Élaboration et pré-validation d’un questionnaire parental de dépistage des troubles de l’oralité secondaire
L’oralité alimentaire secondaire
L’oralité secondaire succède à l’oralité primaire : elle démarre lors de l’ajout de l’alimentation orale solide via la cuiller le plus souvent, en complément du lait. Les réflexes archaïques disparaissent progressivement, à l’exception du réflexe de toux dont les voies cérébrales ne se corticalisent pas puisqu’il demeure un réflexe de défense tout au long de la vie. Ainsi, progressivement, le nourrisson acquiert des schèmes praxiques volontaires contrôlés par le cortex frontal moteur. Le passage de la succion-déglutition réflexe à une alimentation engageant une mastication volontaire est rythmée par de nombreux changements. Effectivement, arrivent des stimuli sensoriels nouveaux comme la couleur de l’aliment, sa texture, sa consistance, son goût, sa température, conjugués à l’utilisation inédite de la cuiller, outil qui apporte lui aussi de nouvelles sensations somesthésiques. Également, le nouvel outil que l’on propose aux bébés pour les nourrir demande une adaptation de leur part, notamment dans les patterns bucco-moteurs engagés pour l’utiliser : les praxies utilisées pour manger à la cuiller diffèrent des schémas moteurs de succion réflexe. Cette adaptation demeure longue car, les praxies masticatoires ne seront matures qu’entre 4 et 6 ans. Liens avec l’oralité primaire L’oralité secondaire coexiste avec l’oralité primaire : le bébé pour qui la diversification alimentaire a démarré, demeure alimenté par du lait (au biberon ou au sein). Ainsi, durant cette période, et donc avant le retrait du lait (en poudre ou maternel), le bébé alterne entre la succion-déglutition réflexe et la déglutition volontaire. Cette double stratégie laissera place entière à la praxie de déglutition ensuite, qui s’accompagnera de mouvements masticatoires. 10 La littérature recense quelques études qui se sont intéressées à la corrélation entre la qualité de l’oralité primaire et celle de l’oralité secondaire. Par exemple, une équipe finlandaise a observé l’évolution des schèmes moteurs chez des bébés prématurés entre succion et alimentation solide. Les résultats de cette étude montrent que les schémas de succion précoce n’étaient pas prédictifs du développement ultérieur de l’alimentation sur le plan moteur, bien que certains sujets de la cohorte présentaient des difficultés sensorielles à certaines textures (Törölä, et al., 2012). Pour autant, cette présente recherche demeure biaisée puisqu’elle n’a pas eu recours à des outils fiables de diagnostic. Une autre étude, plus récente, menée par une équipe allemande, a également mis en exergue que les schémas de succion ne sont pas prédictifs du développement ultérieur de l’alimentation chez les nouveau-nés prématurés en bonne santé. En effet, après avoir évalué les schémas de succion à 34, 37 et 44 semaines d’âges post-menstruel, l’alimentation à la cuiller à 6, 9 et 12 mois d’âge post-menstruel et la mastication à 9, 12 et 24 mois d’âge post-menstruel, tous les sujets de l’étude n’ont pas démontré une progression stable de leurs habiletés motrices orales. La qualité des habitudes de succion n’était pas associée à la réalisation du niveau de compétence de l’alimentation assistée à la cuillère ou à la mastication (Hübl et al., 2020). Si aujourd’hui ce sujet intéresse de plus en plus les équipes de recherche, les études restent peu puissantes de par la taille des échantillons, offrent uniquement des tendances et non des résultats totalement fiables. Le seul élément qui demeure une certitude reste les changements de schèmes sensori-moteurs entraînés par l’oralité secondaire par rapport à la succion exclusive
FOCUS SUR L’ORALITE ALIMENTAIRE SECONDAIRE
Diversification alimentaire : aspects anatomiques et physio-moteurs Si la période optimale d’introduction d’aliments non lactés n’a pas toujours fait consensus, certaines recommandations s’offrent tout de même aux parents concernés. Ainsi, selon l’OMS, au-delà des 6 mois de vie de l’enfant, le lait adapté au nourrisson, qu’il soit maternel ou déshydraté, n’a plus les propriétés suffisantes pour répondre aux besoins nutritionnels du jeune enfant (Organisation Mondiale de la Santé, 2020). De fait, à cette période développementale clé, on ajoute au lait une alimentation de complément. Ainsi, vient le 11 passage de l’oralité primaire (succion) à l’oralité secondaire (mouvements masticatoires), aussi appelée diversification alimentaire, qui débute autour des 4 mois de vie révolus d’un nourrisson, selon les recommandations françaises (Ameli, 2019a). Il est donc admis qu’entre 4 et 6 mois, les oralités primaires et secondaires commencent à coexister et ces deux stratégies perdureront jusqu’aux deux ans de l’enfant en moyenne dans nos sociétés occidentales pour ne laisser place par la suite qu’à une alimentation principalement solide (Thibault, 2017). La diversification alimentaire constitue un élément phare en matière d’oralité puisqu’elle met en jeu de multiples changements procéduraux pour se nourrir en demeurant une étape d’adaptation physio-motrice, sensorielle et psychologique importante : des schèmes moteurs différents sont mis en jeu, la posture corporelle diffère, l’outil introduit en bouche se distingue du biberon ou du mamelon, arrive la découverte de textures et de goûts différents, l’aspect social est modifié puisque l’aidant se présente désormais face au bébé et la cuiller unit les deux protagonistes des repas… Au début de la diversification alimentaire, les enfants n’abandonnent pas de suite la succion : les aliments solides sont tétés, tout en gardant la même procédure pour la déglutition (Abadie et al., 1999). Puis, les schèmes praxiques conscients de la mastication se mettront doucement en place à la fin de la première année de vie du nourrisson. Afin de mener à bien les séquences de mouvements requises lors du passage à la cuiller, les cortex visuel et frontal doivent être matures : la coordination oculo-motrice est requise, ce qui est facilité par l’installation assise permise grâce à un tonus axial et une tenue de la tête correcte, vers 4 mois et demi d’âge développemental. S’ensuit naturellement l’éruption des dents temporaires, communément appelées « dents de lait », aux alentours de 6 à 7 mois. Jusqu’aux 3 ans de l’enfant, la denture déciduale s’installe chez l’enfant qui pourra alors mastiquer plus aisément les aliments en morceaux.
Notion d’intégration neurosensorielle
Le paragraphe précédent énumère les nombreuses adaptations de l’enfant lors du passage à la nourriture solide. Néanmoins, focalisons-nous sur la sensorialité et plus particulièrement sur le concept récent d’intégration neurosensorielle. Décrite dans un premier temps à la fin du siècle dernier par A. J. Ayres, ergothérapeute, l’intégration sensorielle fait référence à une modulation graduelle, adaptative des 12 comportements générés par des stimulations sensorielles (McIntosh et al., 1999). En somme, l’humain est face à un processus cognitif complexe d’ajustements qui sont physiologiques et comportementaux en réponse à des sensations : les systèmes sympathique (gestion de la réaction de fuite entre autres) et parasympathique (gestion du retour au calme après une émotion vive) y sont engagés. L’intégration sensorielle comprend la coordination et le traitement de toutes les informations sensorielles importantes de l’événement, puis l’ajustement du comportement en fonction de ce traitement. Notons que les réactions aux stimulations sensorielles sont omniprésentes et multimodales dans le quotidien d’un enfant, et même dans celui d’un adulte. Certains auteurs s’accordent à dire qu’aux 5 sens connus de tous, à savoir l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher (ici appelé somesthésie) et le goût, s’additionnent le sens vestibulaire, la proprioception, la nociception, le sens vibratoire, la thermoception… Le passage à la cuiller est intrinsèquement lié à ces concepts d’intégration et de modulation neurosensorielle. Effectivement, si manger est une situation multisensorielle dès le début de la vie, la multimodalité se majore lors de la diversification alimentaire : le lait avait sensiblement un goût et une température identique, ce qui n’est plus le cas des purées par exemple. Davantage de stimuli à traiter en une bouchée, s’accompagnant d’un nouvel outil qui amène avec lui de nouvel propriétés somesthésiques, motrices (bouche qui se positionne différemment, préhension qui se distingue de celle du biberon) mais aussi d’une nouvelle installation (aidant désormais face à l’enfant, position assise…). Il paraît donc évident qu’une sensorialité troublée va engendrer des difficultés lors de la phase orale de l’alimentation.
LES TROUBLES DE L’ORALITE ALIMENTAIRE (TOA)
Appellations, définition et étiologies La littérature scientifique à ce propos relate plusieurs termes à ce que l’on appellera ici TOA. Si C. Senez parle « d’aversions alimentaires d’origine sensorielle » (Senez, 2015) et que d’autres auteurs évoquent une « dysoralité sensorielle » comme étant un trouble du comportement alimentaire (Thibault, 2017), tous mettent en exergue l’aspect d’une sensorialité fragilisée. Si C. Thibault évoque que les troubles du comportement alimentaire 13 sont secondaires à une pathologie digestive ou à une pathologie extradigestive ou encore à des anomalies congénitales ou acquises de la déglutition, il est à bannir l’idée que les TOA n’existent qu’à la suite de causes organiques. En effet, le TOA peut être défini comme étant une difficulté d’alimentation per os pouvant être entrainée par des facteurs organiques cités ci-avant mais aussi par des causes (Thibault, 2017) : – neurologiques (encéphalopathies, dans le cadre d’un polyhandicap…), – psycho-comportementales, – post-traumatiques (privation de stimulations oro-faciales -SOF- entrainée par la prématurité, la réanimation, les pathologies du tube digestif amenant l’obligation d’une alimentation par voie entérale ou parentérale), – sensorielles (troubles de l’intégration neurosensorielle que nous avons déjà évoqués). Facteurs de risque Cliniquement, sont retrouvés bon nombre de signes cliniques communs chez les patients présentant des TOA. Cependant, la littérature scientifique reste peu conséquente à ce propos : peu d’études mettant en avant des critères de vulnérabilité (Couillien, 2019) existent. C’est pourquoi, force est de constater que nous nous basons sur l’expérience clinique des orthophonistes et autres professionnels amenés à soigner ou prendre en charge des patients ayant des TOA. Ainsi, si l’on se focalise sur les critères de vulnérabilité ayant été significatifs dans cette étude, nous pouvons déjà évoquer (Couillien, 2019) : – le RGO, défini comme étant la remontée d’une partie ou de l’entièreté du contenu gastrique par l’œsophage en passant par le cardia (Ameli, 2020) causant alors des brûlures qui peuvent fortement gêner le bébé pour manger, pouvant entrainer des régurgitations acides, des éructations fréquentes, un hoquet, une toux pouvant être accentuée par la position allongée où le liquide remontera davantage. Le RGO touche environ 8% des enfants et demeure très fréquent chez les adultes (entre 20 à 40%) (Molkhou, 2005). Ainsi, le RGO est un des premiers éléments recherchés (à objectiver, ou à écarter) lors de l’examen clinique de l’orthophoniste, les douleurs provoquées pouvant contraindre fortement l’alimentation orale. – les soins envahissants la sphère oro-faciale, comme la présence d’une SNG par exemple, 14 – les troubles de la déglutition – la présence de troubles sensoriels chez l’un des parents. Cette étude avait rejeté la prématurité comme étant un facteur de risque à la dysoralité sensorielle mais celle-ci entrainant, de fait, un passage dans un service de néonatalogie et donc, pour la plupart, des soins envahissants, on retiendra qu’il faut tout de même interroger sur le terme de la naissance et en tenir compte. Focus sur les troubles de l’intégration neurosensorielle Le TOA se distingue d’autres troubles du comportement alimentaire à l’instar de la néophobie alimentaire, physiologique, ou de l’anorexie, pouvant être psychogène, post-traumatique ou autre, par son étiologie d’origine en partie sensorielle. En effet, comme énoncé auparavant, le mécanisme d’intégration neurosensorielle se trouve au cœur de l’oralité alimentaire. C’est le processus d’habituation qui est lié à cette intégration neurosensorielle et qui, donc, peut être défaillant. En effet, on peut observer chez certains enfants des sur-réactions à certaines stimulations sensorielles provoquant des réponses trop vives émotionnellement et donc inadaptées ; c’est l’hypersensibilité. A l’inverse, on objectivera une hyposensibilité lorsque la réaction comportementale à un stimulus sensoriel est absente ou présente selon un seuil d’activation très élevé. Diagnostic au sein d’un bilan orthophonique Depuis avril 2018, la NGAP prévoit le diagnostic et la prise en soins des troubles de l’oralité au sein du champ de compétences des orthophonistes. C’est donc de leur devoir d’évaluer et de rééduquer ces dysfonctionnements. Bien que la recherche sur ce pan du travail de l’orthophoniste ne demeure que peu élargie, il est d’ores et déjà possible d’élaborer un protocole de bilan pour évaluer et examiner les jeunes enfants afin d’objectiver le TOA. Pour débuter, comme dans tout bilan orthophonique, se déroule l’entretien anamnestique. A la recherche de signes cliniques précis, que l’on retrouvera notamment dans le questionnaire parental, pour repérer un éventuel RGO, des antécédents familiaux, des antécédents médicaux ou chirurgicaux ayant pu affecter la zone oro-faciale, d’éventuels marqueurs de 15 dysfonctionnements sensori-moteurs etc., l’orthophoniste interview les parents, et l’enfant quand il peut répondre. Également, dans les éléments recherchés par le praticien en quête de comprendre le profil du patient, on pensera à d’autres facteurs prédisposant comme un réflexe hypernauséeux, un déplaisir notable pour l’enfant à manger, des quantités ingérées réduites, des refus ostentatoires (cris, gestes, grimaces…). Le thérapeute retracera l’histoire de la maladie, mais aussi le développement précoce du patient depuis sa naissance et même avant celle-ci : des interrogations sur la grossesse, l’accouchement, les suites de couches, les premiers apprentissages (marche, langage, propreté) seront soumises aux parents. De plus, on s’attachera à revenir sur l’alimentation dès la naissance : comment se déroulait-elle ? comment l’enfant était-il nourri ?… A noter tout de même que l’orthophoniste reçoit une famille (patient, parents…) dans le cadre de ces difficultés lors de l’alimentation mais n’omet pas d’investiguer les aspects langagiers (oralité verbale) et communicatifs, intrinsèquement liés à l’oralité alimentaire comme vu précédemment. L’intégralité de ces données récoltées et de l’observation active de l’orthophoniste qui a déjà pu repérer l’étayage parental, le comportement du patient, l’aspect externe de sa face (respiration, déglutition, schèmes praxiques de la parole, morphologie faciale et notamment mandibulaire avec le repérage d’une prognathie ou d’une rétrognathie) va guider l’examen clinique qui suivra l’anamnèse. Effectivement, à défaut de posséder un protocole normé pour détecter les TOA, l’orthophoniste va procéder à un examen clinique et fonctionnel dans le but de rechercher une gêne organique dans un premier temps : observation de la zone oro-faciale de l’enfant (en externe, puis en interne) afin de qualifier les aspects anatomiques des organes buccaux et supra-laryngés (voile du palais, amygdales…). L’examen se poursuit avec l’évaluation de la motricité et de la sensorialité du patient : d’un point de vue général, on propose des activités manuelles au patient, mais également de toucher des textures etc. et d’un point de vue plus spécifique à l’oralité alimentaire, on procède à des essais alimentaires. A cette étape, l’orthophoniste recherche des indicateurs de fragilité motrice : schèmes masticatoires, déglutition efficace… et des indicateurs de fragilité sensorielle avec un repérage d’hyper ou d’hypo sensibilité, de réflexe hypernauséeux, de refus ou de gêne… Le bilan d’oralité doit également explorer l’étayage parental, ce qu’E. Levavasseur appelle « pilier environnemental » (Levavasseur, 2017). En effet, il demeure primordial de saisir les comportements familiaux et de comprendre la dynamique familiale car on sait que les 16 difficultés alimentaires vont causer de grandes tensions intra-familiales. Ainsi, le bilan est déjà la première étape de prise en soins des TOA puisque à l’issue de celui-ci, l’orthophoniste se doit d’expliquer aux parents comment aider leur enfant, le développement de l’alimentation, les fragilités sensori-motrices éventuelles et les points d’appui, mais également de réorienter vers des professionnels concernés si la cause organique nécessite une prise en charge annexe.
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