Éléments d’une Doctrine radicale
L’auteur des Propos d’Alain n’a pas à être ici présenté au lecteur. Nous renonçons aussi, quelque envie que nous en ayons, à indiquer sa place parmi les penseurs de ce temps et de tous les temps. Avertissons simplement le lecteur qu’il trouvera en ce livre cent soixante-cinq Propos choisis parmi les milliers de Propos qu’Alain a écrits jour par jour ; de 1906 à 1914 dans la Dépêche de Rouen, puis de 1921 à 1924, dans les Libres Propos et dans l’Émancipation. Chacune de ces réflexions de politique est née selon une libre inspiration, et sou-vent à des années d’intervalle, au contact de quelque événement aujourd’hui lointain. Transcrites avec leur date et simplement rapprochées, elles se trouvent dessiner une Doctrine de la Liberté. Expérience sans doute unique d’une pensée capable de toutes les constructions dogmatiques, mais qui, par foi et par discipline, s’est voulue chaque jour entièrement libre et neuve devant l’objet nouveau. Si donc ces jugements s’en-chaînent, s’ils se soutiennent et s’achèvent les uns les autres, ce n’est par l’effet d’au¬cun artifice d’école ou de polémique, mais seulement par la puissance de l’esprit qui les a formés, et de la vérité identique qu’il est chaque fois parvenu à saisir dans les événements passagers. Aussi s’est-on abstenu d’expliquer, dans des notes, les allusions à ces événements.
Les dates des différents articles éclaireront assez l’historien, et il a semblé que l’attention du lecteur ne se porterait qu’exceptionnellement de ce côté-là ; bien plutôt elle s’exercera à saisir ces efforts successifs, volontairement répétés autant de fois qu’il faut, pour essayer, critiquer, poursuivre une même Idée. Il n’est sans doute pas de meilleure éducation du Jugement, en tout cas pas de fête plus joyeuse pour l’es¬prit ; comme en un sentier de montagne ; c’est le même sentier, mais il est autre à chaque pas. Entre ces cent soixante-cinq Propos qui tous concernent la Politique et la Doctrine radicales, les éditeurs, pour en faciliter la lecture et en mieux marquer la portée, ont essayé d’établir un ordre. Cet ordre qui a été indiqué autant que possible de page en page, par les divers titres courants, se trouve exposé à la table des chapitres, à la¬quelle le lecteur aura intérêt à se reporter. Peu importe d’ailleurs l’ensemble et la suite. Le lecteur ne sera déjà que trop enclin à lire les Propos à la file, comme il fait pour les chapitres ou les paragraphes d’un ouvrage ordinaire. Contre quoi il faut l’avertir que chaque Propos est par lui-même un tout, et presque toujours se suffit. Un Propos d’Alain est une oeuvre sépa¬rée, où chaque phrase et parfois chaque mot ouvre des chemins en tous sens à qui veut réfléchir assez ; et cela, parce que l’esprit a su s’y enfermer tout entier, recréant chaque fois ses idées et son objet, mais s’obligeant en même temps, pour se livrer vivant, à les recréer d’un seul jet, d’un seul effort soutenu, sans plan abstrait et sans retouche. Ainsi dialoguait Socrate.On m’a dit plus d’une fois : « Vous êtes le dernier radical, ou peu s’en faut. Cette espèce disparaît comme a disparu l’aurochs ».
J’en riais bien. Maintenant j’en ris encore mieux. Le radicalisme n’est point vieux ; il est encore enfant. Il me semble que l’on peut deviner ce qu’il sera ; c’est le seul sujet neuf qu’il y ait encore dans la politique, où presque tout a été dit. L’art des gouvernants a été étudié de fort près. Sous la forme militaire, il touche à la perfection. Un colonel sait persuader et sait punir ; les grades intermédiaires, si bien ménagés, font circuler le commandement jusqu’aux extrémités du grand et re¬doutable corps. Tous les pouvoirs ont les yeux fixés sur ce modèle. Le pouvoir de police n’en diffère presque point. Tous les pouvoirs, celui du juge comme celui de l’industriel, s’appuient sur ces deux-là. D’où l’ordre, chose louable et bonne, qui mérite l’obéissance, et qui, au reste, l’obtient. Les choses allant ainsi, par la persuasion et la force ensemble, il est inévitable que le citoyen soit gouverné plus qu’il n’est nécessaire. Par exemple l’armée s’étend et s’établit, sans aucun projet et par sa seule nature. Toutes les parties du pouvoir imitent l’armée. Quel est le programme d’un président ? Il demande de nouveaux pouvoirs. Quelquefois on s’y laisse prendre et on l’attend au bien qu’il veut faire. Or le bien qu’il veut faire, c’est toujours d’étendre bon pouvoir, ainsi que tous les pouvoirs concor-dants. Cette idée est quelquefois naïvement exprimée, par des hommes qui se disent démocrates et qui croient l’être. Il suffit à leurs yeux que le peuple soit consulté de temps en temps, de façon qu’il puisse choisir d’autres maîtres ou confirmer ceux qu’il a.
Or le peuple, chez nous, va obstinément à une autre fin, toutes les fois qu’il trouve passage. Il n’élit point tant des chefs que des contrôleurs. Selon une idée qui est à peine entrevue, le chef de l’État n’est point tant le chef de tous les bureaux que le délégué du peuple, le Citoyen modèle qui a charge de découvrir tous les abus de pou-voir, et d’y mettre fin. Plus évidemment, les ministres sont comme des tribuns, chacun d’eux ayant la surveillance d’une de ces puissantes administrations, qui toutes tyranniseraient si on les laissait faire. Ainsi le ministre de la guerre n’est nullement le chef de l’armée, mais plutôt le représentant des citoyens ; et c’est ce que les vrais militaires ont toujours senti. Sur cet exemple, essayons de comprendre comment un ministre, homme scru-puleux d’ailleurs, homme de labeur, homme de jugement, peut se tromper et nous tromper, de bonne foi. Le voilà, à ce qu’il croit, chef de l’armée, et général sur les généraux. Il s’use d’abord à apprendre ce nouveau métier ; il n’y parvient pas ; il prend conseil de ceux qui le savent, et bientôt il ne décide que d’après leurs propositions. Et cela serait sage, si le ministre avait pour mission d’être le général des généraux. Il suffit d’avoir touché au métier militaire pour savoir que c’est un très difficile métier. Mais aussi le métier de ministre n’est ni d’administrer ni de commander comme chef de l’armée, mais plutôt de s’opposer aux empiètements de cette puissante et vorace organisation.
C’est dire qu’il ne doit point rechercher les éloges des militaires, et qu’il doit même s’en défier, et, bien plus, se résigner à se voir suspect et même abhorré. Chacun trouvera sans peine d’illustres exemples d’un genre et de l’autre. Or il arrive que le ministre qui oublie son mandat et se fait plus militaire que les militaires, est finalement puni et chassé, quoique trop tard ; et inversement celui qui a osé faire son devoir de tribun sans craindre le redoutable esprit de corps, est finalement acclamé, quoique trop tard. Cette justice du peuple, encore lente et boiteuse, fait pourtant voir un profond changement dans la politique réelle. Chacun sent bien que, comme le député est le délégué du peuple, ainsi le ministre est le délégué des députés, qui a charge de porter le regard du peuple jusque sur les régions secrètes où les pouvoirs coalisés préparent et poursuivent leurs projets chéris. Comprenez pourquoi l’esprit radical est si violemment méprisé. Donnez une pensée à Combes, à Pelletan, à Caillaux.