« Enquêter » en PMI
Prise de contact et entrée sur le terrain
L’idée de départ de ma recherche est de travailler sur la réception et les formes d’appropriation d’une puériculture « à la française » par des personnes primoarrrivantes, issues d’une autre « culture ». Dans cette optique, en raison des caractéristiques sociales des usagers et des conseils de puériculture qui y sont édictés, les consultations gratuites de protection infantile semblent un terrain de recherche tout indiqué.
1ère période : le désir de comprendre
Pour cela, en octobre 2002, je prends contact avec un service de Protection Maternelle et Infantile du centre ville de Marseille, situé dans un quartier connu pour son taux très élevé de populations migrantes et primo-arrivantes. Lors de mon premier rendez-vous avec le médecin responsable de cette MDS61 , le Dr Zuca , celui-ci se révèle tout à fait ouvert à la démarche des sciences humaines et se dit intéressé par le fait que son service puisse servir de terrain de recherche à des études « compréhensives ». À l’occasion de cette rencontre, je lui présente mon sujet de recherche de l’époque64 en précisant que les questions de recherche et méthodes d’enquête sont susceptibles de varier sensiblement au fil de l’enquête. Une convention de stage me sera nécessaire et le Dr Zuca propose de s’en occuper et de l’adresser aux bonnes personnes, responsables des stagiaires au niveau du Conseil Général. Quelque temps après cette première rencontre, j’entre sur le terrain; nous sommes alors en novembre 2002. Le Dr Zuca me présente aux différents membres de l’équipe, qui me réservent un accueil assez chaleureux, subtil mélange d’enthousiasme et de curiosité : enthousiasme de montrer leur quotidien, de comprendre les situations dans lesquelles ils sont impliqués et d’être compris en tant que professionnel ; curiosité à mon égard et à celui de ma recherche, ce que je cherche et pourquoi. Durant les cinq mois, que je passe dans la consultation de « La Tour65 », les intervenants font preuve d’une très grande coopération et ma liberté de mouvement dans le service est quasi totale. J’attribue cela au désir que manifestent ouvertement certains professionnels de ce service, y compris la responsable médicale, de comprendre certains problèmes dont ils font les frais au quotidien.
2ème période : la méfiance et l’incompréhension
Un an et demi plus tard, poursuivant ma recherche sur la PMI, je suis en quête de nouvelles consultations où je pourrais enquêter. Un pédopsychiatre de ma connaissance, le docteur Benguigui, a, à ce moment-là, pour projet de monter une consultation de périnatalité en partenariat avec une équipe de PMI. La majorité des consultations que gère cette équipe sont situées en plein cœur de cités HLM, ce qui les présente comme un terrain potentiellement adéquat au regard de mes questions de recherche. J’accompagne alors le docteur Benguigui à une réunion où il doit rencontrer l’équipe. À l’issue de cette première rencontre, le médecin responsable de cette MDS, le Dr Simon, semble moins intéressé par ma démarche que le docteur Zuca, mais déclare que «si le Conseil Général accepte de [me] faire une convention de stage» je pourrais mener mes observations dans la consultation de Belle île. Pour établir cette nouvelle convention de stage, je contacte le médecin responsable de la PMI au niveau départemental, pensant pouvoir ainsi gagner plusieurs semaines. Lors de notre rendez-vous, ce dernier me dit ne pas connaître les démarches nécessaires et ne jamais avoir eu affaire à ce genre de situation. De retour à mon domicile et une fois constaté que la convention établie l’année précédente était bien signée par ce médecin, je rappelle sa secrétaire. Celle-ci, présente lors de ma rencontre avec le médecin, me confirme que ce sont bien eux qui établissent les conventions et que je n’ai qu’à l’envoyer par la poste accompagnée d’une lettre du médecin responsable de MDS confirmant qu’il accepte de me recevoir dans sa consultation. Je reprends alors contact avec le docteur Simon qui, intrigué par la méfiance de la direction du Conseil Général, me demande de préciser mon projet. -Mais vous voulez faire quoi exactement dans les consultations? -Faire des observations en salle d’attente, et en salle de pesée, si possible de quelques consultations, et puis discuter avec les familles, et avec les gens du service, regarder comment ça se passe, observer et prendre des notes… À la suite de cette explication, qui n’aborde en rien le fond de mon projet de recherche et se limite à la présentation des modalités de l’enquête, j’obtiens l’accord du Dr Simon et ma convention de stage démarre son périple administratif. Mon entrée à la consultation de Belle île à lieu au début du mois de mai 2004. Lors de mon arrivée au centre, un matin en début de consultation, les membres de l’équipe sont relativement étonnés, et déclarent ne pas avoir été prévenus de ma visite du jour, ni de ma présence dans les semaines et mois à venir Ainsi, dès la prise de contact et l’entrée dans la consultation apparaît une très nette différence entre mes deux périodes d’enquête. Accueilli chaleureusement et présenté à l’équipe par le médecin responsable dans la première consultation, le médecin responsable de la seconde consent à ma présence si le Conseil Général me l’autorise et n’entend pas y consacrer davantage d’attention. Ce jeu des différences va s’intensifier tout au long de ma présence dans la consultation. Les observations que je pourrais mener lors de ces deux périodes dépendent alors autant des contraintes spatiales de chacune de ces consultations que de la plus ou moins bonne volonté des intervenants de m’aider dans mes démarches.
Les conditions de l’observation
Pour des raisons pratiques, mais aussi de cohérence avec le lieu dans lequel je me trouve, je prends le parti de travailler « à découvert ». En effet, ma présence dans les consultations de protection infantile est pour le moins inhabituelle. Sans connaître précisément le thème de ma recherche, ni nécessairement ce à quoi elle correspond, les professionnels savent pertinemment que je ne suis pas un stagiaire en puériculture ou en 121 médecine mais que je fais des sciences humaines. D’un autre côté, n’étant ni un enfant, ni un parent, les usagers s’adressent à moi pour obtenir des informations ou renseignements sur la santé de leur enfant; me prenant, de façon évidente, pour un nouveau membre de l’équipe. Il me faut alors expliquer les raisons de ma présence et celles (les mêmes) pour lesquelles je ne peux accéder à leurs demandes. De fait, il m’a rapidement semblé inutile de dissimuler la prise de notes. Quelques remarques doivent alors être faites ici sur les questions d’ordre méthodologique et pratique que soulève l’observation à découvert. Dans certains cas, l’observateur occupe une place particulière et définie dans l’équipe, il y joue un rôle professionnel à l’instar de l’observation que mène Jean Peneff d’un service d’urgence hospitalière en y travaillant en tant que brancardier (Peneff, 1992). Il s’agit alors souvent d’observer à couvert. D’un côté, cela implique le développement d’un certain nombre de stratégies quant à la prise de note et oblige l’enquêteur à se conformer aux activités et lieux attenant à son rôle. D’un autre côté, ce principe confère à l’anthropologue une place définie au sein de l’équipe ou de l’institution sur laquelle il travaille « réellement ». En l’absence d’une telle position, ce qui est fréquent pour les enquêtes menées au sein d’institutions nécessitant certaines compétences officiellement attestées, la posture que l’enquêteur doit adopter (ou plutôt trouver) est tout autre. Celui-ci doit négocier sa place, au sens propre comme au figuré. L’insertion dans l’institution se négocie auprès des responsables institutionnels, ce qui, dans le cas présent, se matérialise par l’établissement d’une convention de stage. Cette convention est un droit d’accès aux consultations, une preuve que l’observateur est accepté en tant que tel dans les règles de l’institution. Mais il en va autrement pour ce qui est de la négociation de la place physique du chercheur sur son terrain. Pour cela, une simple question d’espace matériel peut se présenter comme un réel problème méthodologique à résoudre. Et si l’activité conférée par un rôle déterminé permet un accès de fait à un espace particulier, l’absence d’activité demande à l’observateur de trouver le lieu à partir duquel il pourra observer l’action en court sans en gêner le déroulement. Dans un espace réduit où se croisent plusieurs professionnels aux statuts hiérarchiques distincts et en situation de concurrence professionnelle sur certaines tâches, l’observateur ne doit pas gêner, ni les espaces de circulation, ni les espaces 122 « refuges »66 utilisés par le personnel. Pour l’observateur, la difficulté de ce type de situation est alors de trouver la bonne place qui lui permette d’observer l’action en cours, d’en être suffisamment proche pour en saisir les détails, sans pour autant en gêner le déroulement. Il doit donc tout à la fois être physiquement présent pour saisir au plus près les enjeux de l’action en cours et, dans le même temps, arriver du mieux qu’il peut à faire oublier sa présence aux personnes qu’il observe. Il lui faut alors attendre que les enquêtés s’habituent à cette nouvelle présence, extérieure à leur activité et dont la nature du travail n’est pas toujours bien saisie. Les moyens de passer cette période, tout comme la durée de celle-ci, sont divers et dépendent autant du terrain et du sujet de recherche que de l’enquêteur lui-même. Pour y parvenir, le chercheur doit tenter de « se fondre dans le décor ». Sans rôle à jouer dans l’activité du service, une fois identifiés les espaces qu’il peut occuper, l’observateur s’y place et tente de se faire oublier, jusqu’à ce qu’il fasse partie du décor ; pendant toute cette période il adopte ce que l’on pourrait appeler «la posture de la plante verte». Il ne s’agit évidemment pas de s’interdire toute intervention ou toute communication avec les personnes observées, mais de les limiter à l’essentiel. Cette période permet à l’observateur de se familiariser aux activités, à leur agencement et aux relations qu’entretiennent les intervenants entre eux et, pour ces derniers de se familiariser avec la présence de l’observateur. La fin de cette période « d’acclimatation » des enquêtés se repère à des détails, parfois subtils, le ton d’une salutation, une remarque au cours d’une conversation, ou de manière plus explicite, par exemple par une invitation à participer à l’action en cours.
Liberté de mouvement et progression dans les consultations
Au cours de ces cinq mois passés dans la consultation de la Tour mes observations sont conduites selon différentes phases qui, si elles se sont mises en place de façon progressive, ne sont pas pour autant exclusives les unes aux autres. Au cours des deux premières étapes, mes observations sont menées dans un lieu unique. Dans un premier temps, je me contente d’observer uniquement la salle d’attente et de discuter avec les usagers. Cette période me permis de me familiariser avec le lieu et de faire connaissance avec certaines familles. Puis les professionnels m’acceptent progressivement dans leurs conversations, notamment en fin de consultation. Ce signe d’intégration progressive à l’équipe permet de mettre en œuvre la seconde phase d’observations. Je passe alors un certain nombre de matinées de consultations soit dans la salle de pesée, soit dans le cabinet de consultations médicales. Ce premier tour d’observation par site des différents lieux que comprend le centre de consultation m’a permis d’identifier comment se répartissent les taches de travail, et les professionnels dans chacune des pièces. À l’issue de cette période d’environ un mois et demi, j’observe et discute librement avec les professionnels et les familles, allant d’un lieu à un autre en fonction des activités qui s’y tiennent. Je mène des entretiens avec les mères de familles dans la salle d’attente 67 et discutais fréquemment avec les différents membres du personnel. Au cours de la phase suivante j’effectue des « parcours de visite » avec les mères de famille. J’entame une discussion avec elles dès leur arrivée au centre, puis les suis en salle de pesée, prolonge la discussion pendant l’intermède entre la pesée et la consultation, les accompagne dans le cabinet médical et terminais l’entretien après la consultation. Ce procédé permet d’une part de comprendre les raisons pour lesquelles les mères viennent à la consultation, ce qu’elles en attendent et comment elles le font comprendre (ou pas) aux professionnels. D’autre part, il permet d’observer l’ensemble des interactions qui ont lieu au cours de la pesée et de la consultation médicale et d’en discuter par la suite avec les mères de famille. J’ai aussi eu l’occasion de mener des observations dans deux autres centres de consultation, situés dans des endroits très différents de la ville. Ainsi, si la première consultation se situe en plein centre ville, la seconde se trouve dans un centre commercial, au milieu de quartiers très populaires de grands ensembles HLM alors que la troisième se trouve, à l’inverse, dans les quartiers sud de la ville, quartiers résidentiels plus aisés. L’observation de ces différents centres de consultation m’a permis de constater les écarts d’activités qui existent dans les consultations de PMI en fonction de leur quartier d’implantation.
Cantonnement conventionné et difficulté de placement
Cette liberté de circulation et d’observation rencontrée à la consultation de La Tour, épaulée par les professionnels qui m’ont permis de me rendre dans les autres consultations où ils intervenaient ne s’est pas reproduite ailleurs. Les observations menées à la consultation de Belle île sont essentiellement limitées aux salles d’attente et de pesée; un seul des médecins intervenant dans cette consultation m’accepte dans son cabinet, les autres refusant au nom du secret médical. Pour autant, la MDS de St Jaume dont dépend la consultation de Belle île comprend un certain nombre de consultations et l’éducatrice des jeunes enfants avec qui je sympathise m’invite à aller voir la consultation des Sources. Lors de mon arrivée dans cette dernière consultation je rencontre le docteur Simon qui s’il fait part de son étonnement concède que « tant que l’équipe est d’accord, je ne vois pas de problèmes…». Lors d’une séance d’observation dans cette consultation des Sources, j’assiste à une très vive discussion entre le docteur Simon (responsable de la MDS), la puéricultrice et l’auxiliaire de puériculture (toute deux quasi-permanentes de cette consultation) sur ce que « doit être » une consultation de PMI, le rôle de chacun dans son mode de fonctionnement et l’utilisation qu’en font certains usagers .