusieurs universités — beaucoup de professeurs de médecine légale interviennent en effet dans les enseignements de sciences humaines et sociales en médecine7 . De même, les cours d’économie, de droit de la santé et de santé publique ont précédé l’introduction des sciences humaines dans les facultés de médecine au début des années 1990, ce qui explique pourquoi les enseignements relevant des « humanités » dispensés pendant la première année commune aux études de santé (PACES) sont encore fortement imprégnées de ces disciplines — dont l’enseignement reste tout à fait indispensable par ailleurs.
CONSIDÉRATIONS LIMINAIRES : OBJECTIFS ET MÉTHODE |