Effets de la déformation artificielle sur les structures internes du crâne et l’articulation temporo-mandibulaire
Classification et techniques des déformations crâniennes
Différents types de classification des DAC ont été proposés aux XIXème et XXème siècles. Morton (1839) a signalé la présence de quatre types de déformations (présents en Amérique), auxquels Gosse (1855) en a ajouté douze dans son Essai sur les déformations artificielles du crâne. Diverses classifications apparaissent par la suite (e.g. : Broca, 1875 ; Falkenburger, 1938 ; Dembo & Imbelloni, 1938 ; Magitot, 1885). Celle qui est la plus utilisée par les chercheurs (Antón, 1989 ; Cussenot et al., 1992 ; Frieß & Baylac, 2003 ; McNeill & Newton, 1965) distingue deux principaux types de déformations : la déformation antéropostérieure ou tabulaire (AP) – provoquée par des planchettes ou des pierres dures fixées à la tête (Figure 6-a.) ou encore par un berceau d’une telle façon que la tête est compressé contre une surface aplatie (Figure 6-b.) ; et la déformation circonférentielle ou annulaire (C) – obtenue par bandages (Figure 2-b.) ou bonnets. Selon cette classification, il y a un lien entre l’appareil déformateur utilisé et la forme du crâne obtenue. Une subdivision entre les formes « oblique » et « droite » (ou « érigée ») différencie respectivement les crânes dont l’orientation de l’écaille occipitale est oblique et ceux dont l’orientation est verticale (Dembo & Imbelloni, 1938). Dans la classification binaire des crânes déformés, les crânes à déformation toulousaine (T) – obtenus par le port de bandeaux (Figure 5) – fait partie des crânes circonférentiels (Dembo & Imbelloni, 1938). Pour cette étude, cependant, s’agissant d’un groupe différent géographiquement et culturellement des Boliviens, ils formeront un troisième groupe. 25 Figure 6 : Figurines représentant des appareils de déformation : a) figurine de la période Maya Classique ; b) figurine de Mexico (Dessinées par B. Ceballos ; cf. Tiesler, 2013, Figures 4.7 et 4.9, p.81, 84).
Effets des déformations sur la base et la face
La base, la voûte et la face du crâne proviennent de régions embryologiques distinctes : le chondrocrâne, le splanchnocrâne et le desmocrâne (Lieberman et al., 2010). Elles fonctionneraient comme trois modules semi-autonomes (Cheverud, 1982 ; Simonis-Sueur, 2006). La base est un sujet d’intérêt en recherche par la place qu’elle occupe dans le crâne : elle est connectée avec le reste du crâne, s’articule avec la mandibule par l’articulation temporomandibulaire (les fosses mandibulaires) et avec la colonne vertébrale, assure les fonctions circulatoires et neurales par de nombreux foramens et forme le toit du nasopharynx. La base subit des modifications au cours de la croissance, telles que la fermeture de l’angle basicrânien (Anderson & Popovich, 1983 ; May & Sheffer, 1999). La forme de la voûte crânienne est en relation avec celle de la base crânienne (Björk, 1955). En effet, la largeur de la a. b. 26 base a un effet sur toutes les proportions crâniennes ; elle a également une influence sur la conformation de la face (Lieberman et al., 2000). Les études sur les DAC peuvent apporter de précieuses informations quant à la plasticité crânienne et les réactions des différents modules crâniofaciaux. Les appareils déformants se situent sur la voûte crânienne. Il en résulte des modifications directes au niveau de la voûte. Les études précédentes ont noté pour les crânes AP un fort raccourcissement de la longueur crânienne avec un aplatissement des os frontal et occipital, un élargissement (Antón, 1989 ; Cocilovo et al., 2011) et une augmentation de la hauteur de la voûte (Pereira Da Silva & Sakka, 1980). Dans le cas des déformations C, les études précédentes ont noté une voûte conique allongée postéro-supérieurement (Antón, 1989) ou antéropostérieurement (Kohn et al., 1993), et plus étroite (Antón, 1989 ; Cocilovo et al., 2011). Les chercheurs ont noté chez les crânes T un front fuyant à partir de la région sourcillière, ou plus haut, et jusqu’au sommet du crâne, en position fortement plus postérieure (Broca, 1871 ; Delisle, 1902). Les effets de la DAC sur la face et la base ont également été mis en évidence (Antón, 1989 ; Kohn et al., 1993). En général, les déformations de type C sont associées à une augmentation de la hauteur faciale et une diminution de la largeur (Antón, 1989 ; Blackwood & Danby, 1955 ; Kohn et al., 1993) ; Frieß et Baylac (2003) ont trouvé une plus forte projection faciale antérieure et inférieure. Les déformations de type AP sont associées à une augmentation de la largeur faciale (Antón, 1989). Selon les études précédentes, la déformation C causerait une augmentation antéropostérieure de la base crânienne et une diminution dans les dimensions médio-latérale et supéro-inférieure (Kohn et al., 1993) ; la déformation AP causerait une augmentation de la largeur de la base (Antón, 1989) et une diminution de sa longueur (Cocilovo et al., 2011). Des modifications au niveau de l’angle de la base du crâne ont été observées mais les chercheurs ne sont pas en accord. La plupart des études (Antón, 1989 ; Cussenot et al., 1992 ; Hanzel, 1977 ; Mc Neill & Newton, 1965) suggèrent une tendance à la platybasie pour les deux types de déformations AP et C, et Oetteking (1924) a également trouvé une tendance à la platybasie pour des crânes amérindiens de type AP. Au contraire, Moss (1958) a trouvé une cyphose basale pour les crânes de type « vertical » et une platybasie basale pour les crânes de type « oblique ». La classification utilisée par Moss est peu claire et a déjà été interprétée différemment et discutée par les chercheurs (Antón, 1989 ; McNeill & Newton, 1965 ; Frieß & 27 Baylac, 2003). McNeill et Newton (1965) ont corrélé les groupes « vertical » et « oblique » de Moss avec respectivement les déformations AP et C. Antón (1989) affirme au contraire qu’aucun des groupes ne contient exclusivement des C. La déformation T, comme le type C, a une tendance à la platybasie (Cussenot et al., 1992 ; Pereira da Silva et al., 1990). Une étude sur des crânes hawaiiens (Schendel et al., 1980) ne montre pas de différence significative entre les crânes déformés (de type « oblique ») et ceux non déformés. Gosse (1855) a observé un prognathisme associé à des DAC et l’étude de l’impact des DAC sur la position mandibulaire a été étudiée sur un échantillon de crânes hawaiiens (Schendel et al., 1980). Des études ont suggéré que des variations basicrâniennes avaient des conséquences sur la morphologie et la position de la mandibule et que des corrélations existaient entre l’angle basicrânien et la morphologie mandibulaire (Björk, 1955 ; Bastir et al., 2004 ; Delaire et al., 1981 ; Schendel et al., 1980). Une étude sur la flexion de la base et la position des fosses mandibulaires sur des enfants n’ayant pas subi de déformation, suggère que ceux qui avaient un angle basicrânien plus ouvert, avaient une plus courte région basale postérieure, que les condyles mandibulaires étaient localisés plus haut et postérieur, et que ces enfants montraient une plus grande tendance à avoir une disto-occlusion (une malocclusion dentaire de type II, Figure 7) (Anderson & Popovich, 1982), c’est-à-dire une mauvaise position des dents où la cuspide mésiobuccale de la première molaire supérieure n’est pas alignée avec le sillon de la première molaire inférieure et est en position plus avancée, ce qui résulte en un rétrognathisme. D’autres études montrent au contraire que l’angle basicrânien ne joue pas un rôle majeur dans la malocclusion (Dhopatkar et al., 2002). Des études ont montré également que la position de l’articulation temporo-mandibulaire jouait un rôle dans l’occlusion dentaire. Les fosses mandibulaires en position postérieure peuvent entraîner une malocclusion de classe II tandis que les fosses mandibulaires en position antérieure entraîneraient une malocclusion de classe III, où la cuspide mésiobuccale de la première molaire supérieure est en position plus reculée, résultant en un prognathisme (Delaire et al., 1981). 28 1.5. Méthodologie employée et objectif De nombreuses études ont examiné les impacts de la DAC sur le crâne par les méthodes traditionnelles (Pereira da Silva & Sakka, 1983 ; Peirera da Silva et al., 1990), par l’étude d’images bidimensionnelles telles que des images radiologiques (Antón, 1989 ; Hanzel, 1977 ; McNeil & Newton, 1965 ; Moss, 1958 ; Oetteking, 1924 ; Peirera da Silva et al., 1990), par la prise de coordonnées tridimensionnelles directes (Cheverud et al., 1992 ; Kohn et al., 1993), par des méthodes de morphométrie géométrique bidimensionnelle (Frieß & Baylac, 2003) ou plus récemment et plus rarement par l’étude des crânes au moyen de l’imagerie tridimensionnelle (Khonsari et al., 2013). Certaines études ont utilisé la technique des éléments finis pour examiner les changements morphologiques du neurocrâne, de la base crânienne et de la face, dus à la DAC (Kohn et al., 1993 ; Cheverud et al., 1992). Notre étude utilise pour la première fois la morphométrie géométrique tridimensionnelle sur des données tomographiques afin d’étudier les impacts de la DAC sur la base et l’appareil masticateur. Compte tenu d’une cadre temporel d’un mémoire de Master 2, il s’agit d’une étude exploratoire sur un petit échantillon. L’objectif de ce mémoire est d’étudier par la morphométrie géométrique les effets de la DAC sur la base du crâne, dont notamment ses proportions et la flexion basicrânienne, et sur des aspects morphologiques liés à la face et à la mastication comme la position de la fosse mandibulaire, informant sur la position de la branche montante de la mandibule. Nous étudierons également les corrélations entre la voûte et la base crâniennes. L’un des intérêts de cette étude repose sur la méthode utilisée : la morphométrie géométrique tridimensionnelle sur des données tomographiques. Elle permet d’analyser les conformations des structures externes et internes des crânes en prenant en compte un ensemble de variations de conformations. Classe I Classe II Classe III Figure 7 : Position occlusale de la mandibule selon la classification d’Edward Angle (d’après Proffit et al., 2014)
Matériels et méthodes
L’échantillon
L’échantillon étudié comprend 49 crânes adultes (Khonsari et al., 2013) déformés et non déformés de la collection du Musée de l’Homme à Paris (Annexe 1), ainsi qu’un crâne d’adolescent (numéro 18240) et un crâne d’enfant (numéro 18389), les âges ayant été déterminés par la dentition et le degré de fusion de la synchondrose sphéno-occipitale. Les crânes proviennent de Bolivie et du Sud-ouest de la France (Tableau 1). Les crânes déformés ont été préalablement attribués (Khonsari et al., 2013) à deux types de déformations en suivant la classification de Dembo et Imbelloni (1938) pour les crânes boliviens : celle antéropostérieure (AP, Figure 8), sous-divisée en variantes droite (APe) et oblique (APo), et celle circonférentielle (C, Figure 9). Les crânes français déformés appartiennent au type toulousain (T, Figure 10). Les crânes non déformés (ND, Figure 11) servent de référence. La déformation toulousaine est similaire à la déformation annulaire quant à la forme et la manière dont le crâne a été déformé (Broca 1871 ; Dembo & Imbelloni, 1938). Dans le cadre de cette étude, les crânes obtenus par les déformations toulousaine et annulaire seront considérés comme deux groupes distincts afin de pouvoir observer d’éventuelles différences entre ces deux groupes. Le sexe est une donnée souvent inconnue pour les crânes de notre échantillon. Par conséquent, le dimorphisme sexuel ne sera pas pris en compte dans cette étude.
1. Introduction |