Émergence de la sociologie du droit, de la déviance et de la délinquance

La sociologie du droit , en tant que branche de la sociologie, analyse le champ juridique, comme domaine de rapports sociaux particuliers, entre des individus entre eux mais entre des individus et une institution : l’institution judiciaire. Au sein de cette partie des études sociologiques, focalisée sur le droit, et son application, on trouve la sociologie du droit pénal. Historiquement, une discipline scientifique précède l’avènement de la sociologie comme science sociale, il s’agit de la criminologie. Les investigations sur le crime restèrent sous l’hégémonie du savoir médical jusqu’à la fin du XIXe siècle. La criminologie se présente en effet comme un domaine de connaissances pluridisciplinaires dont les principales déclinaisons (sociologie, psychologie, psychiatrie, histoire, droit, médecine, police technique, anthropologie…). Mais il faudra attendre les années 1920 aux États-Unis et les années 1960 en Europe pour qu’une véritable pratique de recherche se développe sous ce nom.

Traditionnellement, en effet, la sociologie criminelle est conçue comme une sociologie du passage à l’acte qui tente de comprendre quelles sont les circonstances sociales qui conduisent un individu à commettre un acte délinquant. Avec les théories interactionnistes et les théories du contrôle social, l’attention se déplace sur les processus de définition du crime et les mécanismes de réaction sociale face à la transgression.

Si nous parlons de justice pénale, c’est pour éviter d’avoir recours à la notion de système qui est loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes. Mais il faut comprendre cette expression comme l’ensemble des organes qui participent à la production symbolique et instrumentale des décisions de justice : acteurs participant à la création de la norme pénale, police et gendarmerie, magistrature, avocats, travailleurs sociaux, experts et administration pénitentiaire.

Les frontières entre déviance et délinquance sont extrêmement relatives dans l’espace et dans le temps, d’où l’importance du contexte (politique notamment) et de son analyse scientifique, dans ses liens avec l’évolution de l’institution judiciaire (cette démarche est bien illustrée par l’ensemble des travaux de Michel Foucault). Il s’agit de saisir et décrire les normes (sociales) qui sont des règles très relatives. La sociologie de la délinquance et de la justice pénale s’attache donc à saisir cet objet, dans ses ramifications complexes.

La sociologie de la déviance et de la délinquance 

Les théories interactionnistes de la déviance

Les Labeling theory à partir de Becker
Les théories interactionnistes de la déviance ont émergé principalement dans les travaux d’Howard Becker ( Outsiders) et dans une multitude de recherches se rattachant au courant de l’école de Chicago, aux États-Unis. L’apport assez novateur et subversif de ces études réside dans un renversement de l’appréhension de l’objet d’étude. La déviance n’est plus définie comme une propriété des individus, qui nécessiterait une explication du passage à l’acte, mais la déviance est perçue comme l' »action publiquement disqualifiée ». Cette approche (les théories et les démarches empiriques qu’elle a engendré) déplace la loupe du scientifique du comportement déviant (plus ou moins individuel, naturalisant…) vers a répression qu’il suscite, donc du côté des institutions de contrôle social, et spécifiquement la justice pénale, mais aussi globalement du côté de la société tout entière (comme ordre à préserver). Ce qui est investigué alors, ce sont les conditions de la transgression, le contexte socio-historique de production et de protection de normes. Cette grille de lecture de la prise en charge (stigmatisante) du comportement déviant a aussi été nommée théorie de l’étiquetage (Labeling theory) dans les travaux de Becker. L’activité d’étiquetage désignant l’acte plus ou moins explicite de désignation comme déviant, de la part de la société, par l’intermédiaire d’une autorité (légale, judiciaire, médicale, experte), vers un individu ou un groupe d’individus. Lesquels portent ensuite le stigmate de cette action positive, de production et de reproduction des normes.

« […] les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un « transgresseur ». Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette.» .

La déviance comme statut attribué stigmatisant
En 1963, année de publication d’Outsiders, paraît aux États-Unis un autre ouvrage important dans ce courant de pensée : Stigmates de Goffman. La société comporte des attentes normatives, à l’égard de chaque individu, la non-satisfaction de ces attentes appelle des sanctions. La sanction contemporaine de cette transgression consiste en un procédé de stigmatisation, c’est-à-dire une activité de désignation (donc de production d’identité, de statut) qui disqualifie durablement l’individu concerné, pour le reste du groupe. Il existe une multitude de stigmates, attachées soit à une condition physique (un handicap), ethnique (ne pas être blanc), un comportement (la prostitution, l’addiction à une drogue, enfreindre la loi)… Le stigmate désigne avant tout un « discrédit profond ».

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 » la situation de l’individu que quelque chose disqualifie et empêche d’être pleinement accepté par la société. »

Un individu discrédité (et ou discréditable) n’est pas tout à fait humain, il porte une infériorité. « Afin d’expliquer son infériorité et de justifier qu’elle représente un danger, nous bâtissons une théorie, un e idéologie du stigmate qui sert parfois aussi à rationaliser une animosité fondée sur d’autres différences, de classe par exemple. »

Goffman, au-delà d’étudier les stigmates comme produits et procédés historiques et collectifs, se penche sur les stratégies de gestion du stigmate mises en place continuellement par les personnes concernées, dans une perpétuelle activité de contrôle de l’information sociale, lieu de lutte et de résistance.

« Il ressort donc que le maniement du stigmate constitue un trait général de la société, un procédé à l’œuvre partout où prévalent des normes d’identité. »

Ces deux ouvrages (de Becker et Goffman) marquent le début d’une réflexion très large sur le discrédit et la déviance comme qualifications socialement construites, comme étiquettes dont il faut nécessairement faire l’histoire pour comprendre les effets. Nous retranscrivons ces théories synthétiquement ici car c’est d’une part par là que nous avons débuté notre recherche théorique, les stigmates féminins, il importe donc de revenir sur ce concept (son émergence notamment) et d’autre part un moment déterminant selon nous dans l’histoire de l’étude de la déviance, qui subit un changement de paradigme à partir des années 1960.

Les stigmates féminins : la prostituée et la mauvaise mère

Le thème du stigmate a fait l’objet d’investigation de notre part, concernant le stigmate de la prostitution tout particulièrement ainsi que les autres stigmates féminins traditionnels. Au tout début de cette enquête, on a formulé l’hypothèse que ces stigmates (notamment celui de la prostituée) pouvaient encore être mobilisés, en tout cas pouvaient être perceptibles dans les discours et les représentations des professionnel-le-s de la Justice pénale. On verra par la suite où cette piste nous a conduit dans notre enquête. Les théories que nous allons exposer traitent du statut social des prostitué e-s en tant qu’étiquette, stigmate, qui n’a pas forcément de lien avec la condition réelle de travailleuse-eur du sexe. Leur intérêt pour notre exposé réside principalement dans le rapport à la culpabilité et l’innocence féminine que ce stigmate induit, comme nous allons le voir. Les lectures sur ce thème que nous avons entrepris nous ont permis d’identifier trois aspects importants pour comprendre comment le stigmate de prostituée fonctionne actuellement. Cette forme de stigmatisation se traduit par une construction idéologique des femmes comme victimes et innocentes, puis se pare du masque de la protection et de l’infantilisation et enfin par la réification et la négation de l’agentivité et de l’autonomie des premières intéressées. Les intérêts que sert le stigmate de prostituée sont avant tout le contrôle social des femmes, qu’il soit économique, géographique, politique…

Table des matières

PARTIE I- CROISER LE GENRE ET LA JUSTICE PÉNALE : ÉTAT DES LIEUX DE LA LITTÉRATURE SUR LE SUJET
1 Émergence de la sociologie du droit, de la déviance et de la délinquance
1.1. Les théories interactionnistes de la déviance
1.1.1. Les stigmates féminins : la prostituée et la mauvaise mère
2 Contrôle social, responsabilité et risque pénal (indépendamment du genre)
2.1. L’approche historico-sociologique de l’institution judiciaire en France par Foucault
2.2. Le contrôle social du risque
3 Les recherches féministes sur la déviance féminine et son traitement institutionnel
4 Le sentencing : les caractéristiques socio-économiques dictent-elles les peines ?
5 Évolutions contemporaines : accélération, personnalisation et sanitarisation
6 La production de norme de genre par l’institution judiciaire
6.1.1. Les détenues : le genre du risque et le contrôle social des femmes
6.1.2. Les adolescent-e-s sous contrôle
6.1.3. Les représentations de genre lors des procès en comparution immédiate
7 Rapport de pouvoirs croisés : les études et théories de l’intersectionnalité
PARTIE II- COMMENT LE GENRE EST-IL UTILISÉ PAR LES PROFESSIONNEL-LES DE LA JUSTICE ? PROBLÉMATISATION, HYPOTHÈSES ET MÉTHODOLOGIE DE L’ENQUÊTE DE TERRAIN
1 Problématisation et question de recherche
2 Méthodologie de l’enquête
2.1. Observation des audiences au Tribunal Correctionnel de Rennes
2.2. Entretiens avec des professionnel-le-s de la Justice
2.3. Limites de la recherche et enjeux épistémologiques
PARTIE III- LA PRODUCTION DU GENRE PAR LA JUSTICE PÉNALE CORRECTIONNELLE : ANALYSE ET DISCUSSION DES RÉSULTATS DE L’ENQUÊTE
1 L’intime liaison du genre et de la culpabilité pénale
1.1. Les femmes, éternelles victimes et impossible coupables ?
1.2. Le prisme des violences et de la sexualité : idéal type et représentations genrées
1.3. Tensions dans le traitement institutionnel réservé aux femmes : protéger, punir, contrôler ?
2 Les exigences extra-légales des professionnel-le-s : des attentes genrées
2.1. Rôles sociaux et naturalisation
2.2. Les exigences extra-légales de l’institution judiciaire
3 Interférences de rapports de pouvoir : genre et classe sociale
CONCLUSION 

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