ECHANGES RITUELS DANS LES CEREMONIES TRADITIONNELLES SEEREER
Point de vue de Kerbrat-Orecchioni sur la politesse linguistique chez Brown et Levinson
Suite aux travaux de Penelope Brown et de Stephan Levinson sur la politesse linguistique qu’ils considèrent comme un phénomène universel, Kerbrat-Orecchioni revient sur le même concept et ses travaux constituent une véritable lampe de torche pour l’étude de la politesse linguistique. L’homme aime naturellement préserver sa face et celles des autres. Il s’inscrit fréquemment dans cette logique de bien réguler les relations qu’il noue avec les autres. C’est ce qu’exprime le principe de « face want » ou celui de « se ménager les uns les autres ». Ce dernier principe est très fondamental dans la mesure où non seulement il veut que le locuteur préserve sa propre face et celle de l’interlocuteur mais également il préconise de préserver potentiellement la face de la tierce personne qui s’ajouterait à l’interaction. Toutefois, selon Kerbrat-Orecchioni, les actes réalisés lors d’une conversation ou interaction exposent des menaces possibles pour toutes les faces concernées, à ce titre ils présentent un risque pour le bon déroulement des échanges. Cette situation complexe voire paradoxale pousse Kerbrat-Orecchioni à se poser des questions sur la façon de réconcilier ce paradoxe: « Les faces étant à la fois et contradictoirement, la cible de menaces permanentes et l’objet d’un désir de préservation, comment les participants parviennent-ils à résoudre cette contradiction ? » (1992, 174). Le « face work » qui correspond à la politesse selon Kerbrat-Orecchioni constitue un élément de réponse à ce paradoxe. Ce « face work » est un type de management, selon Goffman et qui approximativement désigne « ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris à elle-même). (Goffman, 1974, 15) « La politesse apparaissant dans cette perspective comme un ensemble de procédés permettant de concilier le désir mutuel de préservation des faces avec le fait que la plupart des actes accomplis durant l’interaction risquent de venir menacer telle ou telle face en présence.» (1994, 88). Face à cette sensibilité mutuelle des faces, un conversant se doit d’éviter de faire usage d’actes menaçants en faisant recours à des stratégies conversationnelles dont la fonction est de minimiser la menace, c’est-à-dire de faire de sorte que le contenu des actes menaçants soit bénin. La politesse linguistique a donc pour but de veiller au bon fonctionnement des échanges. Elle tend à maintenir l’équilibre relationnel et l’ordre social. Dans sa présentation du modèle théorique de la politesse de Brown et Lévinson, KerbratOrecchioni s’inspire des notions de « face » et de « territoire » crées en 1979 par ces derniers et qu’ils ont renommées par la suite respectivement par les notions de « face positive » et de « face négative ». Par la suite Kerbrat-Orecchioni reformule ce modèle théorique que proposent Brown et Lévinson qui s’inspirent eux-mêmes du sociologue américain Goffman, se justifiant par le fait qu’elle accorde une place prépondérante aux « Face Threatening Acts » dans la communication ambiante quotidienne des personnes. Cette reformulation est nourrie par le fait que le raisonnement de Brown et Lévinson fait de tous les actes langagiers des FTA(s) tandis que ce concept de FTA(s), chez Kerbrat-Orecchioni est opposé à celui de « anti-FTA » et de « FFA » (Face Flattering Acts) qui, selon Kerbrat-Orecchioni valorisent la face. Cette opposition des FTA(s) et « anti-FTA » et « FFA » crée un équilibre dans la communication des individus. C’est dans cette perspective qu’Ouided Bellilet souligne que « le système de la politesse apparait alors plus équilibré et l’analyse des actes de langage se fait d’une façon plus cohérente. » (2006-2007,43). Reprenant les termes de Kerbrat-Orecchioni, Chafika Babaa (2005) dégage quatre types de menaces touchant les quatre faces impliquées dans le processus de l’interaction. Nous rappelons au passage que les « Face threatening Acts » sont généralement traduits en français par « Actes menaçants la face ou les faces). Nous lui empruntons les exemples suivants. – « Actes menaçants pour la face négative de celui qui les accomplit » l’offre en constitue un exemple puisque cet acte vient léser son territoire (par le fait qu’il se détache d’une de ses réserves dont bénéficiera le récepteur). – « Actes menaçants pour la face positive de celui qui les accomplit » : ainsi l’auto-accusation fait perdre la face au locuteur par exemple. – « Actes menaçants pour la face négative de celui qui les subit ». Ces violations territoriales peuvent être aussi bien de nature verbale que non verbale. Poser une question indirecte à son interlocuteur constitue un acte menaçant (FTA) pour sa face négative. – « Actes menaçants pour la face positive de celui qui les subit » : l’insulte ou l’injure représente un cas extrême de « Face Threatening Acts » et ces actes mettent en péril l’égo du récepteur. La face positive, selon Kerbrat-Orecchioni « correspond en gros au narcissisme et à l’ensemble des images valorisantes que les interlocuteurs construisent et tentent d’imposer d’eux-mêmes dans l’interaction » (1992, 168). La face positive représente les « territoires du moi » proposés par Goffman : « territoire corporel, spatial ou temporel ; biens et réserves matérielles ou cognitives » (KerbratOrecchioni 1992, 167). Selon Kerbrat-Orecchioni, ces actes peuvent causer du dommage à plusieurs faces et à plusieurs interlocuteurs à la fois. Ils peuvent susciter un déséquilibre relationnel si aucun moyen n’est mis sur place afin de minimiser leur contenu. A cet effet, la langue met à notre disposition « ces adoucisseurs (…) afin que nous puissions « polir » les arêtes sinon trop acérées des FTA(s) que nous sommes amenés à commettre, les rendant ainsi moins blessant pour les faces délicates de nos partenaires d’interaction. » (2002 a-3). C’est ainsi que KerbratOrecchioni énumère les différentes stratégies de politesse envisagées par Brown et Lévinson et parmi lesquelles nous en citerons deux: la politesse positive et la politesse négative que nous développerons dans la section qui suit.
Les formes de politesse
Les périodes viennent l’une après l’autre, mais elles se distinguent l’une de l’autre par leurs réalités différentes. Chaque temps a ses propres réalités. Cette évidence pourrait s’appliquer aux termes dans la mesure où un terme peut avoir des sens non identiques selon les périodes. C’est ainsi que la politesse linguistique a connu divers entendements et définitions selon les époques. Dans le registre des définitions soutenues de la politesse, on note celle de Kant. Selon ce dernier, la politesse était le « sens de l’humanité », une définition plausible, et qui est acceptée et reprise par beaucoup de scientifiques, chercheurs de diverses filières dont les philosophes. Le temps passe, d’autres définitions tombent. Dauzat (1971) propose la définition selon laquelle, la politesse veut dire « culture et bonnes manières ». Dans le même ordre d’idées, on peut lire dans le Grand Robert (1983, t.5) que la politesse signifie « la qualité de ce qui est propre et net ». Aujourd’hui, d’aucuns pensent que la politesse traduit « l’ensemble des règles, des usages qui régissent le comportement, le langage à adopter dans la société ». Cette définition croise de fort belle manière celle des seereer pour qui, la politesse signifie le respect de l’ensemble des normes sociales, linguistiques tracées et établies par et dans la société et que tout individu est censé connaitre et doit s’y conformer. Dans la communication ambiante des seereer et dans toute autre communauté d’ailleurs, il existe deux pôles. Ces pôles sont des stratégies d’échanges qui peuvent se revêtir soit d’un caractère positif ou d’un caractère négatif. Les échanges à caractère positif sont appelés ici politesse positive tandis que ceux à caractère négatif sont appelés politesse négative.
La politesse positive
Comme nous l’avons déjà dit précédemment, la politesse est un ensemble d’attitudes et de codes (langage), un geste social de savoir-vivre et de bonne conduite. La politesse linguistique harmonise et rend faciles les relations sociales. Elle canalise les locuteurs, équilibre leurs échanges, façonne même la production d’échanges respectueux. Selon Ouided Bellilet, la politesse : 120 « s’agit d’une attitude qui se manifeste par des formules verbales consacrées et se traduit au quotidien par l’usage de termes spécifiques comme : « Bonjour », « Au revoir », « S’il vous plaît », ou « Merci », par des comportements tels que les gestes et les attitudes, ou des manifestations spécifiques dont le sourire, adapter sa tenue aux circonstances… Dans le domaine des interactions verbales, la politesse est un acte de langage performant dont l’objectif est de créer des relations sociales et comportementales harmonieuses entre les personnes se trouvant en présence directe. Et toutes les communautés linguistiques ont développés leurs propres codes de politesse, soumis à des variations sociales, culturelles ».108 Les termes d’adresse et titres appropriés (nous allons y revenir), sont des marques de politesse fréquentes dans les interactions seereer. La politesse linguistique consiste à produire des actes langagiers qui valorisent l’image d’autrui. Pour les seereer, la politesse positive représente le fait de faire usage d’une ou des formules douces à l’endroit d’une autre personne souvent plus âgée en l’occurrence les parents dans le but d’obtenir une chose précise. Ces formules sont d’abord des stratégies basées sur le respect, l’estime, la bonne conduite, etc. Elles sont le reflet d’une bonne éducation qui, ellemême, est source d’une bonne insertion sociale. Il est important de noter que cette politesse dite positive s’opère davantage dans les relations dites verticales, c’est-à-dire entre des personnes de statuts différents. En effet, dans certaines situations au ndut, ce serait vu comme une défiance aux selbe le fait, pour un circoncis, de se permettre de sortir de l’abri pour aller quelque part, de se promener, de parler à un inconnu,… sans demander l’autorisation aux gardiens. Il doit obligatoirement avoir l’aval de ses supérieurs hiérarchiques. Dans cette relation, le circoncis qui occupe la position inférieure et qui est censé être le demandeur d’autorisation ou de permission, a devant lui des normes à respecter. La bonne ou mauvaise éducation repose dans ce cas de figure, sur le respect, la conformité ou non à ces normes. Il s’agira dans cet échange entre demandeur et demandé d’une conversation adoucie de formules polies. Le demandeur (circoncis) occupant une position de dominé parce qu’il est sous la tutelle des selbe à qui il fait face ou à un autre interactant qui est son supérieur 108 Ouided Bellilet, Interactions verbales en classe FLE: interactions de politesse, mémoire de magistère, Université Mentouri-Constantine, 2007, pp 39-40. 121 (hiérarchique). Dans ce cas précis, il est dans l’obligation de faire usage de formules de politesse parmi tant d’autres. L’usage de cette formule est une stratégie qui consiste à se rabaisser devant l’interlocuteur pour obtenir son aval car le seereer croit fortement au fait que la politesse ne coûte rien et achète tout. Les seereer accordent beaucoup d’importance à la politesse linguistique et veillent toujours à en faire usage. Ce sont des formules du genre: kaam mbugo (je veux…) comme ce membre de phrase en gras dans cet énoncé : Saltik, kaam mbugo ɓaat te o ndik rek (Saltik, je veux en ajouter un mot) (cf, corpus xoy, séquence 32). Cette formule donne au pluriel ka i mbugo (nous voulons…), dax waagaam o (Est-ce que je peux….) qu’on retrouve dans la séquence 4 (corpus ndut) dans la phrase ndax waagaam o laaxadoorit o foofi oleke (Est-ce-que je peux me laver les mains avec cette eau ?). Quand elle est utilisée au pluriel, elle donne ndax i mbaaga… (est-ce-que nous pouvons…). D’autres formules sont employées et jouent le même rôle que celles précitées dans ces situations de communication. Elles expriment la déférence à l’endroit de l’interlocuteur. Parmi ces formules figurent les suivantes : Kaam bug’u… Je voudrais / j’aimerai (vraiment)… Mi de kaam bug’u… Je voudrais / j’aimerai (vraiment)… In de ga i mbug’u … Nous voudrions / nous aimerions (vraiment) … Um waag’angaan… Si je le pouvais… Um sañ’angaan… Si cela dépendait de moi… Les salutations, les excuses, les adieux entre autres, explicitement ritualisés par la communauté seereer sont des manifestations de politesse positive non négligeables dans les 122 échanges rituels seereer. Salutations et excuses sont pour eux des marques de déférence dont seuls les individus qui ont un langage poli disposent. C’est une marque de politesse. Apprendre à saluer ou à s’excuser témoigne d’humilité et de modestie chez l’individu. Ainsi, il est rare de voir le seereer entrer en interaction avec quelqu’un sans le saluer au préalable. Pour les seereer, l’individu est le fruit de sa société où le langage est en quelque sorte une forme de tenue identitaire pour lui. C’est l’expression par excellence du savoir-vivre qui ne se traduit pas seulement dans ou par le langage mais également par des comportements (physique et /ou corporel) tels que les gestes, les attitudes ou des manifestations particulières parmi lesquelles il y a le fait d’adapter sa tenue aux circonstances, le sourire, le sens de l’écoute,… La politesse positive n’est pas l’apanage du dominé dans les relations interpersonnelles. Pour les seereer, le respect n’est ni une question de statut social ni une question d’âge. C’est un acte de coopération de nature. C’est ainsi qu’une personne de statut supérieur peut bel et bien faire usage de formules de politesse comme celles précitées qu’elle adresse à son interlocuteur de rang inférieur. C’est une manière de briser toutes les frontières entre les locuteurs pour obtenir un échange socialement plaisant. C’est une question d’humilité et qui façonne plus d’admiration et de respect de la part de son interlocuteur. C’est ce que les seereer appellent yelef (être humble) qu’ils opposent à meɗ (être orgueilleux, vantard, etc.). Se rabaisser hiérarchiquement devant ses subalternes ou ses inférieurs en interaction est une arme à fonctions multiples : – C’est désarmer indirectement son interlocuteur (de rang inférieur) qui certainement s’attendait à une interaction distancée. – C’est l’inviter à une communication naturelle (c’est-à-dire lui permettre de rester dans son assiette, ne pas se sentir minimisé ou dominé) – C’est lui apprendre à être humble dans la vie – C’est lui montrer la considération qu’on a envers lui – C’est manifester sa propre humanité C’est dans ce cas de figure que la politesse positive a plus de valeur, car il n’est pas donné à n’importe qui de pouvoir se débarrasser de son statut supérieur rien que pour harmoniser un échange avec un interlocuteur hiérarchiquement inférieur. Les seereer louent beaucoup une pareille attitude.
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