« Je suis donc mort une fois pour pouvoir continuer à vivre – et c’est peut-être là ma véritable histoire ». Imre Kertész, L‘Holocaust comme culture, [Die exilierte Sprache], Actes Sud, Arles, 2009, p.265.
Comme là écrit le psychiatre Jacques Hassoun (1934-1999), « le judaïsme n’est pas une religion funèbre ». En effet, si elle n’est pas exempte de scènes meurtrières et violentes, la Bible – comme le sont les écrits rabbiniques – est avant tout fondée sur une apologie de la vie et tient à distance une mort considérée comme un aboutissement biologique inéluctable . Dřun point de vue liturgique et musical, ce constat préliminaire conduit à reconnaître quřil nřexiste pas en tant que telle de « passion » juive, comme dans les liturgies catholiques ou réformées. Le corps souffrant ou le cadavre ne fait pas lřobjet dřun culte religieux ou musical dřinspiration doloriste.
Toutefois, lřensemble des mondes juifs nřest bien entendu pas réductible au seul aspect religieux et lřexpression de ses courants musicaux aux seuls répertoires liturgiques. La question « quřest-ce quřêtre Juif » a été posée très tôt : de la Haskala ou mouvement des Lumières juives au XVIIIe siècle aux récentes publications de lřhistoriographie israélienne ou américaine (Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut-il inventé ?, Youri Slezkine, Le siècle Juif), la dispute autour des formes multiples de lřidentité juive semble promise à de riches heures . Dans lřintroduction de son Histoire du peuple juif au XXème siècle, Simon Epstein met en évidence, de façon particulièrement claire, la pluralité des formes dřidentifications aux cultures juives, pour distinguer entre les sociétés traditionnelles, le « peuple juif » (englobant de fait les Juifs aspirant à appartenir à une entité linguistique, historique spécifique, territorialisée ou acceptant de fait son caractère diasporique), le peuple dřIsraël (des citoyens de lřEtat dřIsraël, donc), les Juifs assimilés, les Bundistes, etc. Il dresse ainsi une « grille » à entrées multiples, au sein de laquelle les combinaisons aboutissant à la grande variété des processus dřidentifications des Juifs du XXème siècle trouvent leur place . Face à une telle pluralité de choix politiques, philosophiques, religieux, allant de lřathéisme à lřorthodoxie, de la volonté de se fondre dans le cadre civique dřun Etat dans lequel les pères se sont installés à la revendication dřun Etat sioniste, ou encore du libéralisme bourgeois aux aspirations collectives des bundistes ou des autres partis socialistes, comment se contenter de la notion floue de « musique juive », comme sřil était envisageable dřen délimiter les contours par des critères objectifs et systématiquement codifiés ? Cela relèverait au mieux de la gageure… Aussi, face à ces deux constats (celui dřun judaïsme centré sur la vie et celui de lřimpossibilité de définir, comme un objet dřétude clair, la musique juive), lřobjet de cette thèse serait-il introuvable ?
Les spécialistes de la musique juive sřaccordent donc pour dire que lřidée de caractères absolument identifiables appartiennent au domaine de la conjecture et que, si musique juive il y a, elle est tout dřabord multiple et surtout soumise aux interactions nombreuses avec dřautres traditions musicales des régions où les Juifs de la diaspora se sont installés. Cřest bien ici lřidée dřune essence musicale juive systématique que nous réfutons dřemblée. Ce faisant, on constate quřil y a bien des formes dřexpressions musicales de la mort, par des compositeurs issus à des degrés très divers de milieux culturels juifs, qui entrent en cohérence. De quoi relève alors cette spécificité ou encore à partir de quand nřest-elle plus opérationnelle ? Face aux compositeurs se référant et sřidentifiant explicitement aux traditions juives (religieuses, littéraires), dřautres sřinscrivent dans des processus identificatoires plus indirects, plus complexes, fortement liés aux contextes idéologiques, philosophiques,politiques, des Etats ou des régions dřinstallation. Leur musique relève alors davantage dřun rapport connotatif avec la culture juive ou encore dřun rapport de déni vis-à-vis du legs des générations antérieures. Plus encore, il convient dřappréhender les sources musicales avec le maximum de recul et en les débarrassant de tous les a priori dont elles sont parfois affublées. Comme lřindique Didier Francfort, « Les musiques produites en Europe entre 1870 et 1914 semblent donc impossibles à réduire à un seul élément national ou universel. Chaque musicien, compositeur savant ou musicien populaire des rues et des villages, mêle des influences diverses et contradictoires, des aspirations personnelles divergentes. La musique est bien marquée par le « bricolage », par lřajustement identitaire par lequel chaque individu se construit . » Rapporté à la production des compositeurs issus de cultures juives, ce constat apparaît tout à fait opérant. Néanmoins, dans quelles mesures les ruptures de la Première Guerre Mondiale, de la Shoah ainsi que lřémigration transatlantique et lřadaptation au nouveau contexte américain changent elles la donne ?
Ce faisant, malgré lřextrême diversité de la notion « dřêtre juif », il existe bien des individus ou des communautés qui sřaffirment comme Juifs et pratiquent la musique, notamment pour exprimer la mort, le deuil et pour se souvenir des disparus. De plus, lřapproche historique des sources musicales nřa pas pour ambition dřélire une musique juive ou dřen déclasser une comme moins essentiellement juive. Cřest en réalité tout lřinverse : comme lřa énoncé Pascal Ory, lřhistoire culturelle est une « histoire sociale des représentations » . Ainsi, afin dřespérer appréhender lřimmense diversité des attitudes et des expressions musicales face à la mort du quotidien comme face à la mort « ensauvagée » des pogroms et du génocide, il sřavère nécessaire de bien connaître les espaces vécus et les réseaux de création musicale, de prendre en compte leur évolution chronologique au regard des bouleversements et des moments de rupture. De ce fait, la Shoah sřavère un point nodal dans lřhistoire des formes musicales : comment chante-t-on la mort et le deuil dans les camps et les ghettos, comme après Auschwitz ? Et comment cette mémoire se transmet-elle ? Sans du tout en négliger lřimportance cruciale, il sřagira également de sřinterroger sur d’autres moments de rupture dans l’histoire récente des communautés juives en diaspora, parmi lesquels les vagues de pogroms dans la « Zone de résidence » et la Première Guerre Mondiale.
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