Elaboration d’une continuité existentielle

Elaboration d’une continuité existentielle

Ce pays (le canton de Saint-Sernin sur Rance), en même temps qu’il frappe par ses labyrinthes ancestraux composés de bois et de roche, force à se ménager une place. Le corps ne peut pas s’y reposer, il est toujours mis à mal, sorti de son confort, de l’endormissement dans lequel l’uniformité de la vie citadine le plonge souvent. La chaleur l’étouffe, le vent le siffle, le courant l’emporte, la fraîcheur de l’eau le saisit, les montées l’exténuent, les descentes lui font sentir son poids qui le tire irrémédiablement vers l’avant. L’endroit où nous résidons est un lieu, ou un non lieu, baptisé Laroque haute, à ne pas confondre avec Laroque Basse. L’intitulé signale déjà une mise en tension qui ne cesse de saisir le corps. Tout déplacement est changement d’altitude, en même temps que changement d’atmosphère. L’horizon n’y est pas un lointain indéterminé dans lequel nous circulons indistinctement mais un réseau de contrastes, de lignes dont nous savons quels efforts il nous faudra produire pour les gravir.

La forêt environnante ne cesse de lancer des appels, ou des injonctions, qui empêchent le corps de tomber en léthargie. Chaque cycle modifie l’équilibre qu’il y a entre la nature sauvage qui assaille, et l’espace humain ; l’ouverture ménagée à la force des bras et des jambes, là où la motorisation ne peut se développer à cause de la rudesse des reliefs. Quand je50 travaille la terre, les yeux fixés sur elle, les mains aux prises avec les ronces, les roches qui dévalent à chaque mouvement me rappellent que je suis dans un environnement où tout compte, où l’homme ne vit pas impunément. Je me surprend à creuser, gratter, racler, déblayer ; pour un temps le reste tombe dans l’oubli et je reviens au stade de l’animal qui lutte pour sa survie. Mais il ne s’agit pas de trouver de la nourriture ; il s’agit de trouver l’équilibre que l’on cherche sans cesse entre la liberté et la contrition, la densité et l’ouverture, le contrôle et le lâcher prise. Puis je relève la tête, me retourne ; saisi, je me souviens du pourquoi de mes efforts.

Le paysage a un tel poids, une telle massivité que le corps n’a pas le choix : il doit ménager sa propre place, se débattre. L’expérience du paysage est, par nature, expérience du lointain et de l’insaisissable. Dans sa description de l’apparition du Cervin, Maldiney revient avec force sur une expérience paysagère qui est structurée par l’écart à tel point que, peut être, elle rompt la continuité du paysage. La montagne apparaît en suspens, elle brise l’espace par sa transcendance et le 50 A partir de maintenant j’associerai le “je” au récit car il me semble, étant donné le sujet auquel je m’intéresse, de mettre au premier plan les effets des expériences de paysage sur la subjectivité, en l’occurence la mienne. Le but est bien de faire entendre les relations entre une subjectivité et le paysage, afin de faire avancer notre réflexion. L’utilisation du “je” relève donc de ce que Nathalie Depraz appelle une motrification de l’exemplification plus que de la volonté de mettre mes expériences personnelles en avant. Le nous, quant à lui, sera utilisé pour certaines description de paysage, et pour les moments d’analyse.

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Intervient alors la question du choix des mots. Pour rendre plus concrète notre réflexion, nous prendrons l’exemple des environs de Laroque vus par sa face sud-est. Devant nous, nous voyons les Causses noires et les contreforts des Cévennes. Objectivement, nous pouvons bien parler de montagne. Mais si nous nous plaçons à un niveau infra, ou supra, conceptuel, que signifie la montagne ? Cela, il nous faut le déterminer avant de parler du paysage qui nous intéresse. Quand Maldiney, dans Ouvrir le rien, l’art nu, définit la montagne, il parle d’une présence qui déchire l’espace, rompt tout repère, nous perd pour nous plonger dans le vertige de la verticalité. La montagne se donne dans une unicité ; en témoigne l’exemple qu’il prend de la montagne : le Cervin se dresse, solitaire, il se détache. Ce détachement fait que, au sentiment de suspension que sa vision nous donne, se mêle un sentiment de mouvement chthonien, de puissance déchaînée. Mais dans le cas de ces monts que nous percevons au loin, non seulement nous sommes sur des altitudes largement inférieures, mais en plus il n’y a pas de pic qui se détache et qui nous donne une impression similaire. Tout est au loin. Nous sommes face à une chaîne de montagne, or entre une montagne et une chaîne de montagne, il y a une différence de nature. La pluralité n’est pas additionnelle au même titre que, nous rappelle Deleuze dans son Abécédaire, un ossuaire ce n’est pas un os, plus un os. Il nous faut penser la chaîne, et ce qu’elle crée quand elle nous apparaît. Depuis La Roque, il semble que cette chaîne est là comme une frontière ; de ce fait, sa présence est ambiguë. Elle nous protège, nous donne une impression d’isolement, de bout du monde inatteignable, de contrefort.

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