En immersion dans ”l’Irlande authentique”
Hyper-participation du chercheur
Si lors de mon travail de terrain à Coláiste Phádraig et au campa samhraidh, les situations ont fait que je me situais souvent du côté de l’observateur complet, au contraire à Saoire Ghael je suis la plupart du temps un participant complet. En effet je suis les cours en tant qu’apprenant d’irlandais et en m’impliquant complétement dans les activités en classe. À l’échelle des interactions en classe mais aussi hors classe, j’adopte donc très souvent une posture « hyperparticipative » dans le sens où je ne m’interdis jamais d’intervenir sous prétexte que j’effectue un travail de recherche. Ainsi, les analyses dans ma thèse porteront parfois sur des interactions en classe dans lesquelles je participe en tant qu’étudiant. De plus, mon « profil » correspond à celui de nombreux autres étudiants à Saoire Ghael : la vingtaine, étranger (d’un pays « occidental »124), diplômé de l’enseignement supérieur, issu d’une classe sociale relativement aisée, avec un intérêt particulier pour les langues. Par conséquent, bien que j’informe les autres étudiants de mon travail de recherche, mes rapports avec eux sont avant tout amicaux et en interaction on ne me fait jamais endosser la posture de chercheur. Je suis donc complétement intégré au groupe de pairs des « étudiants ». Cela est facilité par le fait que les conversations informelles entres étudiants portent régulièrement sur des sujets qui m’intéressent en tant que chercheur. À titre d’exemple, demander à une personne pourquoi elle apprend l’irlandais fait partie intégrante des rites de socialisation des étudiants au stage. De plus, les sujets de conversation durant les pauses tournent souvent autour de ce qui vient de se passer en cours et de la langue irlandaise, si bien que mes questions de chercheur peuvent être assimilées aux questions de n’importe quel étudiant à Saoire Ghael, et vice-et-versa. Les 124 La plupart des étudiants étaient américains. Il y avait aussi de nombreux Canadiens et Gallois. Les autres étaient allemands, australiens, français, néerlandais, sud-africains, et de l’île de Man.étudiants et notre enseignant acceptent donc sans problème que j’enregistre nos cours. Notre enseignant Eoin est très proche de nous, et nous convenons à la fin du stage d’un rendez-vous la semaine suivante à Dublin pour boire un café et réaliser un entretien. On voit donc que le travail de terrain « déborde » des sites que j’ai circonscrit artificiellement dans ce texte. Mon objet de recherche se construit tout au long de ma thèse, au-delà de mon expérience in-situ dans les différents stages, grâce aux entretiens enregistrés avec Eoin et Séamus, mais aussi grâce à des discussions plus informelles, comme celle menée dans un restaurant à Paris à l’automne 2019 avec Niall, un chercheur en sociolinguistique qui a grandi dans un village de la Gaeltacht accueillant des touristes linguistiques. Enfin, des recherches historiographiques effectuées entre mes séjours dans les stages viennent aussi compléter mon corpus. Dans la section 3, je détaille l’ensemble des données produites ainsi que leur transformation en un corpus permettant de répondre à mes questions de recherches que j’expose dans la sous-section suivante.
Questions de recherche et organisation de la partie empirique
The first step in an ethnographic project, then, requires identifying where to look: there is no magic recipe for this; it simply requires doing the groundwork for finding out, if you don’t already have an idea, where the phenomena you are interested in occur. Of course, like every other step of an ethnographic project, it also requires starting somewhere and then finding out that one hadn’t got it quite right, and adjusting one’s plans until one’s expectations are confirmed by the data. (Heller 2008 : 254) Les récits de mon arrivée sur les trois sites de ma recherche visaient à décrire la première étape mentionnée par Monica Heller dans l’extrait ci-dessus : l’identification de ce que l’on souhaite explorer afin de formuler des questions de recherche. Ces dernières sont présentées par Mason (2002 : 20) comme « l’expression formelle » de ce qu’elle appelle « an intellectual puzzle », qu’on pourrait traduire par un casse-tête ou une énigme scientifique. Les questions de recherches permettent ainsi de résoudre par une recherche empirique l’énigme, qui dans cette thèse consiste à comprendre le rôle des summer colleges dans la revitalisation de l’irlandais, et plus particulièrement dans la construction sociale et spatiale du bilinguisme en Irlande. Au gré de mon travail de terrain et de mes lectures, j’ai resserré mon regard sur des aspects particuliers qui m’avaient interrogé sur le terrain et qui me semblaient être au cœur de l’expérience des 120 summer colleges. J’ai donc décidé de problématiser les questions suivantes : la Riail na Gaeilge et la notion de Gaeltacht (chapitre 5), les pratiques pédagogiques et les conceptions de la langue irlandaise qu’elles révèlent (chapitre 6), et enfin le développement du tourisme international de l’apprentissage de l’irlandais et ses conséquences sur le marché linguistique de l’irlandais (chapitre 7). Afin de comprendre ces phénomènes et les catégories sociales qui leur sont affiliées, j’ai rapidement ressenti le besoin de les resituer dans l’Histoire. En effet, comme le prouve le cas du « modèle canadien » de l’immersion (voir chapitre 1.3.2), on ne peut pas comprendre le succès d’une structure pédagogique sans analyser le contexte socio-politique de son émergence. Malgré les quelques mentions dans la littérature scientifique de l’importance des summer colleges dans les mouvement de la Renaissance gaélique et du nationalisme irlandais dans les années 1900 (Ó Riagáin 1997; Denvir 2002; Sisson 2004; Bourke 2006; Foster 2014), la naissance du projet des summer colleges n’est pas documentée. Le chapitre 4 analyse donc le contexte sociopolitique d’émergence des premiers summer colleges au début du 20ème siècle. Ce chapitre historiographique recoupe les thèmes des chapitres 5, 6 et 7, et vise à répondre aux questions ci-dessous : Quelles visions de la langue irlandaise et de son enseignement ont donné naissance aux premiers summer colleges ? Quelle « irlandicité » a été produite dans ces summer colleges ? Ensuite, le chapitre 5 se penche sur les règles de langue dans les summer colleges aujourd’hui, tout en les resituant dans les politiques linguistiques relatives à l’irlandais. À partir d’un travail de terrain comparant la mise en œuvre de règles de langue à Coláiste Phádraig et au campa samhraidh, je cherche à répondre à la question suivante : Comment et pourquoi les règles de langue dans les deux institutions étudiées participent à la reproduction ou à la remise en question de la Gaeltacht, et par conséquent à la structure sociale et spatiale du bilinguisme en Irlande ? Puis je m’intéresse dans le chapitre 6 aux pratiques pédagogiques dans ces deux mêmes stages en me demandant : Comment les approches concernant l’enseignement de la langue dans les deux stages mènent à différentes conceptions de l’irlandais et donc plus largement façonnent différemment ce que signifie parler irlandais ? Dans le dernier chapitre (chapitre 7), j’explore les transformations des conceptions de la langue irlandaise (et de son apprentissage) dues au développement récent du tourisme international de l’enseignement de l’irlandais. Je retrace dans un premier temps les conditions qui ont mené à 121 la transformation de l’irlandais en une ressource économique sur le marché du tourisme international. À partir de mon travail de terrain à Saoire Ghael, j’analyse ensuite comment la transformation de l’apprentissage de l’irlandais en un divertissement pour des touristes internationaux reconfigure les interactions enseignants-élèves, afin de comprendre : Quels sont les enjeux de cette expérience d’apprentissage pour ces nouveaux apprenants? Plus largement, comment ce tourisme redéfinit-il la conception de l’irlandais et de sa revitalisation ? Enfin, quelles sont les tensions inhérentes au développement du tourisme international de l’enseignement de l’irlandais ? Avant de plonger au cœur de l’analyse, je présente le corpus sur lequel s’appuie ma thèse. 3. De la production de données à leur transformation en un corpus Pour répondre à mes questions de recherche (voir section 2.4), il a fallu transformer en un corpus analysable certaines des données produites lors de mon travail de terrain. Dans cette section, je reviens donc sur les principales formes de production de données mobilisées dans cette thèse. Olivier de Sardan (1995 : 3) propose de concevoir le travail ethnographique comme la combinaison de quatre grandes formes de production de données : l’observation participante (l’insertion prolongée de l’enquêteur dans le milieu de vie des enquêtés), l’entretien (les interactions discursives délibérément suscitées par le chercheur), les procédés de recension (le recours à des dispositifs construits d’investigation systématique), et la collecte de sources écrites. (Olivier de Sardan 1995 : 3) La division d’Olivier de Sardan, légèrement adaptée à ma recherche, forme donc les sousparties de cette section. En effet, en ethnographie sociolinguistique on peut rajouter comme forme centrale de production de données l’enregistrement audio/vidéo de pratiques langagières situées et non suscitées par le chercheur. Enfin, il faut noter que j’ai effectué cette division en catégories lors de la rédaction de la thèse dans un soucis de clarté, cependant, l’analyse consiste à combiner l’ensemble des données produites indépendamment de leur forme.
Observations participantes : voir ce qui va sans dire
L’observation participante est l’outil principal de production de données en ethnographie. Elle consiste en un contact prolongé avec le groupe étudié lors duquel le chercheur va autant que possible partager le quotidien du groupe, ce qui poussa Clifford Geertz (1998) à qualifier ce travail de « deep hanging out »125. Olivier de Sardan explique qu’« [i]l faut, sur le terrain, avoir perdu du temps, beaucoup de temps, énormément de temps, pour comprendre que ces temps morts étaient des temps nécessaires » (1995 : 3). Un des premiers défenseurs de l’observation participante, Bronisław Malinowski, notait que les scènes du quotidien observées par l’ethnographe sont « souvent sans importances, parfois dramatiques, mais toujours significatives » (Malinowski [1922] 2007 : 64) car elles permettent de comprendre ce qui n’est pas formulé, ce qui va sans dire : la structure ou le fonctionnement du groupe étudié. En effet « les pratiques les plus ordinaires se prêtent difficilement à l’entretien : les enquêtés littéralement ne « voient » pas ce qu’ils font » (Beau & Weber : 155), d’où l’utilité de l’observation des pratiques. Les informations et connaissances acquises lors de ces expériences sont ensuite soit consignées dans le carnet de note du chercheur, soit participent à l’imprégnation du chercheur (Olivier de Sardan 1995). L’observation est participante en ce qu’elle consiste à subjecting yourself, your own body and your own personality and your own social situation, to the set of contingencies that play upon a set of individuals, so that you can physically and ecologically penetrate their circle of response to their social situation, or their work situation, or their ethnic situation, or whatever. So that you are close to them while they are responding to what life does to them.(Goffman 1989: 125) Cette participation vise ainsi à se frotter « en chair et en os » à la réalité que l’on souhaite étudier (Olivier de Sardan 1995 : 3). Mais même si l’ethnographe cherche à mener des observations au plus proche des participants, Goffman (1989) rappelle que le chercheur se soumet artificiellement à la situation : à la différence des participants, le chercheur peut sortir de la situation quand il le souhaite. Pour ce travail de thèse, mes observations se focalisaient principalement sur les pratiques pédagogiques et les pratiques langagières dans les situations de classe. Dans chacun des stages, j’étais présent à tous les cours, soit comme observateur complet (à Coláiste Phádraig et au campa samhraidh), soit comme participant complet (à Saoire Ghalel). Mais mes observations ne s’arrêtaient pas aux activités en classe. En effet, j’étais présent du début à la fin de la journée, ce qui me permettait d’observer les pauses, ainsi que les activités sportives et culturelles qui étaient très nombreuses, et où des apprentissages avaient aussi lieu. Dans les situations où j’étais observateur complet, je consignais dans mon carnet de terrain les différents objectifs et tâches de chaque cours, les stratégies mises en place pour les mener à bien, et les pratiques langagières qu’elles occasionnaient. À Saoire Ghael, où j’étais participant complet, je n’avais pas le temps de prendre en notes mes observations, puisque j’étais complétement pris dans l’activité en tant qu’apprenant. L’enregistrement des cours s’est donc avéré absolument nécessaire afin de produire des données autres que mes notes d’étudiant (vocabulaire, exercices, règles de grammaire expliquées par l’enseignant…) et les polycopiés distribués. Une attention particulière était donnée au cadre de participation, c’est-à-dire aux règles et à l’organisation des tours de paroles mais aussi aux choix de langue (et donc à l’alternance de code). Je prenais aussi en note l’organisation spatiale de la classe, tout ce qui était écrit au tableau, les réactions « émotionnelles » des différents participants mais aussi les miennes (ennuie, joie, intérêt, inquiétude…), ainsi que les paroles des participants qui me semblaient intéressantes (lorsque les cours n’étaient pas enregistrés). En particulier, je m’intéressais à la manière dont les enseignants décrivaient et justifiaient les activités aux élèves, et à la façon dont ils évaluaient leurs apprentissages. En effet, Cambra (2003 : 15) explique que l’intérêt d’une approche ethnographique de la classe de langue est triple : d’une part, analyser le discours éducatif pour comprendre les processus d’interaction pédagogique au service de la construction progressive de significations et de savoirs partagés ; d’autre part, examiner ce discours produit par la communication et la construction sociale de la connaissance dans ce qu’il révèle sur l’appropriation des langues par les apprenants ; finalement, découvrir les manifestations des volontés sous-jacentes des participants, contraintes par leurs systèmes de représentations. L’objectif de mes observations étaient dans un premier temps de comprendre comment les enseignants se représentaient l’apprentissage de la langue, d’investiguer les idéologies langagières qui sous-tendaient leurs pratiques, et enfin d’observer leurs effets sur l’apprentissage et la manière dont les élèves se saisissaient de l’irlandais. Puis, dans un second temps, il s’agissait de situer les pratiques pédagogiques dans leur contexte socio-politique à un niveau plus macro. En effet, en sociolinguistique critique de l’éducation, le postulat de base est que les choix pédagogiques sont bien plus que des choix pour faciliter la maîtrise d’une langue. 124 Ils sont aussi des moyens de définition des pratiques langagières légitimes, de distribution différenciée de ressources linguistiques, et donc plus largement de reproduction de (ou de résistance à) l’ordre social. C’est pour cela que mes observations ne s’arrêtaient pas à la porte des summer colleges. Ma présence dans les villages tout au long des stages me permettait de comprendre comment ces séjours linguistiques s’intégraient (ou ne s’intégraient pas) à la vie de la localité. Ces observations ont donné lieu à des notes de terrain, des photographies ainsi qu’à des schémas. Il était nécessaire de mettre en lien toutes ces observations avec l’ensemble des autres données produites sur le terrain. Dans le corps du texte de cette thèse, mes observations s’entremêlent donc à d’autres données et prennent différentes formes. Tout d’abord, elles apparaissent sous leur forme « brute » : extraits de mon carnet de notes, photographies, schémas. Elles peuvent aussi être intégrées sous la forme narrative, comme dans la section 2 de ce chapitre, afin de rendre compte du contexte et enrichir d’autres données, ou encore afin de présenter des évènements particuliers pour les analyser. Enfin, j’ai transformé mes observations lors des cours à Coláiste Phádraig en deux tableaux, l’un récapitulant de manière chronologique mes notes pour chaque cours (Annexe 8), et l’autre résumant, pour chaque type de tâches, les stratégies et les suites d’activités langagières (Annexe 9). L’idée était de faciliter une recherche de type transversal dans l’ensemble de ce corpus en relevant et en comparant des occurrences afin de de repérer des « stratégies types » ou de faire des tentatives de catégorisation des stratégies d’enseignement. 3.2 Données langagières interactionnelles La spécificité de la recherche sociolinguistique critique est de s’intéresser aux pratiques langagières en situation. En plus des entretiens, mes analyses portent donc sur des interactions de classes enregistrées.
Entretiens ethnographiques : une approche sociolinguistique interactionnelle critique
Pour cette thèse, j’ai produit des transcriptions d’enregistrements audio des 15 entretiens semidirectifs menés en anglais (sauf l’entretien avec Séamus qui a été mené en français) avec les participants suivants, par ordre chronologique :
Table des figures |