EMPLOIS ET SIGNIFICATIONS D’UNE
GÉNÉALOGIE MYTHIQUE
La généalogie d’Enée au chant XX : l’opposition entre les deux branches de la famille
Par rapport à l’imposante maison de Priam, Enée occupe une position marginale. Cette situation fait l’objet de l’échange verbal qui précède son duel contre Achille. L’exercice généalogique s’insère tout naturellement dans le contexte d’un tel face à face entre deux héros, car il donne à chacun l’occasion d’affirmer la valeur de sa race, et de rappeler, à soi-même comme à l’adversaire, les exploits des ancêtres que l’on se doit de surpasser48. Mais il développe aussi le thème, cher au coeur d’Enée, de la transmission du pouvoir au sein du genos royal, et pose le problème de l’implantation des Dardanides en Troade. La description de la lignée entre, en effet, dans une stratégie de discours propre au fils d’Anchise ; à la valeur mythique de la succession des noms se superpose son interprétation individuelle de cette série. Pour le comprendre, il faut d’abord examiner le contenu des provocations d’Achille auxquelles répond le héros troyen. A. L’enjeu du duel 1. La colère d’Enée Le Péléide met le doigt sur un point que nous savons être douloureux pour le fils d’Anchise : la question de son statut par rapport à Priam et au peuple troyen. En effet, au chant XIII, on trouve l’image d’un Enée refusant de se battre au premier rang, le coeur rempli de colère (mènis)49 à l’égard du roi, .h1;-‘ X,’ @<(E01 @#1*7 3;*’ 6,&<‘1 .i *’ *A;<-;1 « parce qu’il ne l’estim[e] pas du tout, malgré son excellence, au même titre que les autres héros. » (XIII, 461). Outré de la façon dont Priam répartit les timai, le héros se désolidarise des fils du roi — c’est en l’occurrence Déiphobe qui se bat en première ligne — et de ceux qu’il honore à leur égal. Il faut la mort d’Alcathoos, le mari de sa soeur Hippodamie, c’est-à dire un homme qui lui est plus proche que les Priamides, ses cousins au troisième degré, et surtout n’a aucun lien, même indirect, avec Priam — c’est d’Anchise qu’il est le gendre —, pour le ramener au combat. G. Nagy fait remarquer le parallèle saisissant qui lie ainsi Enée à Achille, dont l’histoire se schématise de la même façon : un conflit entre le chef suprême et le meilleur des guerriers — Enée est qualifié à plusieurs reprises, en même temps qu’Hector, de « meilleur des Troyens »50 — au sujet de la reconnaissance de son statut, aboutissant à la colère du héros et à son retrait du combat51. Le Péléide peut donc en connaissance de cause piquer son adversaire au vif lors de l’affrontement verbal qui précède le combat singulier.
Timè et geras
Les deux phases de la provocation abordent en fait le même problème sous deux angles différents. Pour bien le comprendre, il faut revenir brièvement sur les notions de timè et de geras52. Timè signifie d’abord le « prix », la « valeur ». Au sein de la société homérique, chaque héros est défini par la timè que lui octroient le Destin ou les dieux, en fonction de laquelle il se place dans la hiérarchie des hommes. Le mot en vient donc à désigner le « rang social », ainsi que, indissociablement, l' »honneur » qui s’y attache. La société héroïque — mais aussi le monde de l’Olympe — présente ainsi une échelle de timai, au sommet de laquelle on trouve le statut suprême de roi. La timè s’accompagne toujours de marques honorifiques, car, bien qu’elle ne soit théoriquement pas déterminée par les hommes, ceux-ci ont pour rôle de la rendre manifeste à travers des égards particuliers, assumés à la fois par la communauté dans son ensemble et par le roi, garant de l’équilibre et du respect des statuts. Le verbe *’3&B, utilisé par Sarpédon lorsqu’il évoque l’échange qui s’instaure entre le peuple et ses chefs53, exprime donc cette reconnaissance par le groupe d’une position héroïque d’origine divine, reconnaissance indispensable, car la notion de timè a une valeur relative et non intrinsèque54. Enée, comme Achille, comme tout autre, est susceptible de voir sa timè grandir ou diminuer55, et son rang changer en conséquence, selon le vouloir des dieux, la façon dont il remplit les devoirs — notamment guerriers — inhérents à son statut de héros, et la façon dont il en est récompensé. Sur ce point, comme sur tant d’autres, l’homme homérique se trouve pris dans trois séries de causes : la marche du destin, qui détermine le lot de chacun, la volonté divine, et le dynamisme de l’action humaine56. En d’autres termes, si c’est sa destinée, si les dieux le souhaitent, et s’il se rend, aux yeux des Troyens et de Priam, digne des plus grands honneurs, Enée accèdera au statut de chef suprême. Le mot geras, quant à lui, désigne la part que le roi des rois, investi du pouvoir de l’ensemble de la communauté, accorde à chaque héros selon son statut dans les actes de partage (sacrifice, répartition du butin). C’est donc en quelque sorte la manifestation concrète de la timè. Dans notre texte, le geras de Priam représente une preuve matérielle de la souveraineté qu’il exerce sur les Troyens et qu’il transmettra à qui lui succèdera. C’est sa supériorité sur le geras des autres rois troyens qui distingue son possesseur comme le détenteur de l’autorité. Par ailleurs, on apprend de la bouche de Sarpédon que l’octroi d’un temenos par le peuple constitue l’une des modalités de la reconnaissance de la timè57. Or, selon les mots mêmes d’Achille, si Enée le tuait, il se verrait tailler un domaine à la hauteur de l’exploit, supérieur (Nn.L.1) aux autres, qui témoignerait par sa richesse d’une timè supérieure à celle des autres. N’avons-nous pas, dans ce geste par lequel le groupe distingue le héros, une action symétrique de la remise du geras royal par Priam ? Il serait tentant de l’affirmer, mais un élément vient affaiblir cette hypothèse. Selon notre texte, le don du temenos est subordonné à la mort d’Achille (« si tu me tues » XX, 6), tandis que la transmission du geras ne l’est justement pas (« même si tu me tues » XX, 1). Or il ressort des paroles de Sarpédon que la communauté attend en échange d’un cadeau de ce type l’implication totale de ses chefs dans la bataille. La construction de son discours est à cet égard tout à fait claire. Il débute par une question :
Valeur guerrière et hérédité
Anticipons un instant sur le cours de l’Iliade pour observer Priam au chant XXIV61. Hector est mort ; son père s’apprête à aller réclamer son corps à Achille. Les Troyens l’entourent en pleurs, mais il les chasse, courroucé par cette douleur ignorante : ce n’est pas seulement d’un homme qu’il faut prendre le deuil, mais de la cité tout entière, livrée sans défense aux Achéens. On retrouve ici l’idée qu' »Hector seul protège Ilion »62. Puis le roi se tourne vers ses fils, leur lance des injures, leur reproche d’avoir survécu au meilleur d’entre eux, F$ (;0$ N<-; 3;*’ 6,&<‘1 « qui était un dieu parmi les héros. »(XXIV, 8). Le mot 6,&<‘1 montre que la supériorité reconnue à Hector par son père tenait bien à sa valeur guerrière. Par sa capacité à lutter pour défendre son peuple, c’est-à-dire pour assurer la continuité et la stabilité du corps social, il jouissait d’un statut hors du commun, d’une timè comparable à celle des dieux, et méritait le pouvoir royal. Mais sa mort introduit une rupture qu’aucun de ses frères ne saurait réparer63. La colère de Priam exprime donc à la fois sa douleur de père et sa détresse de roi. Luimême se fait trop vieux pour assurer la sécurité des Troyens, et les fils qui lui restent ne sont pas aptes à lui succéder, car il ne peut leur reconnaître une timè équivalente à celle d’Hector. La transmission héréditaire du geras royal trouve là une limite infranchissable.
Introduction |