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Des facteurs contextuels décisifs pour le développement de lʼentreprise et lʼémergence de la relation au client dʼEDF
Il s’agit ici tout d’abord d’analyser en quoi l’histoire d’EDF, entreprise issue d’une nationalisation, devenue société anonyme, est entrée en jeu dans la naissance et l’expression particulière de son rapport à sa clientèle. Par ailleurs, et du fait du caractère central de la notion de relation dans nos travaux, nous avons cherché à caractériser les évolutions socio-économiques et culturelles, globalement qualifiées de sociétales dans la commande initiale de recherche d’EDF, qui ont façonné ce concept dans le contexte de la seconde moitié du vingtième siècle. Il nous a semblé ensuite intéressant de poursuivre cette contextualisation en nous penchant sur un état des lieux exploratoire des pratiques actuelles de relation au client dans les entreprises. Enfin, afin de compléter et de différencier notre propre approche, nous avons souhaité tenir compte des nombreux travaux qui ont été conduits, principalement à partir d’entrées sociologiques, à propos de la relation d’EDF au client et, plus généralement, dans le secteur public.
Lʼhistoire dʼEDF de la nationalisation à lʼentreprise concurrentielle : un rapport spécifique au public
Du fait des différentes mutations de métier, de statut, d’organisation, de stratégie, etc, qu’a connues EDF depuis sa création, et notamment en ce qui concerne sa relation particulière avec l’Etat et les missions de service public qui lui sont confiées, notre recherche se doit donc tout d’abord d’intégrer une perspective historique qui, au-delà d’une chronologie, puisse mettre en évidence les évolutions du rapport de cette entreprise avec sa clientèle.
EDF : une ancienne entreprise publique créée à la suite de la nationalisation des industries électriques et gazières
Conformément au Préambule de la Cons titution de la IVème République qui stipule que tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité »31, la création d’EDF a été actée le 8 avril 1946 par un vote de l’assemblée constituante nationalisant la production et la distribution du gaz et de l’électricité. Après la Libération, l’alimentation en énergie est perçue comme un enjeu structurel nécessita nt une coordination de grande ampleur et cette nationalisation témoigne de l’engagement de l’Etat dans un secteur en plein essor.
Dès les années 1930, l’Etat était déjà intervenu afin d’assurer l’indépendance énergétique du pays, notamment à travers le pr ogramme dit « des trois milliards » qui devait, en 1938, permettre de développer la production d’énergie d’origine hydro – électrique. Du point de vue économique, l’instauration de tarifs à l’échelle nationale par les décrets-lois Laval de 1936 représentait aussi une action étatique en faveur d’une meilleure régulation de ce marché à tendance oligopolistique. Cette intervention de l’Etat dans un secteur considéré comme stratégique fait alors écho à une pensée macro – économique d’inspiration Keynésienne qui prédomine à l’époque et prône une intervention directe de l’Etat dans les secteurs structurants de l’économie.
Avec l’ampleur des investissements consentis par le gouvernement dans le cadre de la nationalisation de 1946, il devient possible d’envisager et de coordonner une rationalisation du secteur de l’énergie à l’échelle nationale. Celle -ci passe en particulier par la levée de certaines contraintes purement techniques héritées des anciens « trusts de l’énergie ». En effet, les différents réseaux des indus triels de l’énergie se caractérisaient parfois par des normes techniques différentes les unes des autres, lesquelles représentaient autant de barrières aux échanges à l’échelle nationale (Réseaux en 110 ou 220 V, courant alternatif ou continu, droits de « douane » entre les différentes zones…). Pourtant, malgré cette nationalisation du gaz et de l’électricité, il faudra attendre 1951 pour connaître le premier hiver d’après-guerre sans coupure d’électricité en France.
La création dʼEDF comme concrétisation d ʼune vision sociale
Il pourrait cependant apparaître réducteur de penser le développement d’EDF uniquement en termes industriels. L’action de l’Etat « rationalisateur »32 du secteur de l’énergie est en effet passée par la recherche d’un consensus entre acteurs politiques et sociaux et EDF s’est affirmé dès sa création comme un établissement situé à la croisée de l’économique et du social. Parmi les acteurs sociaux investis dans les mutations des industries électriques et gazières, la CGT 33 va jouer un rôle essentiel. Le projet de nationalisation qui donnera naissance à EDF est adopté par le Conseil National de la Résistance dès le 26 mars 1945, ce qui témoigne du soutien précoce d e l’organisation syndicale. Quelques mois plus tard, en 1946, la fédération CGT de l’éclairage regroupe 95% des agents du gaz et de l’électricité, ce qui la place en position de quasi monopole en termes de représentation syndicale. L’influence de la CGT est alors telle, qu’elle lui permet de défendre, voire d’imposer, l’idée d’un statut unique des électriciens et gaziers. Ce statut des agents, ajouté au fait que l’action sociale d’EDF soit financée à hauteur de 1% du chiffre d’affaires de l’entreprise publique, deviendront des symboles d’une vision politique et sociale ancrée dans l’histoire d’EDF et fondée sur une certaine mixité entre les pouvoirs publics et les organismes représentant les personnels. « La création d’EDF apparaît comme le résultat d’un quart de siècle de combat syndical. »34. En cela, elle est un symbole particulièrement fort des interactions entre le champ industriel et le champ social, symbole extrêmement valorisé par certains et rejeté en bloc par d’autres sur fond de débat politique entre tenants et opposants de l’intervention de l’Etat. Dans ces conditions, la création d’EDF en 1946 apparaît finalement comme une tentative de réconciliation de l’économique et du social sous le contrôle du politique, ce qui a pu être vu comme une expérimentation en matière de politique industrielle. Par la place accordée au dialogue social et au service public, EDF fait alors figure de précurseur.
Culture dʼentreprise, logiques professionnelles et service public
Cependant, si l’histoire d’EDF est marquée par la persistance d’un syndicalisme fort, elle est également caractérisée par une forme spécifique de culture d’entreprise empreinte de considérations corporatistes. En effet, dès la nationalis ation, le corps des ingénieurs X-Ponts trouve en EDF un terrain d’action privilégié. Le fait que Pierre Simon, qui n’était ni communiste, ni socialiste, mais X-Ponts, ait été choisi comme premier patron d’EDF après la nationalisation, aurait été un premier pas en faveur de relations privilégiées entre EDF et les ingénieurs issus de ces écoles. Mais , à ce sujet, Jean-François Picard35, insiste sur le fait, qu’au-delà de cet acte inaugural, les X-Ponts se sont surtout approprié la manière dont l’action publique est envisagée au sein d’EDF, ce que l’auteur appréhende comme l’expression d’une « déontologie Service Public de l’ingénieur des Ponts », et d’une « méfiance des préoccupations mercantiles de l’industrie privée ». S’il semble nécessaire de préciser les contours de cette notion de service public, il demeure possible d’avancer que la construction de l’équilibre sociopolitique conclu lors de la nationalisation de 1946 s’est appuyé sur des considérations liées à l’histoire et à la culture de certaines professions 36.
Dans ces conditions, en tant que lieu de rencontre d’une culture politique et syndicale héritée du Front Populaire et d’une culture de type « ingénieur », EDF peut être décrite comme une organisation ayant contribué, lors de la reconstruction du pays, puis des Trente Glorieuses »37, au développement et à la mise en pratique d’un modèl e français du service public.
Du monopole à la concurrence : évolution statutaire et mutation du rapport au public
Cependant, à partir des années 1990, ce modèle de service public à la française, élaboré dans le contexte, ô combien spécifique, de la reconstruction d’après -guerre, a fait l’objet d’une profonde remise en question, comme en témoigne la tenue, en 1999, à l’Université Paris Dauphine, d’un colloque sur le thème « L’idée de service public est-elle encore soutenable ? », colloque qui donnera lieu à la publication d’un ouvrage collectif38 auquel contribuera Christian Stoffaës, auteur d’un célèbre rapport ministériel sur le sujet39. A cette époque, les entreprises de service public se trouvent confrontées à la perspective d’une « dérégulation » de leurs secteurs d’activité conformément aux principes prônés par les économistes néo -libéraux de l’Ecole de Chicago, principes formalisés par John Williamson sous la forme du « Consensus de Washington »40 et qui remettent en cause à la fois les théories néo -keynésiennes et marxistes relatives à l’action étatique.
A l’échelle européenne, une volonté politique de libéralisation s’ajoute à l’interdépendance accentuée des économies pour aboutir à l’idée d’un marché européen de l’énergie en rupture avec les pratiques protectionnistes en vigueur jusque là sur le s différents marchés nationaux. Dès 1999, la libéralisation du marché britannique de l’énergie, mise en œuvre par le gouvernement de Tony Blair met fin au monopole des entreprises régionales de distribution d’électricité et initie par ce biais un processus de libéralisation à l’échelle européenne. Si ce projet libéral se heurte à la contestation de plusieurs états membres, dont la France, d’autres Etats tels que l’Allemagne, l’Autriche, la Suède et la Finlande devancent alors les directives européennes alla nt en ce sens. La France se contente de respecter les délais qui lui sont imposés par le calendrier européen mais la loi 2000-108 du 1er juillet 200041 officialise la création de Réseau de Transport d’Electricité (RTE), filiale d’EDF dont l’autonomisation concrétise la distinction entre les activités de production et de distribution de l’entreprise en vue de la libéralisation du marché. Lors du Sommet de Stockholm de mars 2001, la Commission Européenne propose une ouverture complète des marchés de l’énergie à la concurrence et, en 2002 à Barcelone, elle insiste sur la nécessité d’une distinction accrue entre les activités de production, de transmission, de distribution et d’approvisionnement pour permettre une concurrence qui soit la plus ouverte possible.42
Intégrée de fait à l’industrie des services, exposée à la concurrence dans un contexte de globalisation économique et financière, EDF change alors de st atut, passant le 9 aoû t 2004 de celui d’Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial (EPIC) à celui de Société anonyme (SA) détentrice d’une mission de service public , ce qui pose la question de sa place et de son rôle dans une société française au cœur de fortes mutations socio-économiques et culturelles. A ce titre, le passage de l’univers du service public au monde de la concurrence va constituer pour notre recherche un élément de cadrage important en termes de mise en tension et d’interpellation des choix et des paradoxes qui vont se jouer chez EDF, notamment autour de la relation au client.
Evolutions sociétales et mutations de la notion de relation
Afin de prendre en compte les mutations économiques et culturelles évoquées ci -dessus et d’investiguer leur éventuel impact sur le rapport entretenu par l’entreprise avec ses clients, la commande initiale de recherche formulée par EDF mobilise la notion d’ « évolutions sociétales ». Cette notion représente cependant un objet de recherche extrêmement étendu et polymorphe, au risque d’apparaître globalisant. Dans cette optique, avant même d’approfondir la question du lien entre évolutions sociétales et stratégies de relation au client chez EDF, il est nécessaire de préciser les contours de ce que nous entendons à travers cette expression qui, sans représenter à nos yeux un véritable concept autoporteur, renvoie à un ensemble de processus observables auxquels de nombreux travaux ont été consacrés.
En guise de premier cadrage sur ce point, la définition d’un espace et d’une période est nécessaire pour tenter de rendre compte de ces évolutions, sans quoi la complexité de l’objet pourrait le rendre étanche à toute compréhension. En ce qui concerne le périmètre géographique considéré, nous nous limiterons à la prise en compte des changements socioculturels observables en Europe occidentale. La question de la temporalité qu’il serait souhaitable de retenir pour traiter de ces évolutions est quant à elle plus délicate. En effet, la tentation est grande de se focaliser sur les évolutions récentes afin de « coller au plus près » des préoccupations des acteurs. A l’inverse, par souci de précision, il pourrait paraître légitime de viser une compréhension plus large des évolutions socio-économiques et culturelles qui ont affecté le monde occidental en les examinant sur le long terme. Un tel raisonnement conduirait à remonter aux origines de la pensée moderne, jusqu’à la Renaissance, voire au -delà, dans la lignée de travaux tels que ceux d’Hannah Arendt43. La double contrainte d’exhaustivité et de précision rend difficile le choix entre ces deux options mais, sur la base de ce constat, nous pouvons préciser un peu plus le regard qui est le nôtre dans le cadre de cette recherche : nous cherchons à construire notre analyse des év olutions des sociétés occidentales sur une sélection de tendances hiérarchisées en tenant compte de leur actualité, sans pour autant nous interdire d’aller puiser dans une histoire plus ancienne quand celle-ci nous semblera susceptible d’apporter des éléme nts de compréhension quant aux pratiques et Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy, 1961 aux discours observés. Dans ces conditions, s’il est entendu que notre travail accorde une place importante aux évolutions sociétales en cours et susceptibles d’interagir avec les stratégies entrepreneuriales, il nous semble nécessaire de positionner ce travail dans le cadre d’une analyse diachronique qui tienne compte d’un héritage plus ancien, et en particulier de celui de l’émergence de la modernité dite industrielle marquée par le développement de la production et de la consommation de masse.
Concept de relation et modernité industrielle
Par l’expression « modernité industrielle », nous désignons ici un ensemble d’évolutions socio-économiques et culturelles qui ont influencé la manière dont a été pensée et vécue la vie sociale, économique et politique aux 19 ème et 20ème siècles. L’émergence de cette modernité est généralement décrite comme ayant eu lieu à partir de la fin du 18ème siècle, sur la base des profondes mutations socio-économiques introduites par la Révolution Française et par la révolution industrielle qui débute alors en Angleterre. Plusieurs aspects de cette modernité émergente nous semblent en mesure de nourrir notre analyse.
Dans un contexte français et du point de vue de l’histoire des idées44, ce mouvement de fond s’appuie sur des principes de liberté et de contrat social hérités de la pensée des Lumières, laquelle a renforcé la légitimé de l’exercice de la Raison, en rupture avec le holisme et la tradition jusqu’alors en vigueur. Cette remise en question progressive et partielle de la tradition transparaît alors dans le fait que la conception d’une morale partiellement désolidarisée de l’enseignement biblique prend de l’ampleur 45. La notion de vérité révélée est progressivement mise en question et les préceptes moraux se trouvent peu à peu exposés à la critique rationnelle. En cela, la modernité peut être considérée comme un prolongement, comme une mise en application des réflexions menées au cours du 18ème siècle.
Cependant, un regard rétrospectif porté sur la période de la Restauration (1814-1830) permet de mettre en évidence le caractère hésitant, du processus de changement qui conduit à l’émergence de la pensée moderne. En effet, à cette époque, la France apparaît comme partagée entre différents degrés d’acceptation de son passé révolutionnaire dont les conséquences sociales et politiques ont été multiples . L’affirmation progressive de l’idéal démocratique dans la vie politique française face à une tradition séculaire de transmission héréditaire du pouvoir, se heurte à de nombreuses résistances, comme le montre la place occupée alors par le mouvement contre-révolutionnaire dont Louis de Bonald fut un des représentants les plus marquants. La portée de ce débat entre deux conceptions de la vie sociale peut être mesurée à travers la succession des évolutions démocratiques et des retours à un pouvoir de type monarchique, comme ce fut le cas sous l’Empire ou sous la Restauration.
Si nous avons choisi d’évoquer cette période, c’est aussi parce qu’avec l’émergence de la modernité, on voit apparaître ce que Serge Berstein nomme les « cultures politiques »46. Celui-ci les définit comme un « ensemble de représentations porteuses de normes et de valeurs qui constituent l’identité des grandes familles politiques, bien au-delà de la notion réductrice de parti ou de force politique, char gée de dire le dogme et de veiller à sa pureté . » Au début de la période moderne, a lors que les partis n’existent pas encore, la politique française vit au rythme d’une opposition entre deux grands mouvements construits sur la base de l’attachement à l’Ancien Régime ou à son rejet, sur une volonté de perpétuer une tradition de transmission héréditaire du pouvoir ou sur celle d’ancrer le pluralisme dans la vie sociale et politique française. Bernstein ajoute d’ailleurs : « Il n’est pas de culture politique cohérente qui ne comprenne précisément une représentation de la société idéale et des moyens d’y parvenir. »47 En présence de telles « cultures», la politique s’affirme comme une forme complexe de régulation sociale impliquant des groupes, des systèmes de pensée . On voit le nombre et le poids de ces groupes se développer, comme le montre la multiplication des termes en isme » désignant un point de vue, un ensemble de représentations partagées (communisme, marxisme, libéralisme, scientisme, positivisme…). De ce point de vue, avec la modernité, la notion de relation semble s’établir et se cristalliser principalement autour d’une conception de l’appartenance à des mouvements, à des groupes.
D’un point de vue plus économique, cette évolution du regard porté sur la vie sociale s’accompagne de profondes mutations liées au processus d’industrialisation en cours. Dès la fin du 18ème siècle, l’industrie anglaise du textile s’engage progressivement dans la mécanisation de sa production. Fortement demandeuse en matière de gains de productivité, elle voit en particulier se succéder différentes générations de métiers à tisser, chacune cherchant à améliorer le rendement de la production par l’introduction de nouveaux procédés techniques. La demande de ce secteur en matière d’innovation stimule les industries mécaniques, en charge de mettre au point de nouveaux procédés et conduit finalement à un effet d’entraînement sur d’autres secteurs d’activité, un effet qui aboutira à l’émergence du progrès technique comme objectif fédérateur au-delà des frontières britanniques.
La modernité industrielle ne saurait pourtant être réduite à une série d’innovations technologiques, aussi importantes soient-elles. En effet, du fait de la concentration des activités rendue nécessaire par la mise en place de machines coûteuses, on assiste alors l’émergence et au développement de nouveaux modèles de production. Bien que d’autres modes de fabrication, tels que la confection à domicile, conservent une place importante dans le paysage économique français, l’usine s’affirme comme modèle de l’unité de production industrielle, modèle notamment désigné par l’expression « factory system ». Dans ces conditions, la mécanisation, qui laisse entrevoir aux industriels une forte hausse de la productivité, s’accompagne d’une lente évolution des méthodes de travail. La volonté exprimée par les industriels de rationaliser la production pour rentabiliser les investissements passera par la mise en application de principes tels que la spécialisation des activités et aboutira quelques décennies plus tard aux modèles de l’organisation scientifique du travail et de la production à la chaîne.
L’affirmation de l’usine comme forme moderne de la production industrielle s’accompagne également de profondes évolutions au plan social. La forte demande du secteur industriel en matière d’emploi conduit une part de la population rurale à s’installer à proximité des unités de production pour y chercher du travail. Parallèlement cela, alors que l’industrie gagne progressivement du terrain, conduisant à une augmentation de la taille des structures, la possession des moyens de production devient un facteur essentiel de pouvoir. L’industrialisation, appuyée sur une concentration, une mécanisation et une rationalisation du travail, s’accompagne de l’apparition et du renforcement d’un capitalisme industriel envisagé par Karl Marx comme une domination du capital sur le travail48. On assiste d’ailleurs à l’émergence d’une conscience de classe, avec une distinction significative entre ouvriers salariés et industriels propriétaires. Que ce soit dans la littérature ou dans l’iconographie, le capitaliste et l’ouvrier, le prolétaire selon les termes de Marx, deviennent deux figures caractéristiques de la modernité, deux figures sociales essentielles et attachées à un mode de production.
Sur cette base à la fois économique et sociale, les innovations se succèdent à un ry thme extrêmement élevé dans le domaine de la mécanique, de la sidérurgie, de la chimie puis finalement de la production électrique. Anthony Giddens voit d’ailleurs dans cette rupture de rythme l’une des trois caractéristiques de la modernité, avec l’ampleur des changements sociaux observés et l’affirmation de nouvelles formes d’institutions49. A partir de la deuxième moitié du 19 ème siècle, l’électricité et l’acier s’affirment comme les composantes majeures d’une deuxième vague d’industrialisation alors que le secteur du textile voit sa croissance ralentir. L’essor de ces industries débouche en particulier sur le développement de nouveaux réseaux, en particulier dans les zones urbaines. C’est à cette époque que l’on voit apparaître les réseaux de tramway et de métro, mais également les réseaux de distribution d’électricité, d’eau et de gaz, ainsi que ceux d’assainissement.50 Ces équipements techniques mutualisés permettent alors d’offrir une réponse à des besoins jusqu’alors insatisfaits dans de multiples domaines tels que les transports, les communications ou l’hygiène.
Cette succession d’innovations scientifiques et techniques qui rythme le 19ème siècle, apparaît caractéristique d’une période où les valeurs liées à la notion de progrès se révèlent prédominantes. Celle -ci n’est d’ailleurs pas entendue au seul sens d’un progrès technique, elle est également envisagée au plan social. Opposée à l’obscurantisme traditionnel, la rationalité moderne est appliquée à de nombreux champs de la connaissance humaine. C’est ainsi qu’Auguste Comte (1798-1857), chef de file du positivisme, remet en cause la théologie et la métaphysique com me vecteurs de connaissance. Dans cette perspective positiviste, il n’existe pas de concepts innés ou universels, de concepts qui ne puissent être évalués par le biais de l’expérimentation.
Auguste Comte est par ailleurs le premier à parler de sociologie51, science de la société, ce qui traduit alors une volonté d’appliquer le raisonnement scientifique à des objets nouveaux, tels que les faits sociaux, la politique ou la philosophie. D’un point de vue rétrospectif, il apparaît que ce type de démarche relève d’une volonté de compréhension absolue du monde sur lequel l’homme voit son emprise se développer. En cela, elle témoigne de l’influence d’un imaginaire articulé autour de la représentation d’un monde susceptible d’être analysé et contrôlé de manière complète dès l’instant où les outils conceptuels et méthodologiques seraient assez performants. Daniel Raichvarg et Jean Jacques insistent d’ailleurs sur la dimension politique prise à cette époque par la question de la diffusion des connaissances scientifiques, connaissances associées, notamment à travers la notion de vulgarisation, à un progrès social. 52 Avec la modernité, cette notion de progrès s’affirme finalement comme une valeur fédératrice permettant d’appréhender, de valoriser, voire de justifier, les nombreuses mutations en cours.
Sur le plan social enfin, dans un contexte marqué par le fort développement de l’industrie, ce progrès tant valorisé, présenté comme porteur de vérité et de mieux -vivre, passe par l’affirmation de la valeur travail comme trait d’union axiologique entre des classes sociales naissantes, qu’elles soient détentrices du pouvoir économique ou investies physiquement dans l’accélération des rythmes de production. Alors que de nouveaux modes de travail se développent dans un contexte social marqué par de profondes mutations, le groupe de travail s’affirme en effet comme un élément essentiel des processus de socialisation. La modernité industrielle introduit ainsi un nouveau rapport envers les activités et les échanges dans le monde occidental, un nouveau sens à la vie socioéconomique et culturelle. Le progrè s passe par l’inscription du sujet dans une organisation à laquelle il est subordonné, qu’il s’agisse de l’entreprise, du parti, du syndicat, voire de la famille53. Le monde moderne s’affirme ainsi comme un monde de structures, d’institutions qui représentent la collectivité.
Avec la modernité industrielle émerge finalement un modèle de la relation qui passe par une action de socialisation dans des cadres institués synonymes de verticalité, de transmission, d’ordre, de maîtrise et de reproduction. Cette modernité industrielle, avec cet accent mis sur l’innovation technique, le collectif et la structuration des activités, va être marquante et va connaître son apogée dans la première moitié du 20 ème siècle.
La remise en cause de lʼidéal moderne : une postmodernité ?
Cependant, à partir des années 1970, la pensée moderne se trouve confrontée à plusieurs types de crises et de ruptures susceptibles d’influencer la manière dont est pensée la notion de relation, que celle-ci soit envisagée au plan interpersonnel ou qu’elle implique des organisations, des institutions, des entreprises.
Du point de vue économique, la fin des Trente Glorieuses est marquée par deux chocs pétroliers qui suscitent des interrogations quant à la dépenda nce des pays riches en matière énergétique . L’Europe redécouvre alors le chô mage de masse et cette rupture avec une période au cours de laquelle le progrès, et en particulier le progrès économique, semblait aller de soi, s’accompagne de mutations en termes de valeurs et notamment de représentations de ce qu’est et de ce que doit être la vie en société.
Parmi ces changements majeurs, l’effondrement du bloc soviétique a représenté un choc dont l’ampleur sur le plan géopolitique a conduit Francis Fukuyama à évoquer une « fin de l’histoire » qui serait caractérisée par l’affirmation du modèle libéral démocratique comme principe inévitable de la vie politique et économique. 54 Cette supposée absence d’alternative crédible au modèle libéral peut sembler en mesure d’expliquer un certain désengagement des citoyens dans la vie politique, perçu notamment à travers l’affaiblissement des syndicats, la hausse des taux d’abstention lors des scrutins nationaux et régionaux et la persistance, voire le renforcement des votes dits « de protestation ».
Pourtant, avant cette rupture géopolitique majeure, Pierre Bourdieu insistait déjà sur l’impact qu’exerce le milieu social sur le rapport qu’un individu entretient avec le politique. Partant de ce constat, il défendait l’idée selon laquelle la vie politique reproduit les mécanismes de domination présents dans la société, donnant la parole à ceux qui sont détenteurs du pouvoir. La « dépolitisation » récemment observée pourrait alors être appréhendée en tant que signe, que symptôme, d’une dépossession du peuple par un milieu politique puissant et autarcique. Sans la reprendre à notre compte dans son ensemble, cette thèse, très orientée idéologiquement , nous semble pourtant illustrer un fait saillant, l’émergence médiatique du thème de la perte de confiance des citoyens envers les institutions politiques et leurs élus, l’inquiétude vis -à-vis d’une possible perte d’efficacité du système démocratique à travers une « crise de la généralité »55, voire une « crise de la représentation ».
Sans entrer dans ce débat houleux, tant cette dernière notion est discutée 56, il paraît raisonnable d’avancer que la manière dont les hommes et les femmes politiques interagissent avec leurs électeurs a évolué au cours des dernières décennies. Plus particulièrement, l’usage qui est fait des médias dans ce domaine a subi de profondes mutations, comme le montre l’apparition de la figure du conseiller en communication, du spin-doctor, et le fait que l’on n’hésite plus à évoquer un marketing politique quand les responsables utilisent des stratégies et des techniques de communication similaires à celles qui sont mobilisées pour la promotion des ventes. Face à un pouvoir qui fait appel des techniques de plus en plus élaborées pour se mettre en scène, des électeurs ont pu entamer une démarche réflexive, plus ou moins poussée, consciente ou non, qui les aurait conduits à s’interroger quant à une redéfinition du sens et de la valeur accordés à l’engagement et à l’action politique.
Alors que le modèle communiste est en crise et que les pratiques évoluent, se pose de manière forte la question de la représentation politique d’une classe ouvrière aux contours redéfinis. La politique s’affranchit peu à peu du paradigme de la lutte des classes et voit ainsi sa signification évoluer. Il est alors fréquent de voir des ouvriers et des cadres voter pour le même parti ou en changer au cours de leur vie, ce qui témoigne d’une évolution significative de la manière dont est vécu le rapport à l’A utre.
Par ailleurs, divers observateurs57 ont fait le constat de l’attrait suscité chez les jeunes diplômés par les organisations non gouvernementales, par ce que ces der niers perçoivent comme les métiers de la culture ou globalement par des organisations alternatives au modèle de l’entreprise. L’entreprise, cette structure, cette institution jusqu’alors présentée comme fleuron des économies nationales, ne ferait plus rêve r des individus en quête de sens et se trouverait ainsi dévaluée, banalisée, désacralisée. Dans cette même perspective, l’école publique voit également son rôle et sa place évoluer alors que l’enseignement privé progresse et qu’elle est à la fois accusée p ar ses détracteurs de ne pas permettre à ses élèves d’entrer sur le marché du travail et de ne pas remplir sa mission de socialisation. En cela, elle se trouve attaquée sur deux fronts, celui de son efficacité en tant que pourvoyeur de main-d’œuvre qualifiée et celui de son rôle d’« ascenseur social » en vertu d’un idéal qui trouve ses racines dans l’héritage persistant du plan Langevin-Wallon58 présenté à la Libération mais jamais totalement mis en œuvre. Ces évolutions du statut de l’entreprise et de l’éco le, témoignent globalement de l’importance naissante des doutes quant au modèle de socialisation par le travail.
Table des matières
PARTIE 1. POSITIONNEMENT ET ENJEUX THEORIQUES D’UNE RECHERCHE EN SIC RELATIVE A LA RELATION D’EDF AU CLIENT
1.1. Des facteurs contextuels décisifs pour le développement de l’entreprise et l’émergence de la relation au client d’EDF
1.1.1. L’histoire d’EDF de la nationalisation à l’entreprise concurrentielle : un rapport spécifique au public
1.1.2. Evolutions sociétales et mutations de la notion de relation
1.1.3. Evolutions sociétales et mutation de la relation au client dans les pratiques d’entreprises
1.1.4. Etat de la recherche sur la relation d’EDF au client : travaux existants
1.2. Relecture problématique et posture de recherche
1.3. Cadre conceptuel général pour une approche communicationnelle de la relation client
1.3.1. Relation client : de quelle relation parle-‐t-‐on ?
1.3.2. Emission de messages et mise en scène
1.3.3. Représentation(s) : le rapport au monde comme construction
1.3.4. Attributions causales, valeurs, et identité : une approche du sens par le sensible et le symbolique
1.4. Hypothèses de recherche
PARTIE 2. LA RELATION D’EDF AU CLIENT : DE L’UTILE AU FACILE
2.1. EDF et ses clients : élaboration et mise en scène progressive d’une relation
2.1.1. Constitution du corpus et méthodologie
2.1.2. Naissance, contours et expression d’une relation d’EDF au client : analyse du corpus
2.1.2.1. 1949 : EDF engagée aux côtés des Français dans la reconstruction
2.1.2.2. 1963 : EDF et l’accès du grand public à l’électroménager
2.1.2.3. 1971 : EDF et ses « clients » ou le « tournant commercial »
2.1.2.4. 1979 : une stratégie de communication à visée institutionnelle
2.1.2.5. 1998 : le document d’orientation stratégique « Vers le client »
PARTIE 3. UNE « RELATION CLIENT » INTERPELLEE
3.1. Analyse des représentations des clients au sujet de leur relation à EDF
3.1.1. Comment les dispositifs proposés par EDF sont-‐ils perçus par les clients ?
3.3. Evolutions entrepreneuriales et évolutions sociétales, quelle cohérence ?
CONCLUSION GENERALE
Bibliographie
Annexes