Dynamique hors équilibre des monopôles magnétiques dans la glace de spin

Dynamique hors équilibre des monopôles magnétiques dans la glace de spin

 Généralités sur les glaces de spin

Les glaces de spin sont des composés de terres rares dont la formulation chimique générale est R2M2O7 [Gardner et al., 2010], [Zhou et al., 2012], avec R3+ un ion de terre rare (principalement Dy et Ho), M4+ un ion métallique (le plus souvent Ti, mais aussi Sn et Ge) et O2− l’ion oxygène. Elles sont fabriquées en laboratoire à partir des oxydes de terre rare R2O3 et des oxydes MO2 [Ramirez et al., 1999], [Prabhakaran et Boothroyd, 2011]. Les premières glaces de spin découvertes sont le titanate d’holmium Ho2Ti207 [Harris et al., 1997] et le titanate de dysprosium Dy2Ti2O7 [Ramirez et al., 1999]. Des cristaux de ces deux matériaux sont montrés en figure 1.1. La structure cristallographique des glaces de spin est Fd3m : les ions de terre rare et les ions métalliques sont disposés sur deux réseaux pyrochlores s’interpénétrant. Les ions de terre rare portent un moment magnétique, mais les ions métalliques Ti4+, Sn4+ et Ge4+ ainsi que O2− ne sont pas magnétiques. Ces derniers ne sont donc pas pris en compte dans la modélisation des glaces de spin, c’est pourquoi nous ne représentons que le réseau des terres rares en figure 1.2. Dans cette thèse nous nous référons exclusivement à Dy2Ti2O7, qui est la seule glace de spin, avec Ho2Ti207, disponible sous forme de monocristaux. 1

Modélisation Intéressons

-nous pour débuter à la modélisation des moments magnétiques des ions de terre rare. Figure 1.1 – Photographie de cristaux de Ho2Ti207 (gauche) et Dy2Ti2O7 (droite). Les cristaux ont été taillés en sphère par un bijoutier londonien afin d’avoir un bon contrôle sur le champ de désaimantation. Ce dernier a en effet la propriété d’être homogène et proportionnel au champ appliqué pour cette géométrie. La photographie est empruntée à [Bovo et al., 2013]. Prenons le cas de Dy2Ti2O7. Les spins sont portés par les ions Dy3+, de structure électronique [Xe] 4f9 . Les règles de Hund [Blundell, 2001] indiquent alors que ces ions ont un moment orbital L = 5 et un moment intrinsèque S = 5/2 soit un moment angulaire total J = 15/2 dans leur état fondamental, donnant lieu à 2 J + 1 = 16 états de spin possibles. Du fait des champs cristallins dans le réseau pyrochlore, la dégénérescence de ces 16 états est levée. Deux états dégénérés constituent le niveau fondamental. Les 14 autres états ont une énergie supérieure à 383 K [Rosenkranz et al., 2000]. Aux températures qui nous intéressent, sous 10 K, les 14 niveaux excités ne jouent aucun rôle et le doublet fondamental confère une nature Ising-1/2 aux moments magnétiques. Par ailleurs, la grande valeur de J conduit à un moment magnétique effectif µ très élevé µ = gJ p J (J + 1) µB (1.1) avec le facteur de Landé gJ donné par [Blundell, 2001] gJ = 3 2 + S (S + 1) − L(L + 1) 2 J (J + 1) = 4 3 (1.2) où la deuxième égalité concerne le cas de Dy3+, soit finalement µ = 10,6 µB (1.3) Cette grande valeur est à comparer au moment magnétique des ions dans les matériaux ferromagnétiques habituels, voir tableau Pour cette raison les spinsIsing sont en très bonne approximation classiques au sens où l’état du système est un produit d’état à un spin. Enfin, du fait des symétries du réseau pyrochlore, l’anisotropie Ising des spins est locale [Bramwell et Harris, 1998] : ils pointent le long d’un axe local [111]. On 15 Chapitre 1. Glaces de spin classiques [100] [001] [010] rnn a Figure 1.2 – Réseau pyrochlore des ions de terre rare dans les glaces de spin. Le réseau pyrochlore est un réseau de tétraèdres réguliers partageant leurs coins. Sur ce réseau, un spin a 6 plus proches voisins. Il y a deux types de tétraèdres : ceux pointant vers le bas (appelés down) et ceux pointant vers le haut (up). Le centre des tétraèdres constitue un réseau diamant qui est bipartite : ce sont deux réseaux cubiques à faces centrées (cfc) imbriqués. Les tétraèdres up sont sur un sous réseau cfc et les down sur l’autre. Un tétraèdre up a 4 tétraèdres down pour plus proches voisins. La cellule élémentaire cubique du réseau est représentée en noir. Elle contient 16 spins et 8 tétraèdres (4 up et 4 down). Pour Ho2Ti207 et Dy2Ti2O7, la distance entre spins plus proches voisins est rnn = 3,54 Å et la distance entre les centres de deux tétraèdres plus proches voisins est a = p 3/2 rnn = 4,33 Å. On dessine en bleu une boucle minimale de 6 spins. représente en figure 1.3 un tétraèdre dont les spins sont numérotés. Ces derniers ont pour direction S~ 1 = σ1 √ 3       +1 +1 +1 S~ 2 = σ2 √ 3       −1 −1 +1 S~ 3 = σ3 √ 3       −1 +1 −1 S~ 4 = σ4 √ 3       +1 −1 −1 (1.4) où nous avons introduit les pseudo-spins σi valant ±1, et plus précisément +1 si le spin rentre dans le tétraèdre et −1 s’il en sort. Après avoir détaillé la nature des degrés de liberté, nous discutons les interactions qui s’exercent sur eux. Tout d’abord, les interactions d’échange 1 entre spins plus proches voisins sont antiferromagnétiques, avec une constante de couplage très faible |J| ∼ 1 K [Harris et al., 1997] (à comparer à J ∼ 1000 K dans le fer, voir tableau 1.1). Il faut aussi remarquer que l’interaction dipolaire entre les spins, d’ordinaire 1. On parle de super-échange parce que les interactions entre spins sont véhiculées par les ions oxygène.

Généralités sur les glaces de spin

Figure 1.3 – Un tétraèdre du réseau pyrochlore habillé de ses quatre spins. Les spins pointent le long des axes locaux [111]. La configuration représentée comporte deux spins entrants et deux spins sortants (on l’appelle dans le reste de cette thèse 2in/2out). La direction des quatre spins est explicitée par l’équation (1.4), dans laquelle sont aussi introduits les pseudo-spins σi valant +1 si le spin entre dans le tétraèdre (spins 1 et 2) et −1 si il en sort (spins 3 et 4). faible dans les matériaux ferromagnétiques est ici du même ordre de grandeur que l’interaction d’échange puisque µ0 µ 2 4 π r3 nn ≈ 1,41 K (1.5) avec µ = 10 µB et rnn = 3,54 Å pour Dy2Ti2O7. La prise en compte de ces deux interactions conduit au dipolar spin ice model que nous introduisons dans la partie suivante. Frustration des interactions Avant cela, on peut anticiper que l’interaction effective totale (échange et dipolaire) à plus proches voisins est ferromagnétique. Lorsqu’on oublie les interactions à longue portée, cela conduit, de manière inattendue, à la frustration des degrés de liberté de spin. Les systèmes frustrés sont en effet généralement antiferromagnétiques ; mais pour les glaces de spin, l’anisotropie locale [111] des spins frustre au contraire les interactions ferromagnétiques. C’est donc une situation très particulière, et cette particularité explique pourquoi les glaces de spin sont les premiers matériaux ferromagnétiques frustrés découverts. La conséquence de cette frustration est un niveau fondamental extensivement dégénéré, dont la structure est telle que chaque tétraèdre possède deux spins entrants et deux spins sortants. C’est l’exact pendant de celle de la glace hexagonale d’eau, où chaque atome d’oxygène a pour voisins deux hydrogènes proches et deux hydrogènes éloignés. Ces configurations ont été formalisées par [Bernal et Fowler, 1933] sous le nom de « règles de la glace ». C’est l’apparition d’une telle structure, propre à la glace, dans un système de spins, qui a inspiré [Harris et al., 1997] pour baptiser cette famille de matériaux… glaces de spin. L’analogie entre la glace d’eau et la glace de spin est illustrée en figure 1.4. Le niveau fondamental dégénéré est caractérisé par une entropie de point zéro 17 Chapitre 1. Glaces de spin classiques Tc (K) µ/µB Fe 1043 2,22 Co 1394 1,71 Ni 631 0,60 Table 1.1 – Valeurs des températures de Curie et des moments magnétiques de quelques matériaux ferromagnétiques. La température de Curie représente en ordre de grandeur l’amplitude de l’interaction d’échange J. Dans les matériaux ferromagnétiques habituels, cette dernière vaut ainsi typiquement 102 voire 103 K ; et le moment magnétique porté par les ions métalliques est de l’ordre du magnéton de Bohr µB. Ces valeurs sont à comparer au cas des glaces de spin : pour celles-ci en effet, les ordres de grandeurs en jeu sont respectivement J ∼ 1 K et µ ∼ 10 µB. L’interaction d’échange est donc 100 fois plus faible que dans les matériaux ferromagnétiques et l’interaction dipolaire en µ 2 est 100 fois plus élevée. Les valeurs sont extraites de [Blundell, 2001]. (par oxygène, ou par spin dans le cas des glaces de spin) non nulle, calculée 2 par [Pauling, 1935], et mesurée dans le cas de la glace d’eau par [Giauque et Stout, 1936] 3 . L’entropie résiduelle du titanate de dysprosium a été quant à elle mesurée soixante ans plus tard par [Ramirez et al., 1999]. Pour autant, cette entropie non nulle à « température nulle » ne rentre pas en contradiction avec la troisième loi de la thermodynamique : notamment, il a été montré numériquement que le rétablissement des interactions dipolaires à longue portée favorise un ordre magnétique sous T ≈ 100 mK [Melko et Gingras, 2004], et l’entropie par spin tombe donc à zéro sous cette température. Cet ordre est cependant inatteignable expérimentalement car les échantillons montrent un gel des spins sous T ≈ 0,5 K [Snyder et al., 2001], [Snyder et al., 2004] (voir figure 1.17 en fin de chapitre). Les plus basses températures atteintes pour des mesures d’équilibre sont à notre connaissance celles de [Giblin et al., 2018], qui ont mesuré la capacité calorifique jusqu’à 0,35 K. Les degrés de liberté et leurs interactions ayant été précisés, nous explicitons dans la partie suivante les trois modèles communément utilisés pour rendre compte de la physique des glaces de spin classiques.

LIRE AUSSI :  Propriétés antifalcemiantes de fractions butanoliques des racines de Leptadenia Hastata (Asclepiadaceae)

Le dipolar spin ice model

Après avoir discuté les interactions en jeu dans la modélisation des glaces de spin, on est amené à considérer trois modèles : 2. calcul que nous détaillons dans la suite. 3. Pauling et Giauque sont tous deux lauréats du prix Nobel, le premier en chimie en 1954 puis pour la paix en 1962, et le deuxième en chimie en 1949. 18 1.1. Généralités sur les glaces de spin Figure 1.4 – Illustration des règles de la glace. (Droite) Dans une configuration d’énergie minimale, les ions oxygène de la glace hexagonale sont entourés de quatre ions H+, deux proches (constituant des liaisons plutôt covalentes H2O) et deux éloignés (plutôt liaisons hydrogène). Ce sont justement les « règles de la glace » de [Bernal et Fowler, 1933]. (Gauche) L’analogie avec la glace de spin est directe : chaque tétraèdre a deux spins entrants (équivalents aux protons proches) et deux spins sortants (équivalents aux protons éloignés) dans une configuration fondamentale. Le réseau des ions oxygène et des centres des tétraèdres est dans les deux cas un réseau diamant. I le dipolar spin ice model, par construction le plus complet puisqu’il prend en compte les deux interactions d’échange et dipolaire exactement ; I le nearest neighbor spin ice model, qui découle du précédent par troncature des interactions dipolaires aux plus proches voisins. Il permet de dégager l’essentiel de la physique de ces matériaux, à savoir la frustration, l’entropie de point zéro, le comportement à haute et basse température au dessus 100 mK typiquement, ainsi que le comportement sous des champs magnétiques ; I et enfin le dumbbell model, qui est en un sens une approximation du dipolar spin ice model, mais dont l’élégance s’impose à travers la fractionnalisation des degrés de liberté de spin et l’émergence de monopôles magnétiques. Nous considérons chacun de ses trois modèles successivement. Les diagrammes de phase correspondants sont le sujet de la partie suivante. Le dipolar spin ice model Comme le nearest neighbor spin ice model et le dumbbell model, le dipolar spin ice model (DSIM) repose sur la modélisation précédente : des spins Ising-1/2 selon des axes locaux [111] répartis sur un réseau pyrochlore. La spécificité de ce modèle réside dans son hamiltonien [Siddharthan et al., 1999] H = −J X hi,ji S~ i · S~ j + D r3 nnX i>j  » (S~ i · S~ j )(~rij · ~rij ) − 3(S~ i · ~rij )(S~ j · ~rij ) |~rij | 5 # (1.6) avec J = −3,45 K pour Dy2Ti2O7 [Zhou et al., 2012]. La constante de couplage 19 Chapitre 1. Glaces de spin classiques J (K) D (K) Jeff (K) Dy2Ti2O7 -3,72 1,41 1,11 Ho2Ti2O7 -1,65 1,41 1,80 Table 1.2 – Valeurs des constantes de couplages pour Dy2Ti2O7 et Ho2Ti2O7. Les moments magnétiques et la distance entre plus proches voisins sont similaires dans le titanate de dysprosium et le titanate d’holmium, la constante de l’interaction dipolaire est donc identique dans les deux cas. L’interaction d’échange à plus proches voisins est antiferromagnétique (et donc, en elle-même, non frustrée) mais l’interaction dipolaire à plus proches voisins conduit à une interaction totale effective Jeff ferromagnétique. Les valeurs sont extraites de [den Hertog et Gingras, 2000] et [Bramwell et al., 2001].

Table des matières

Introduction
1 Glaces de spin classiques
1.1 Généralités sur les glaces de spin .
1.1.1 Présentation
1.1.2 Modélisation
1.1.3 Le dipolar spin ice model
1.1.4 Le dumbbell model
1.2 Thermodynamique des glaces de spin
1.2.1 Entropie de point zéro
1.2.2 Diagrammes de phase
1.2.3 Glaces de spin sous champ magnétique
1.2.4 Phase fragmentée
1.3 Dynamique dans les glaces de spin
1.3.1 Dynamique à basse température
1.3.2 Comportement vitreux
2 Méthodes numériques et outils mathématiques
2.1 Simulations numériques
2.1.1 Algorithme Monte Carlo
2.1.2 Taux de transition de Metropolis
2.1.3 Méthode d’Ewald
2.2 Localisation d’un point critique
2.2.1 Système de taille finie
2.2.2 Lois d’échelle
2.2.3 Cumulant de Binder
2.3 Lois d’échelle de Kibble-Zurek
2.3.1 Loi d’échelle dynamique
2.3.2 Mécanisme de Kibble-Zurek
2.4 Les relations de fluctuation-dissipation
2.4.1 Le théorème de fluctuation-dissipation à l’équilibre
2.4.2 Fluctuation-dissipation hors équilibre
2.5 Calcul de fonctions de réponse sans champ
2.5.1 Mesure d’une fonction de réponse
2.5.2 Mesure par la méthode sans champ
2.5.3 Observables utilisées
3 Transitions de phase multiples dans les glaces de spin
3.1 Analogie avec le modèle de Blume-Capel S = 1
3.1.1 Diagramme de phase du dumbbell model
3.1.2 Approximation par un modèle de Blume-Capel
3.1.3 Étude en champ moyen du modèle de Blume-Capel
3.1.4 Obtention du diagramme de phase de Blume-Capel
3.1.5 Effet d’un champ couplé au paramètre d’ordre 9
3.2 Vers le diagramme de phase tridimensionnel du dumbbell model .
3.2.1 Modèle de Blume-Capel S = 2
3.2.2 Potentiel chimique alterné
3.2.3 Diagramme de phase à T = K
3.2.4 Diagramme de phase tridimensionnel
3.2.5 Diagramme de phase à ν constant
3.2.6 Exploration numérique du diagramme de phase du dumbbell model
3.3 Localisation du point critique
3.3.1 Point critique
3.3.2 Comparaison avec le point critique sous champ [1] 93
4 Dynamique du dumbbell model au point critique (Tc, ∆c
4.1 Dynamique autour du point critique
4.1.1 Corrélation temporelle .
4.2 Hystérésis et loi d’échelle de Kibble-Zurek
4.2.1 Cycle d’hystérésis
4.2.2 Loi d’échelle de Kibble-Zurek
4.3 Relation de fluctuation-dissipation
4.3.1 Trempe sur le point critique
4.3.2 Rapport de fluctuation-dissipation
5 Dynamique du dumbbell model à ∆ = K après une tremp
5.1 Régime des paires non-contractibles
5.1.1 Glaces de spin à basse température
5.1.2 Paires non-contractibles
5.1.3 Dynamique dans le régime des paires non-contractibles
5.2 Vieillissement et corrélations hors équilibre
5.2.1 Vieillissement
5.2.2 Corrélations dans le régime des paires non-contractibles
5.3 Relations de fluctuation-dissipation dans le régime des paires liées
5.3.1 Densité de charges
5.3.2 Énergie
5.3.3 Le cas de l’aimantation
5.4 Températures effectives
5.4.1 Robustesse des températures effectives
5.4.2 Mesures expérimentales
5.4.3 Quelle signification pour la température effective négative
de l’énergie ?
Conclusion
Bibliographie

projet fin d'etudeTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *