De la « Défense Sociale Nouvelle » en France, au modèle intégratif santé-justice
Dans une Europe encore marquée par les expériences totalitaires de la Seconde Guerre Mondiale, Marc Ancel a développé un mouvement nouveau, une « Défense Sociale Nouvelle », qui reprenait certaines idées du courant Belge mais qui s’en est détachée, par une vision résolument plus humaniste de la prise en charge des individus.
L’idée de Marc Ancel était de mettre au point un système pénal qui permettait d’apporter une réponse judiciaire nuancée, dont l’objectif était certes de protéger la société, mais sans opposer l’individu à la communauté.
Marc Ancel souhaitait trouver « la sanction efficace qui permette aussi bien de redresser, et plus tard de réhabiliter si possible le délinquant, que de protéger la société ».
Il souhaitait également rompre avec une justice qui n’était que répressive en instaurant un modèle de prévention de l’acte criminel ou délictuel.
La Réforme des soins aux détenus du 18 janvier 1994, en s’attachant à envisager une prévention de la délinquance par l’aide à la réinsertion, s’est inscrite directement dans cette lignée. Bien qu’absente de façon explicite dans cette théorie, la notion de dangerosité infuse depuis progressivement le droit pénal français, face l’instante demande sociale et politique de protection de la société et la prévention de la récidive.
En parallèle, l’organisation et le statut de la psychiatrie ont été modifiés en France dans la seconde moitié du XXème siècle.
Sous la conjecture de nombreux facteurs au premier rang desquels se trouvait la constatation des conditions de vie dégradantes et inacceptables dans les asiles, la psychiatrie a fait face à un mouvement de « désinstitutionalisation » impulsé par les antipsychiatres, qui avaient la volonté d’ouvrir les portes des hôpitaux psychiatriques et favoriser une prise en charge intégrée à la société. Pour illustrer cela, J-L Senon rapporte qu’entre 1970 à 2003, le nombre de lits d’hospitalisations en psychiatrie est passé de 170 000 à 40 000.
Par ailleurs, des évolutions législatives ont également contribué à changer le statut du sujet malade délinquant pour la justice. La modification de l’article 64 du Code de 1810 à l’occasion de la réforme du Code Pénal de 1994, a introduit la notion d’atténuation de responsabilité pour des sujets dont l’état mental aurait « altéré » sans « abolir » le discernement au moment de l’acte; mais loin de permettre l’allègement répressif à l’égard de ces individus, cette transformation législative a eu au contraire pour effet d’aggraver les peines prononcées à l’égard de ces malades responsabilisés.
L’obligation de soins
L’obligation de soins a été introduite dans le droit français par l’ordonnance du 23 décembre 1958, en même temps que le sursis avec mise à l’épreuve. Cette ordonnance faisait suite à la loi du 15 avril 1954 relative au traitement des personnes alcooliques dangereuses, qui avait amorcé une réflexion autour de mesures de soins pouvant être imposées à un individu considéré comme dangereux du fait de sa consommation alcoolique.
L’obligation de soins est prévue par l’article 132-45 du Code Pénal et détaillée à l’article 138 du Code de Procédure Pénale.
L’obligation de soins, à la différence des autres mesures de soins pénalement ordonnés, ne nécessite pas d’examen médical ou psychiatrique préalable à son prononcé, et possède un champ d’application et procédural très large.
Elle peut être prononcée pour tous les crimes et délits, dès lors que le juge a estimé que la personne avait besoin de soins.
L’obligation de soins peut ainsi être prononcée à tous les stades de la procédure. Le Guide de l’injonction de soins la présente ainsi:
Au temps pré-sentenciel, c’est-à-dire avant le jugement, l’obligation de soins constitue une modalité du contrôle judiciaire. Sa définition légale est alors la suivante : «Se soumettre à des mesures d’examen, de traitement ou de soins, même sous le régime de l’hospitalisation, aux fins notamment de désintoxication». (Art. 138-10°CPP)
Au temps post-sentenciel, c’est-à-dire après le jugement, l’obligation de soins constitue une obligation particulière prévue par l’article 132-45 du Code Pénal pour :
L’ajournement avec mise à l’épreuve , L’emprisonnement assorti du sursis avec mise à l’épreuve, L’emprisonnement assorti du sursis avec mise à l’épreuve avec obligation d’accomplir un travail d’intérêt général, Une mesure d’aménagement de peine.
La Loi n°2019-222 du 23 mars 2019 de Programmation et de Réforme pour la Justice, entrée en vigueur le 24 mars 2020, a apporté certaines modifications au droit de la peine en remplaçant la contrainte pénale, le sursis avec mise à l’épreuve et le sursis avec obligation d’accomplir un travail d’intérêt général par le sursis probatoire.
Les obligations pouvant être retenues dans le cadre du sursis probatoire simple sont énumérées aux articles 132-44 et 132-45 du Code Pénal ; l’obligation de soins fait partie des obligations particulières pouvant être prononcées par la juridiction de jugement ou le juge d’application des peines dans ce cadre. Cette même loi a également instauré un sursis probatoire renforcé, dont les modalités de mise en application sont détaillées à l’Art 132-41-1 du Code Pénal. Il consiste en des mesures socio-éducatives applicables dans des conditions particulières afin de renforcer la prévention de la récidive, en favorisant l’insertion ou la réinsertion du condamné.
Le suivi socio-judiciaire et l’injonction de soins tels que décrits initialement par la loi du 17 juin 1998
Le suivi socio-judiciaire avait donc vocation, non seulement à dépasser la séparation entre les domaines sanitaires et judiciaires en articulant leurs relations autour d’un médecin coordonnateur, mais également à dégager autant que faire se peut le soin de son statut de sanction et à répondre à la nécessité de prévention de la récidive criminelle.
Dans l’esprit de la loi du 17 juin 1998, le suivi socio-judiciaire consiste à soumettre le condamné, sous le contrôle du juge d’application des peines, et pendant une durée fixée par la juridiction de jugement, « à des mesures de surveillance, d’assistance, et éventuellement de soins, destinées à prévenir la récidive » (Art. 131-36-1 du Code Pénal).
Le suivi socio-judiciaire ne s’exerce qu’en « milieu libre » et ne s’applique donc pas au temps de l’incarcération.
Les dispositions relatives au suivi socio-judiciaire que nous ne détaillerons pas ici, ont été codifiées aux articles 131-36-1 à 131-36-8 du Code Pénal et aux articles L. 3711-1à L. 3711-5 du Code de la Santé Publique.
Le suivi socio-judiciaire est prononcé par la juridiction de jugement après expertise médicale, il s’agit en pratique le plus souvent d’une expertise médicale psychiatrique- et sa mise à exécution est placée sous le contrôle du Juge d’Application des Peines.
Dans la loi n°98-468 du 17 juin 1998, la peine de suivi socio-judiciaire était encourue pour les infractions suivantes :
Meurtre ou d’assassinat d’un mineur, précédé ou accompagné d’un viol, de tortures ou d’actes de barbarie (Art. 221-9-1 CP).
Viol, agression sexuelle ou exhibition sexuelle (222-48-1 CP renvoyant aux articles 222-23 à 222-32 du CP).
Corruption d’un mineur, fabrication, transport, diffusion d’images pornographiques de mineur ou de messages à caractère violent ou pornographique portant gravement atteinte à la dignité humaine, susceptible d’être vus ou perçus par un mineur, ainsi que d’atteinte sexuelle (227-31 CP renvoyant aux articles 227-22 à 227-27 du CP).
Ainsi, au moment de sa création, l’injonction de soins n’était qu’éventuellement prononcée en cas de condamnation à un suivi socio-judiciaire et la liste des infractions pouvant faire encourir cette peine était restreinte à certaines d’entre elles de nature sexuelle. Les dispositions législatives encadrant ces mesures ont ensuite évolué.
Le déroulé de l’injonction de soins en milieu ouvert
Le sujet soumis à une injonction de soins devra donc faire l’objet d’une prise en charge thérapeutique spécifique, dispensée par un psychiatre ou un psychologue, dont le contenu et le rythme seront à la discrétion de ces derniers. Il devra également rencontrer régulièrement le médecin coordonnateur, chargé d’articuler l’intervention des différents intervenants.
Pendant toute la durée des dispositifs dans lesquelles peut être incluse l’injonction de soins, le Juge d’Application des peines pourra modifier ou compléter les modalités de leur mise en application. (Art 764-3 al.1 CPP).
Au moment du prononcé de l’injonction de soins, le juge d’application des peines aura nommé un médecin coordonnateur, choisi parmi une liste établie tous les trois ans par le Procureur de la République (art. L. 3711-1, R. 3711-1 CSP).
En cas d’inobservation des obligations légales, le Juge d’Application des peines pourra ordonner, après avis du Procureur de la République, l’incarcération provisoire du condamné (Art. 712-19 CPP) ou la mise à exécution totale ou partielle de l’emprisonnement encouru telle qu’il avait été fixé par la juridiction de jugement. (Art. 763-5 CPP).
Tenir à une distinction entre dangerosité psychiatrique et dangerosité criminologique
La dangerosité criminologique peut être définie comme « un phénomène psychosocial caractérisé par des indices révélateurs de la grande probabilité de commettre une infraction contre les personnes et les biens» ou bien encore selon la HAS comme étant liée «a de multiples facteurs qui n’ont aucune relation avec une quelconque pathologie ».
En cela, la dangerosité criminologique suggère de prendre en compte les facteurs environnementaux et situationnels susceptibles de favoriser la commission d’une infraction; l’évaluation de la dangerosité criminologique relève donc d’une évaluation pronostique, considérant la probabilité d’un passage à l’acte qui ne saurait être en lien avec une quelconque pathologie mentale.
Reprenons la définition donnée par la HAS pour aborder la notion de dangerosité psychiatrique. Pour la HAS, la dangerosité psychiatrique peut être caractérisée «comme la manifestation symptomatique liée à l’expression directe de la maladie mentale».
Le risque est grand dans ce cas dernier d’établir une relation de réciprocité entre maladie mentale et dangerosité ; d’ailleurs la confusion entre dangerosité ou acte de violence et maladie mentale est bien trop courante.
Une large étude baptisée « Santé mentale en population générale » menée entre 1993 et 2003 auprès de la population française a mis en évidence que 45% des personnes interrogées associaient le fait de commettre un meurtre et être « fou », et 30% l’associait au fait d’avoir « une maladie mentale ». Cette enquête a également montré que plus un acte était considéré comme violent et en ce sens dangereux, plus il avait tendance à être attribué au « fou » ou au « malade mental. »
Si dans certains cas la dangerosité est associée à la présence d’un trouble mental et peut alors être qualifiée de « dangerosité psychiatrique », l’amalgame systématique entre les deux notions est en lui-même dangereux, car participe à la stigmatisation des sujets malades.
En outre, J-L Senon attire l’attention sur le fait que ces derniers représentent au contraire une population vulnérable, qui les expose eux-mêmes à être victimes de violence « dans une proportion 17 fois supérieure à la moyenne ».
En s’en tenant aux définitions données, et en considérant désormais la prise en charge qu’elles suggèrent, la constatation d’une dangerosité psychiatrique devrait avoir pour effet d’être du ressort du personnel médical ou paramédical, alors qu’un individu présentant une dangerosité criminologique devrait rester du ressort de la justice. Bien sûr, certaines situations imposent de nuancer cette répartition.
D’autres cas « frontière » interrogent la place à donner aux interventions de chacun et laissent finalement la question en suspens : l’exemple manifeste est celui des sujets pour lesquels une atténuation de responsabilité a été retenue, à partir du constat d’un trouble mental ayant altéré le discernement. Mais l’obstacle supplémentaire qui réside dans la prise en charge de la «dangerosité» est qu’il s’agit d’une «potentialité». Son aspect hypothétique en renforce la complexité et met en difficulté les professionnels du droit et de la santé pour attribuer leurs rôles respectifs.
Aussi, la mesure d’injonction de soins semble avoir voulu apporter un élément de réponse en les faisant intervenir ensemble, avec le risque encouru de confondre les moyens d’action de chacun : la peine et le soin.
De la dangerosité au risque de récidive
Si la pratique de l’expertise psychiatrique pénale est d’ordinaire centrée sur la constatation d’un état mental au moment de la rencontre clinique, ou sur son évaluation passée, l’expertise criminologique, elle, se veut plus intégrative et prend en compte non seulement des facteurs propres à la construction psychique du sujet, mais également d’autres facteurs qui relèvent davantage de son environnement et du lien que le sujet entretient avec celui-ci.
L’évaluation du risque de récidive s’inscrit exactement dans cette dernière démarche qualifiée de «criminologique» ; en effet, elle nécessite de prendre en compte l’ensemble des facteurs de risque concourant à l’expression de la dangerosité potentiellement contenue chez un sujet en dehors de toute pathologie mentale, pour en prédire la survenue.
Afin de pouvoir conclure en l’une ou l’autre des dangerosités, l’expert psychiatre est donc contraint de s’inscrire dans une double démarche, l’une issue de la clinique psychiatrique, l’autre de la criminologie, ce qui n’est pas sans soulever certaines questions puisque l’évaluation criminologique devrait être, par essence, pluridisciplinaire.
En cela, l’évaluation de la dangerosité devenue celle du risque de récidive, représente un enjeu majeur dont s’est saisie la communauté psychiatrique, en proposant de nouvelles méthodes d’évaluation issues de la criminologie.
Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : APPROCHE HISTORIQUE DES RELATIONS SANTÉ-JUSTICE : DE LA FIN DU XVIIEME SIECLE A LA LOI DU 17 JUIN 1998
I. Les prémices de l’articulation des relations santé-justice
1. L’évolution des représentations de la folie entre la Renaissance et le XVIIème siècle
2. La naissance de nouveaux espaces d’exclusion
3. L’influence aliéniste sur la distinction du crime et de la folie
4. La distinction du sujet « criminel » et du « fou » à partir de la notion de libre-arbitre
II. La naissance des sciences humaines et l’avènement de la criminologie : une nouvelle confusion du crime et de la folie
1. L’essor de la phrénologie
2. L’assimilation du crime et de la folie impulsée par la théorie de la dégénérescence
III. L’organisation des relations santé-justice au XXème siècle
1. L’apport de la Circulaire Chaumié dans le principe d’individualisation des peines
2. Le mouvement de défense sociale Belge
3. De la « Défense Sociale Nouvelle » en France, au modèle intégratif santé-justice
PARTIE 2 : CADRE MÉDICO-LEGAL D’APPLICATION DES SOINS PÉNALEMENT ORDONNÉS
I. Principes de procédure et définition des soins pénalement ordonnés
1. L’obligation de soins
2. L’injonction thérapeutique
3. L’injonction de soins
II. Contexte de création et évolutions législatives du suivi socio-judiciaire et de l’injonction de soins
1. La création du suivi socio-judiciaire et de l’injonction de soins par la loi du 17 juin 1998
2. L’évolution législative des dispositifs
3. Les différents temps et acteurs de la mesure
PARTIE 3 : ENJEUX DE L’INJONCTION DE SOINS AUTOUR DES NOTIONS DE DANGEROSITÉ ET DE RISQUE DE RÉCIDIVE
I. Approche des concepts de dangerosités psychiatrique et criminologique
1. Tenir à une distinction entre dangerosité psychiatrique et dangerosité criminologique
2. De la dangerosité au risque de récidive
II. Enjeux cliniques et théoriques de l’évaluation de la dangerosité dans le cadre de l’expertise psychiatrique pénale
1. Enjeux conceptuels de l’expertise de dangerosité
2. Les moyens de l’évaluation de la dangerosité et du risque de récidive
PARTIE 4 : ENQUETE COMPARATIVE NATIONALE AUPRÈS DES PSYCHIATRES EXPERTS JUDICIAIRES ET DES JUGES D’APPLICATION DES PEINES
I. Introduction
II. Matériel et méthode
1. Objectifs de l’étude
2. Type d’étude
3. Constitution des échantillons
4. Questionnaires
5. Analyse statistique
III. Résultats
1. Résultats obtenus auprès des experts psychiatres
2. Résultats obtenus auprès des juges d’application des peines
3. Comparaison des résultats obtenus auprès des experts psychiatres et des juges d’application des peines
IV. Discussion
1. Principaux résultats
2. Questions d’ordre général relatives à l’indication de l’injonction de soins
3. Critères ayant donné lieu à une différence significative entre experts psychiatres et magistrats
4. Les moyens de l’évaluation de la dangerosité et du risque de récidive dans le cas de l’expertise psychiatrique pénale
5. Forces et limites de l’étude
6. Perspectives
CONCLUSION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ANNEXE 1 : LISTE DES SIGLES ET ACRONYMES
ANNEXE 2 : QUESTIONNAIRE ADRESSÉ AUX EXPERTS PSYCHIATRES
ANNEXE 3 : QUESTIONNAIRE ADRESSÉ AUX JUGES D’APPLICATION DES PEINES