Effet d’ultrasons de puissance sur les matériaux mous
Solide ou liquide ?
Un discours socratique
Comme nous venons de l’affirmer, beaucoup de matériaux qui nous entourent résistent à une classification simpliste entre fluide et solide. Pour introduire ce problème à un public de non spécialistes, comme les collégiens venant effectuer un stage au laboratoire ou les visiteurs, jeunes et moins jeunes, de la Fête de la Science, une première question intéressante à poser est de savoir comment définir un solide et un liquide. La discussion qui en résulte est étonnament reproductible. Plutôt que de la rapporter telle qu’elle ou encore de la résumer dans un style académique que je me ferai fort d’adopter tout au long de cette thèse, j’ai choisi de me remémorer mon passé d’helléniste et d’en faire un exercice de style en faisant discuter Socrate et certains de ses amis usuels, le rôle de Socrate m’incombant, ce qui est plutôt valorisant. « Σωκράτης – Mais, cher Parménide, examinons donc cela ensemble, si tu le veux bien : qu’est-ce donc qu’un solide et un liquide ? Παρμενίδης – Socrate, voilà une question bien élémentaire, et je ne crois pas utile de gaspiller notre temps à y répondre. Σωκράτης – Pourquoi ne pas essayer cependant ? La journée commence tout juste, et si la question n’en vaut pas la peine, nous aurons tôt fait d’en venir à bout et de discuter de problèmes plus essentiels. Παρμενίδης – Eh bien, soit, puisque tu le désires. L’eau que nous buvons est bien naturellement un liquide, tandis que la table de ce bon Céphale, autour de laquelle nous discutons, est manifestement solide. Σωκράτης – Dis moi, Céphale, es-tu en ce qui te concerne satisfait de cette réponse ? Κέφαλος – Certes non, mon ami, mais je serais quant à moi bien en peine d’en donner une meilleure. Un liquide n’est pas solide, tout comme un solide n’est pas liquide, mais ce n’est là qu’une tautologie. Σωκράτης – Je suis de ton avis, Céphale. Si certains, que je ne nommerai pas, par d’habiles ruses peuvent faire passer une accumulation d’exemples pour une définition à des esprits peu éclairés, nous ne devons assurément pas nous laisser abuser par de tels subterfuges. Παρμενίδης – Mais alors, Socrate, si ni Céphale ni moi ne parvenons à répondre, penses-tu donc pouvoir faire mieux ? Σωκράτης – Peut-être, mais comme cette question ne t’intéresse pas, Parménide, je ne voudrais pas t’imposer que nous nous y attardions. Κέφαλος – Socrate, mon ami, il est bien peu charitable de ta part de te rire ainsi de nous. 1.1. SOLIDE OU LIQUIDE ? 15 Σωκράτης – Mais, cher Céphale, loin de moi l’idée de me moquer : le plaisir de la conversation doit être partagé. Ainsi donc, vous souhaitez, Parménide et toi, réfléchir à cette question anodine ? Κέφαλος – Oui, certes, par Zeus. Παρμενίδης – J’y consens, Socrate, tu m’intrigues. Σωκράτης – Réfléchissons alors ensemble, si vous le voulez bien. Qu’est-ce donc qui pourrait différencier, par exemple, la terre, qui est manifestement solide, de la mer, assurément liquide ? Παρμενίδης – Nous pouvons rester sur la terre sans effort et sans difficulté, alors qu’étant immergé dans l’eau, si nous restons immobile, nous nous noyons. Σωκράτης – C’est donc la preuve que les liquides se déforment plus aisément que les solides. Mais vous serez d’accord avec moi pour affirmer qu’il est également possible de déformer un solide : observez donc la branche de cet arbre que nous voyons par la fenêtre. Vous conviendrez qu’elle est solide. Κέφαλος – Tout à fait, Socrate, cela me semble sensé. Σωκράτης – Mais malgré cela, le vent la déforme. C’est donc que nous ne pouvons pas nous contenter de l’aptitude à se déformer pour différencier un liquide d’un solide. Cependant si le vent cesse, la branche revient à sa position antérieure. Au contraire, la mer agitée par la brise s’écoule encore quand le vent cesse, et ne revient pas à son état antérieur. Παρμενίδης – Assurément non. Σωκράτης – C’est donc que le solide possède une forme propre, à laquelle il retourne, si toutefois l’on n’a pas exercé une force trop grande sur lui. Au contraire, un liquide n’a pas de forme spécifique, et s’écoule sous l’action de n’importe quel effort : l’eau que tu citais précédemment, Parménide, ne prend-elle pas la forme de la cruche en laquelle elle se trouve ? Παρμενίδης – Si, manifestement. Σωκράτης – Voilà donc certainement une bonne façon de distinguer un liquide d’un solide. Cependant, poussons un peu plus le raisonnement si vous le voulez bien, mes amis, et considérons par exemple l’argile qu’utilisent les potiers. Assurément, ils peuvent la modeler à leur guise, et il n’est pas nécessaire d’avoir la force d’Héraklès pour le faire. Κέφαλος – C’est l’évidence même, Socrate, je le reconnais. Σωκράτης – Mais, néanmoins, quand le potier cesse de la travailler, l’argile conserve la forme qu’il a voulu lui donner, et suffisamment longtemps pour qu’il ait le temps de la cuire. Παρμενίδης – Certes oui. Σωκράτης – Mais alors, mes amis, que dire de l’agile, est-ce un solide ou un liquide ? » Voilà une question intéressante, un bon point d’arrêt pour ce discours, et un point de départ pour de nombreuses études. L’argile est un exemple parmi d’autres : mayonnaise, coulées de boue, ketchup, crèmes cosmétiques, gelées, polymères, etc. Il n’est pas possible, sans information supplémentaire, d’affirmer que ces matériaux sont solides ou liquides. Ce sont tous ces matériaux aux propriétés mécaniques intermédiaires que nous appelons matériaux mous ou fluides complexes.
Des comportements mécaniques variés
Une première condition importante à préciser est celle de l’échelle de temps sur laquelle on observe le système étudié. Que l’on en croie Héraclite d’Éphèse et son « Πάνvτα ῥεῖ » ou Déborah qui s’exclame que « les montagnes s’écoulèrent devant l’Éternel » (Juges,5:5), tout semble pouvoir s’écouler à condition de faire preuve de suffisamment de patience. De nombreux matériaux, des solutions de polymères aux glaciers, présentent des comportements solides aux temps courts et liquides aux temps longs : on parle de « viscoélasticité ». Un autre aspect important à considérer est l’intensité de la contrainte à laquelle l’on soumet le matériau. Si « patience et longueur de temps » permettent de voir un matériau s’écouler, elles ne font pas forcément « plus que force ni que rage », n’en déplaise au poète. De nombreux fluides voient leur viscosité, c’est-à-dire leur résistance à l’écoulement, évoluer avec la force à laquelle ils sont soumis : certains, comme les solutions de polymères ou le sang, se fluidifient (on parle de liquides « rhéofluidifiants ») alors que d’autres, comme certaines suspensions concentrées, deviennent de plus en plus visqueux (on parle de liquides « rhéoépaississants »). Plus radicalement, certains matériaux, les fluides à seuil, ne se mettent en écoulement que si la contrainte qui leur est appliquée dépasse une certaine valeur critique. Enfin, de nombreux fluides peuvent voir leurs propriétés évoluer au cours du temps sous l’effet d’un écoulement : certains, dits thixotropes, deviennent de plus en plus fluides au cours du temps alors que d’autres, rhéopectiques, ont une viscosité croissante et deviennent parfois même solides. Tous ces fluides complexes, en apparence très disparates, ont en commun l’existence d’une structure mésoscopique désordonnée et de grande taille en comparaison des tailles atomiques, à l’origine de leurs propriétés inhabituelles. Pour les suspensions ou les gels colloïdaux, les colloïdes forment cette échelle intermédiaire, d’une taille de quelques centaines de nanomètres. Dans le cas d’émulsions ou de mousses, ce sont respectivement les gouttes et les bulles qui forment la mésostructure, avec des tailles micro-, voire millimétriques. Enfin, dans le cas des matériaux granulaires, cette échelle peut atteindre des échelles centimétriques.
Rhéologie
La rhéologie est le domaine de la physique qui se consacre à la description et à l’étude des écoulements de fluides complexes, et nous allons maintenant en présenter un rapide aperçu. Nous commencerons par définir les observables employées puis verrons comment les mesurer (on parle de rhéométrie). Nous pourrons alors définir de façon plus précise quelques grandes classes de comportements. 1.2.1 Grandeurs rhéométriques Afin de décrire les propriétés mécaniques des matériaux, nous devons nous doter de grandeurs indépendantes de la géométrie de l’échantillon considéré. Contrainte et déformation Tout d’abord, définissons le tenseur des contraintes. Considérons une surface d −→S = dS ~n élémentaire située en ~r : elle subit de la part du matériau une force −→F (~r) = σ(~r) · d −→S = X i,j σijnjdS~ei . (1.1) Cette relation définit le tenseur des contraintes σ(~r) : σij (~r) est la force surfacique appliquée dans la direction ~ei à une surface de normale ~ej située au point ~r. On peut montrer que l’équilibre des couples en volume dans le matériau implique la symétrie du tenseur des contraintes. L’application d’une contrainte engendre une déformation du matériau, décrite par le champ de déformation lagrangien ~u(~r, t). Un volume élémentaire de matériau situé au point ~r à l’instant t se trouvera à l’instant ultérieur t + dt en ~r + ~u(~r, t). Le tenseur des déformations γ est défini comme la partie symétrique du gradient du champ de déformation : γij = 1 2 ∂ui ∂xj + ∂uj ∂xi ! . (1.2) Pour des matériaux fluides, la contrainte engendre plutôt un écoulement, décrit par un champ de vitesse ~v(~r, t) = ∂t~u(~r, t). On définit alors le tenseur des taux de déformations γ˙ comme la dérivée temporelle du tenseur des contraintes. Il correspond à la partie symétrique du gradient de vitesse : γ˙ij = 1 2 ∂vi ∂xj + ∂vj ∂xi ! . (1.3) Cas d’un cisaillement simple En rhéologie, un écoulement d’importance particulière est le cisaillement simple, représenté dans la figure 1.1, où le matériau est cisaillé entre une plaque fixe et une plaque mobile. z x ~v(z) −→F plaque fixe plaque mobile Figure 1.1 – Écoulement de cisaillement simple : un fluide est confiné entre deux plaques. On applique une force −→F sur la plaque supérieure, induisant ainsi un écoulement décrit par le champ de vitesse ~v(z).
FLUIDES COMPLEXES
Considérons le cas d’un matériau fluide piégé entre deux plaques horizontales de surface S. En régime stationnaire, l’application d’une force −→F = F~ex tangentiellement à la plaque supérieure engendre une déformation du matériau dans la direction ~ex. Dans le cas d’un comportement solide, en régime stationnaire, la contrainte induit une déformation ~u(~r) = u(z)~ex. Dans le cas d’un comportement liquide, c’est un écoulement qui s’établit, décrit par un profil de vitesse stationnaire laminaire ~v(~r) = v(z)~ex. Les tenseurs définis précédemment possèdent alors une unique composante indépendante non nulle : σxz = σzx ≡ σ pour le tenseur des contraintes, appelée contrainte de cisaillement, γxz = γzx ≡ γ pour le tenseur des déformations, appelée déformation, et γ˙xz = ˙γzx ≡ γ˙ pour le tenseur des taux de déformation, appelée taux de cisaillement. En régime linéaire, la réponse mécanique du matériau est proportionnelle à la sollicitation extérieure. Pour un solide élastique, la loi de Hooke σ = Gγ (1.4) relie contrainte et déformation en définissant le module élastique statique G. Dans le cas de fluides simples, contrainte et taux de cisaillement sont liés par la loi de Newton σ = ηγ˙ (1.5) définissant η, la viscosité de cisaillement du fluide. Modules viscoélastiques Les grandeurs définies dans le paragraphe 1.2.1 sont bien adaptées à la description d’écoulements permanents. Cependant, nous avons vu que l’échelle de temps associée à la sollicitation mécanique était cruciale pour définir la réponse du milieu. Dans l’hypothèse d’une réponse mécanique linéaire du matériau, une description complète de la réponse à une excitation dépendant du temps est donnée par la réponse à une excitation harmonique. Considérons donc une contrainte oscillante à la pulsation ω : σω(t) = σo(ω) cos (ωt). Dans le domaine linéaire, elle induit une déformation à la même fréquence, éventuellement déphasée : γω(t) = γo(ω) cos (ωt + φ0). En notation complexe, on a donc σ ∗ ω (t) = σo(ω)eiωt et γ ∗ ω (t) = γo(ω)ei(ωt+φ0) . On peut alors généraliser les lois de Hooke et de Newton par la loi de Hooke généralisée σo(ω) = G ∗ (ω)γo(ω) (1.6) où G∗ (ω) est le module viscoélastique du matériau. Sa partie réelle G0 (ω) caractérise l’amplitude de la réponse du matériau en phase avec l’excitation, dont on peut montrer qu’elle ne dissipe pas d’énergie : on parle de module élastique ou de stockage. Sa partie imaginaire G00(ω) décrit a contrario l’amplitude de la réponse du matériau en opposition de phase, strictement dissipative : on parle de module visqueux (ou module de perte).
1 Fluides complexes |