ELEMENTS D’ARCHEOLOGIE ET D’HISTOIRE
Je présente ici les grandes périodes déterminées par l’archéologie et les sources historiques ; puis je reviens sur le lien entre sites archéologiques et cultes, les rituels ayant une dimension de commémoration des premiers établissements humains ; enfin, je montre se transmettent à Anjouan des mythes régionaux, diffusés à l’échelle de l’archipel ou de la région occidentale de l’océan Indien, qui alimentent des croyances et des rituels localisés sur l’île.
Les grandes périodes historiques
Plusieurs évènements ont provoqué par le passé des migrations à travers l’Océan Indien, créant des cités-états indépendants les uns aux autres. Ces échelles portuaires étaient des points d’échanges d’un commerce maritime et les Comores en font partie. La plupart de ces sites portuaires de la période médiévale se sont implantés sur des ilots le long de la côte africaine où se sont développées les principaux cités-états de l’époque préislamique notamment : les îles Bajun, Manda, Lamu, Pate, Pemba, Zanzibar, Kilwa, Mafia et Mozambique.
La Période Swahili archaïque ou Beja ou pré-islamique VIIIe – XIe siècle
D’après Claude Allibert, Il nous paraît impossible d’une façon précise, de déterminer l’origine du peuplement des Comores et celles des habitants des îles zandji, désignées par Ebnu El Wardi « Djazaeri Azzandj » îles des noirs, dans son ouvrage intitulé : Karidat al adjaib. (Allibert C. 2000 : 9). Par contre, l’archéologie des Comores distingue « à partir du XIème siècle et avant la période coloniale européenne, une période (Bantoue ?) Préislamique ».Ces bantous partis du « Cameroun vers -200, en contact avec les sociétés soudaniennes et nigériennes » (Chanudet C. 1990 :20), « n’étant arrivés sur la côte est africaine qu’au IIe et IIIe siècle après J.C. » (Sophie Blanchy 1990 :17). Chanudet C. émet l’hypothèse, après avoir étudié les monuments et les céramiques, pense que les premiers habitants des Comores seraient des populations négroïdes, des noirs pré-bantous, bantous ou mêmes proto-malgache. Les chercheurs utilisent plusieurs mots pour qualifier cette période : Bedja (Beja), phase Dembeni, swahili archaïque ou époque pré-islamique .Claude Chanudet précise qu’« Au VIIIe-IXe siècle, l’intégration des Comores et de Madagascar à cette époque de cette vie de relation (Mro-Dewa (Mohéli), M’Bashilé (Grande Comore), Vieux Sima (Anjouan), Dembeni (Mayotte), Irodo (Madagascar) dans la sphère Swahili est due à la prospérité de ces points d’échanges à une époque d’expansion économique… » (Chanudet C. 1990 :24). Cette intégration dans cette sphère swahilie8 , la civilisation portée par les vents et les courants marins,a contribué, dès le IIe siècle de notre ère, àune migration Austronésienne en Afrique orientale. Comme témoignage de cette civilisation « *…+ C’est l’existence dans la culture comorienne d’objets provenant du sud-est asiatique : la pirogue à balancier et la râpe à coco, ainsi que des plantes tels que le cocotier, la canne à sucre, la cannelle (mdarasine)… Antérieur au XI è siècle ces mouvements migratoires se poursuivent selon Ottino jusqu’au XIV è siècle. Leur religion animiste comporte le culte des arbres et des esprits de la vie… Ici aux Comores, des restes de religions préislamiques s’observent notamment l’importance sociale de mwalimu, l’existence des séances de possession Rumbu et la survivance des esprits Djinns… » (Chanudet C. 1981 :6).Claude Chanudet pense « *…+ qu’il s’agissait de population de pêcheurs (de nombreux débris de coquillages, de poissons l’attestent) vivant dans des cases rectangulaires de pisé comportant parfois un soubassement de corail, cultivant le riz (influence indonésienne ?) Et une variété de millet (travaux de Wright 1981 Mayotte) ». (Chanudet C. CEROI 1990 doc 11 : 39)
La période villageoise ou Fani ou islamique XII-XIVème siècle
Plusieurs titres ont été avancés pour qualifier cette période : Fani, Arabo-chirazien, période Hanyundru ou établissement définitif de l’Islam. Les premiers chefs Beja, à Anjouan sont considérés comme « païens par les chroniqueurs et ils finissent par laisser la place au Fani qui deviennent musulman et s’allient eux aussi aux chiraziens » (Vérin P. 1994 : 63-64). Il s’appuie notamment sur Gevrey « l’île d’Anjouan21, …/… d’abord par des noirs d’Afrique, ensuite par des Arabes et des Malgaches. A l’arrivée de Mohamed-ben-Haissa à la grande Comore, vers 1506, un de ses fils, Hassani-ben-Mohamed, s’établit à Anjouan avec une partie des chiraziens. L’île n’avait pas de sultan, elle était divisée entre sept ou huit chefs et formaient autant de quartiers indépendant. L’établissement des Chiraziens se fit sans lutte avec les premiers habitants. Peu de temps après son arrivée Hassani épousa Djumbe-Adia, fille de Fané-Ali-ben-FanéFehra, chef de M’Samoudou et le plus puissant de l’île. Grâce à ce mariage, Hassani parvint à établir son autorité sur les autres chefs ; il constitua l’unité du gouvernement et se fit proclamer sultan. Il fut le premier sultan d’Anjouan… » (Gevrey A. 1997 : 108) Toutefois, selon Vérin, pour échapper à l’emprise des migrants, les bantous autochtones avaient préféré se retirer vers les Hauts : « …A Ndzouani, l’importance des immigrants arabes de hadhramout fut si forte que…les bantous ont été symboliquement rejetés dans l’intérieur des montagnes…»(Ibid). Liszkowski estime que cette nouvelle période, celle de Fani, débute vers le XIIIe siècle suivi d’une installation progressive de l’Islam, vue comme une nouvelle doctrine introduite dans l’archipel et qui sera définitivement installée au XVe siècle. La pénétration de l’islam se fait au niveau des côtes avant de pénétrer à l’intérieur du pays. C’était un islam d’élites contrôlées par les Arabo-chiraziens, les nouveaux maîtres de l’île. La diffusion de l’islam leura permis d’avoir la main sur les anciennes « chefferies ».Les Fani portent un double nom (islamique et malgache), Claude Allibert dans son analyse sur la synthèse de populations Protomalgache, Arabo-Persane et Africaine avant la strate chirazo-swahili, estime que la couche Fani « eut pour caractéristique majeure d’appartenir en partie à un islam austronésien teinté d’animisme doublé de pratiques sacrificielles. Le monde Africain bantou se greffa sur cet ensemble (Beja-Fani) ». (Allibert C. 2000 : 70) L’analyse de Claude Allibert au niveau des noms de Fani décèle une déformation des noms malgaches : « *…+ c’est Anjouan qui nous a laissé dans ses chroniques les traces indiscutables de l’apport proto-malgache austronésien pour l’époque ancienne. La généalogie des Fani et son articulation avec l’époque classique des Shirazo-arabo-swahili est à cet égard édifiante [des noms malgaches Kalichi22 Tompo, islamisé en Othman, Mze Rasoa, Fani Adjitse (Issa), des noms bantou (Ngwaro, Makungu)23, le tout déjà au moins en partie islamisé comme le prouve la mosquée de Sima] ». (Allibert 2000 : 61) Quarante chefs Fani (Fani Gouaro, Fani Zorossa (une femme), Fani Agnitsez…Fani Agidawe, Fani Ali etc..) ont porté ce titre à Sima (Fani Ali ou Fani Hali) première capitale de l’île, puis à Domoni, Nyumakele, Mutsamudu, Ouani etc. Le plus connu fut le Fani Othman dit Kalichi Tupu qui avait édifié à Domoni le palais en pierre vers 1274 ap. J.-C.(ou 1284 selon Faurec U.). Sa fille, Djumbe Mariam bint Othman régnait en 1300 ap. J.-C. à Nyumakele. Durant son règne, elle transféra la capitale de Domoni à Shaweni. Durant cette période, la capitale de l’île se déplaçait suivant l’influence et la puissance duFani. La domination desFani (ou Fan) avait duré trois siècles. Les auteurs divergent dans leur généalogie : Selon Claude Allibert « Ngouaro (Gouaro) est le fils de Mariam…Il est aussi le père de Makongu… Mariam eut encore une fille nommée M’dzoroso (Zorossa) qui devient la mère de Fani Adjitsé (Agnitsez) / déformation de Issa). Tous ces princes ont régné successivement » (C. Allibert 2000 :17). Selon Roland Barraux « Djumbe Mariam Binti Athman…régnait en l’an 1300 et sa capitale était à Shaweni – Nyumakele au sud de l’île.Son fils Ngwaro lui succéda en 1335, il régnait à Domoni. Il eut une fille, la Djumbe (princesse) Makungu ; celle-ci épousa son cousin Aissa, fils de Ndzaraso qui régnait à Sima. De ce mariage naquit la Djumbe Addia dont l’union avec le chef chirazien Hassan qui arrivera vers 1397-98 sera à l’origine d’une descendance appelée à jouer un rôle important…La Djumbe Mariam eut aussi une fille Djoroso ; celle-ci engendra un garçon, le Fani Adjitse, qui eut à son tour un fils, le Fani Ali et cette branche régna dans le sud à Shaweni » (Barraux R. 2009 : 26)Liszkowski confirme les données avancées par Barraux et reproduit une liste de la descendance des anciens maîtresFani de l’île d’Anjouan avec des datations bien précises : « -Le premier Fani serait Athman, celui qui édifia vers 1274, la première maison en dur de Domoni. -Lui succède Djoumbe Mariam qui règne à Chaouéni en 1300. -Fani Kouarou règne à Domoni en 1335 et épouse DjoumbeNdzarasso. -Leurs enfants Djoumbe Macoungou et Fani Adjite règnent à Sima, à l’arrivée des chiraziens. -Djoumbe Addia, née vers 1380, leur succède. Ce document nous montre que l’alternance princesse/Fani est constamment respectée et que le pouvoir se transmet toujours par la femme ; on remarque aussi que l’arrivée des chiraziens est mentionnée vers 1350, entre 1335 et 1380 » (Liszkowski 2000 : 249) La figure 1 ci-dessus nous révèle une partie de l’arbre généalogique des Mafani d’Anjouan à partir de Fani Othman dit Kalishi Tupu (1274 de l’ère chrétienne), à qui on attribue la construction de la première maison en pierre à Domoni et dont sa fille Djumbe Mariano dirigeait le cité-état de Shaweni en 1300 de l’ère chrétienne. Toutefois, on ignore l’épouse de Kalishi Tupu qui a donné naissance à Djumbe Mariamo. Cette dernière a été mariée à un Arabe dont le nom reste inconnu. De même, on ne connait pas le mari de Dzorosso (Mdze Rasoa) ni l’épouse du Fani de Sima (Fani Ngwaro) qui a donné naissance à Makungu, ni l’époux de celle-ci qui a donné naissance à Djumbe Adia qui est l’épouse de Hassan de shirazi. Son arrivée est daté de 1399 (ou 1400).
Les arabo-Chiraziens (ou Arabo-Persans)
L’arrivée des Arabo-shiraziens aux Comores ainsi qu’à Ndzouani est difficile à cerner. Plusieurs sources en parlent : la tradition orale, rapportée dans les diverses chroniques et manuscrits notamment le manuscrit de Saïd Ahmed Zaki (1927), le manuscrit d’Abdulatifu Musafumu, la chronique de Kilwa (1520), la chronique du Kadhi Umari ou chronique arabe de Maore (1865), la chronique de Ngazidja du prince Saïd Bakar Ben Mogne M’Kou, la chronique de Mtsamboro du Cheikh Mkadara Ben Mohamed (1931), la chronique de Sada de Ali Hamidi Madi (1931) et la chronique de Tsingoni du Cheikh Adinani (1965). Ces données sont à confronter aux vestigesarchéologiques et ruines anciennes.Du XIIe au XVIIe siècle ces immigrations successives avaient abouti à la création des sultanats dans l’archipel.Au XVIIIe siècle, à Anjouan et à la Grande Comore, des Arabes se déclarant descendant de Prophète, c’est-à-dire des Sharif originaires de l’Hadramaout ou du Yémen, s’allièrent aussi aux familles nobles permettant l’établissement de prestigieux patrilignage. A Anjouan, comme dans certains pays d’Afrique, le pouvoir a été accaparé par certains clans et la société s’est hiérarchisée en classe. Les familles qui dirigeaient l’île se sont ralliées aux nouveaux venus « prestigieux » déjà islamisés. Deux facteurs ont permis aux clans dirigeants de confisquer le pouvoir : facteur religieux (quand on est proche ou faisant parti des Sharifs) et la couleur de la peau (plus on a un teint clair plus on est supposé proche de l’aristocratie arabe). Chanudet 31 porte son témoignage sur Anjouan en montrant la mainmise des sharifs « prestigieux » comme dans les autres îles de la côte africaine sur la vie sociale et économique des autochtones : « *…+ à Anjouan, comme dans les îles de la côte orientale d’Afrique telles Lamu, Kilwa ou Pemba, le pouvoir a été accaparé par une oligarchie et la société s’est stratifiée en classe à caractère quasi ethnique. Les familles dirigeantes se sont distinguées du reste de la population en s’alliant avec des islamisés d’origine réelle ou mythique, prestigieuse. Leur pouvoir est ainsi légitimé par un facteur religieux (la proximité avec la famille du Prophète pour les sharifs ou prétendus tels), et anthropologique, la couleur de la peau : plus elle est claire, plus proche est-on du modèle arabe, devenu signe d’appartenance à l’aristocratie » (Chanudet C. 2001 : 200) Cette distinction de couleur noir opposée à la couleur blanche (Bantou vs Arabe) porte sur une idéologie à dérive raciste que Chouzour (1994), Attoumani (1997) et Ibrahim (1999) avaient dénoncé. Il s’agit d’un monde binaire traditionnel associé jusque dans le monde des esprits djinns (les mauvais esprits/les bons esprits). Chanudet, en citant les trois auteurs, brosse cette idéologie raciste : « Au monde binaire fonctionnellement classificatoire de la tradition (Attoumani 1997), qui opposait nature/culture, femmes/hommes, intime/public, embroussaillé/hirsute-non épilé, sale/nettoyé, nu/épilé, mdji/liju, enfant/adulte, homme non marié/wanamdji, vient s’ajouter un nouveau système duel ethniquement discriminatoire. L’aspect bantou est opposé péjorativement à son inverse arabe, ce qui donne des couples d’opposés tels : esclave/homme libre, noir (makoua/blanc (arabe), animiste – mécréant (kafiri d’où vient le nom de cafre) – inculte (nyumbé) – sauvage / musulman – lettré – civilisé (usta arabu), division qui se trouve reportée jusque dans le monde surnaturel des djinns. Les mauvais esprits, les masera, ont tous une dénomination bantou ; les bons esprits, les rauhani appartiennent tous au répertoire des noms d’origine arabe » (Chouzour 1994 : 67, cité par Chanudet C. 2001 : 200).