Dynamique des populations picoplanctoniques marines
Le picoplancton marin
Découverte des organismes
Il y a encore une trentaine d’années, les régions centrales des océans étaient perçues comme de vastes déserts biologiques (Fig. I.1). Bien que l’on pouvait y mesurer de faibles concentrations en chlorophylle, très peu de phytoplancton y était détecté (Ryther 1969). Jusqu’à la fin des années 1970, quelques travaux isolés supposent toutefois que des organismes de très petite taille existent et pourraient contribuer de manière significative à la production primaire océanique (Wauthy et al. 1967, Jeffrey 1976, Throndsen 1976). Il faut attendre les découvertes de Waterbury et al. (1979) puis de Johnson & Sieburth (1979, 1982) et enfin de Chisholm et al. (1988) pour révéler l’existence et l’importance des organismes planctoniques pélagiques autotrophes, procaryotes et eucaryotes, caractérisés par une taille de l’ordre du micron. Jusqu’alors, cette classe de taille dite picoplanctonique (0,2-2µm, Sieburth et al. 1978) était supposée être constituée essentiellement de bactéries hétérotrophes planctoniques, observées depuis beaucoup plus longtemps (Beijerinck 1889, Frankland & Frankland 1894). Pour autant, la découverte et la reconnaissance de l’importance de certains groupes au sein de la communauté picoplanctonique hétérotrophe sont récentes, à l’exemple des Archaea (Furhman et al. 1992, DeLong et al. 1994). A ce jour, seulement une trentaine d’espèces appartenant au picoplancton photosynthétique a été décrite sur les 5000 espèces phytoplanctoniques répertoriées (Norton et al. 1996) mais de nouveaux représentants sont régulièrement découverts (voir ci-dessous). Fig. I.1 Répartition en fausses couleurs à partir d’images satellites et de l’utilisation d’un modèle numérique de la production primaire annuelle moyenne du phytoplancton dans la zone euphotique, représentée avec une concentration croissante du violet vers le rouge en gC.m-2.an-1 (d’après Longhurst et al. 1995). On observe en violet la faible productivité dans les parties centrales océaniques dites oligotrophes (océans tropicaux et subtropicaux, mer Méditerranée). Chapitre I : Introduction générale 25
Les représentants du picoplancton
En raison de la plasticité de certains organismes, on accepte aujourd’hui dans la communauté picoplanctonique l’ensemble des organismes compris entre 0,2 et 3 µm en diamètre, la limite supérieure de 2 µm « dictée » par les systèmes de filtration étant peu réaliste dans certains cas (Simon 1995, Magazzù & Decembrini 1995, Charpy & Blanchot 1998). Parmi les organismes autotrophes, c’est à dire les représentants du picophytoplancton (Fogg 1986), les cyanobactéries sont très largement représentées en terme de biomasse et d’ubiquité (Partensky et al. 1999a). Cela n’est pas étonnant quand on sait que ces bactéries photosynthétiques sont les plus vieux représentants biologiques terrestres et qu’on en retrouve des espèces fossiles vieilles d’un milliard d’années (Schopf 1993). Au cours de l’évolution, ces cellules ont eu le temps de coloniser et de s’adapter à tous les milieux qu’elles ont en partie façonnés. Parmi elles, le genre Synechococcus est le plus ubiquiste alors que Prochlorococcus est reconnu aujourd’hui comme l’organisme photosynthétique le plus abondant de la biosphère (Partensky et al. 1999b). La diversité génétique au sein des populations picoplanctoniques de Prochlorococcus et Synechococcus a été clairement démontrée (Scanlan et al. 1996, Toledo & Palenik 1997, Urbach & Chisholm 1998, Moore et al. 1998). Cette variabilité génétique a été observée en terme de composition pigmentaire (Olson et al. 1990, Campbell & Vaulot 1993), d’un point de vue immunologique (Campbell & Itturiaga 1988) et physiologique (Partensky et al. 1993, Moore et al. 1995). Elle a été clairement démontrée au moyen d’outils phylogénétiques basés notamment sur la comparaison des séquences de l’ARNr 16 S (voir Palenik et al. 1999 et les références qu’ils citent). Après les cyanobactéries et ses deux genres exclusifs précédemment cités (Prochlorococcus et Synechococcus), le troisième groupe du picoplancton photosynthétique est composé d’eucaryotes. Les espèces picoeucaryotes sont ubiquistes, des eaux équatoriales aux eaux polaires et leur contribution à la biomasse picoplanctonique est toujours importante (Campbell et al. 1994a, Partensky et al. 1996, Smith et al. 1985). La diversité taxonomique de ce groupe est grande et encore très peu connue (Potter et al. 1997, Guillou et al. 1999b). En effet, ces dernières années de nombreuses classes, genres et espèces auto- et hétérotrophes ont été décrites (Eikrem & Throndsen 1990, Guillard et al. 1991, Andersen et al. 1993, Courties et al. 1994, Guillou et al. 1999a, en préparation). Les hétérotrophes sont essentiellement représentés par des bactéries qui forment des communautés constituées de plusieurs groupes comme le révèlent par exemple la cytométrie en flux via l’intermédiaire d’un marquage simple des acides nucléiques des cellules (Monger & Landry 1993, Marie et al. 1996), l’hybridation in situ (Amann 1995, Joux & Lebaron 1995, Glöckner et al. 1999) ou encore d’autres techniques de biologie moléculaire comme l’électrophorèse sur gradient de gel dénaturant (DGGE, Muyzer et al. 1993, Muyzer & Smalla 1998). Dans ce groupe des hétérotrophes picoplanctoniques, Bacteria et Chapitre I : Introduction générale 26 Archaea (Furhman et al. 1992, Delong et al. 1994) apparaissent comme les deux principaux domaines. En milieu marin, les membres des groupes des Cytophaga – Flavobacter dominent très largement sur ceux appartenant aux sous classes alpha et gamma des protéobactéries ou aux Planctomycetales (Glöckner et al. 1999, Hagström et al. soumis) sauf rares exceptions (Riemann et al. 1999). La diversité génétique au sein de la communauté hétérotrophique est sûrement très importante (Giovanonni et al. 1990, Furhman et al. 1993, Amann et al. 1996) mais reste encore parmi les moins bien connues. En 1997, Schut et al. estimaient que plus de 90% des cellules bactériennes marines et océaniques n’ont jamais été cultivées ou caractérisées. A B C D E F Chapitre I : Introduction générale 27 Fig. I.2 Les représentants du picoplancton. Photographies en microscopie électronique de A: Prochlorococcus SS 120 (Cyanophyceae, mer des Sargasses, dans Chisholm et al. 1988, barre d’échelle : 0,5 µm), B: Synechococcus sp. (Cyanophyceae, dans Rippka et al. 1979, barre d’échelle : 0,5 µm), C: Pelagomonas calceolata (Pelagophyceae, ubiquiste, dans Andersen et al. 1993, barre d’échelle : 1 µm), D: Symbiomonas scintillans (Bicosoecid, Pacifique équatorial et mer Méditerranée, Guillou & Chrétiennot-Dinet dans Guillou 1999, barre d’échelle :1 µm), E : Micromonas pusilla (Prasinophyceae, ubiquiste, Manton & Parke 1960, dans Guillou 1999, barre d’échelle : 1 µm), F: Bolidomonas pacifica (Bolidophyceae, Pacifique équatorial, Guillou & Chrétiennot-Dinet dans Guillou et al. 1999a, barre d’échelle :1 µm). Image confocale d’une communauté naturelle mixte de bactéries hétérotrophes (alpha, béta et Cytophaga – Flavobacter) observée en microscopie confocale après marquage et hybridation des acides nucléiques au moyen de sondes fluorescentes (Biegala et al. non publié).
Ecologie du picoplancton
Distribution des organismes
Le picoplancton domine la biomasse photosynthétique dans de nombreux écosystèmes aquatiques, non seulement dans les régions très oligotrophes comme le Pacifique central ou la Méditerranée orientale mais aussi dans des zones plus mésotrophes telles que les régions équatoriales, Atlantique et Pacifique (voir références dans Partensky et al. 1999b). Le picoplancton n’est toutefois pas exclusivement restreint aux environnements pélagiques. Dans les eaux côtières, cette communauté est présente tout au long de l’année et constitue le « peuplement de fond » sur lequel des phénomènes épisodiques tels que le bloom printanier se développe (Fogg 1986, Shimada et al. 1995). Dans certains environnements, tels que les atolls, le picoplancton constitue la composante majeure de la biomasse et de la productivité toute l’année (Charpy & Blanchot 1999). En terme de dominance, les populations autotrophes de Prochlorococcus, Synechococcus et de picoeucaryotes occupent des niches écologiques différentes bien que se recouvrant en partie. Prochlorococcus domine les eaux oligotrophes à ultra-oligotrophes, jusqu’à des profondeurs de Chapitre I : Introduction générale 28 150-200 mètres mais reste cantonnée dans une bande latitudinaire stricte (45°N-40°S). Les populations de Synechococcus et de picoeucaryotes sont plus ubiquistes et dominent les zones mésotrophes à eutrophes sur des profondeurs excédant rarement les 100 mètres (Partensky et al. 1999b) bien que l’on enregistre très souvent en milieu oligotrophe un pic d’eucaryotes en profondeur (LeBouteiller et al. 1992). Les bactéries hétérotrophes colonisent toutes les niches écologiques avec une constance numérique remarquable (environ 5×105 cell.ml-1), et sont majoritairement cantonnées à la couche euphotique (Ducklow 1999).
Facteurs de distribution des organismes
La lumière est, avec les éléments nutritifs, le principal facteur pour expliquer la distribution des populations picoplanctoniques (Chisholm 1992, Fig. I.3). Les populations de Prochlorococcus qui peuvent vivre en profondeur (jusqu’à 200 mètres) synthétisent une quantité importante de divinyl-chl b, un pigment accessoire absorbant de façon optimale la lumière bleue (Goericke & Repeta 1992) qui est la couleur du spectre solaire qui pénètre le plus profondément dans l’océan (Jerlov 1976). Récemment, ces populations se sont avérées posséder également de la phycoérythrine fonctionnelle susceptible de favoriser la collecte d’énergie lumineuse en profondeur (Hess et al. 1996, Lokstein et al. 1999). Encore plus récemment, Garczarek et al. (accepté) ont trouvé que les protéines impliquées dans la collecte de la lumière étaient codées par 7 gènes différents chez les populations de fond contre 1 seul gène chez les populations de surface. La multiplication de ces gènes apparaîtrait donc comme un facteur clé pour survivre à des conditions de lumière extrêmement faibles. Les populations de surface n’ont qu’une faible quantité de divinylchl b et résistent mieux aux fortes intensités lumineuses. Les études génétiques ont révélé que les populations de surface et de fond sont différentes (Moore et al. 1998, Moore & Chisholm 1999). Les taux de croissance maximum sont enregistrés pour Prochlorococcus in situ à des intensités correspondant entre 1 et 30% de l’énergie lumineuse de surface. Ces résultats ont été confirmés en culture (Moore et al. 1995, Shalapyonok et al. 1998). Seuls quelques rares études comme celle de Liu et al. (1998) ou de Brown et al. (1999) ont rapporté un taux de croissance supérieur à une division par jour dans les eaux de surface de la mer d’Arabie. En fait les souches adaptées aux fortes lumière de surface semblent capables de présenter des taux de croissance supérieurs à une division par jour (Partensky et al. en préparation). De la même manière, il est possible de distinguer les populations océaniques et côtières de Synechococcus, adaptées chromatiquement à différentes couleurs de l’eau, c’est à dire plutôt caractéristiques des eaux vertes (côtières) et des eaux bleues (océaniques) respectivement. Leur pigmentation est différente ce qui leur permet d’absorber différemment les longueurs d’onde lumineuses disponibles (Wood et al. 1985, 1998). Cette Chapitre I : Introduction générale 29 pigmentation est liée à une famille de phycobiliprotéines qui sont les composants majeurs de l’appareil collecteur de lumière chez les cyanobactéries. Chez Synechococcus, la phycoérythrine est le pigment le plus important et il peut être caractérisé par la nature, le nombre et les proportions respectives de deux chromophores: la phycourobiline (PUB absorbant à 495 nm) et la phycoérythrobiline (PEB absorbant à 545 nm). Il est généralement observé que le rapport PUB/PEB augmente avec la profondeur et avec la distance à la côte indiquant une augmentation de la proportion de PUB, plus avantageux dans les eaux « bleues » (Alberte et al. 1984, Ong et al. 1984, Wood et al. 1995). Synechococcus est capable de s’adapter à une grande variation de l’intensité lumineuse comme l’ont montré les expériences réalisées sur la souche WH 7803, soumise à une intensité lumineuse variant entre 0 et 2000 µmol quanta.m-2.s-1 (Kana & Gilbert 1987). Globalement, les taux de croissance maximum mesurés pour les populations naturelles de Synechococcus correspondent à des niveaux d’éclairement supérieurs à 10% de l’intensité de surface (Furnas & Crosbie 1999), plus rarement à des niveaux moindres (Liu et al. 1998) avec une nette préférence pour des intensités de l’ordre de 80-100 µE.m-2.s-1 et plus (Kana & Gilbert 1987, Moore et al. 1995). A l’inverse de Prochlorococcus, des taux de division supérieurs à 1 et 2 division(s) par jour ont été couramment observés chez Synechococcus (voir références dans Furnas & Crosbie 1999). Il n’y a que peu de données sur les capacités de croissance en réponse à la lumière du picoplancton eucaryote. Glover et al. (1987) ont montré pour quelques souches picoplanctoniques (Nannochloris sp., Micromonas pusilla) une croissance importante en lumière bleue et plus faible en lumière verte, avec typiquement des taux de croissance plus élevés à des niveaux d’éclairement comparables à ceux enregistrés à la base de la couche euphotique. Iriarte & Purdee (1993) ont révélé également que Pycnococcus provasolii est bien adapté pour croître à faible intensité permettant d’expliquer son succès dans la colonisation des profondeurs où se situe la pycnocline. Les organismes eucaryotes peuvent également s’accommoder d’intensités élevées, suggérant une grande plasticité des capacités photosynthétiques (Durand & Olson 1998). La concentration en éléments nutritifs intervient de manière significative dans la distribution des populations, à l’exception semble t-il de Prochlorococcus. Ce dernier domine dans les eaux oligotrophes (c’est à dire les eaux pour lesquelles la concentration en chlorophylle est inférieure à 0,1-0,2 mg.m-3) et où la concentration en nitrate est souvent indétectable (Fig I.4B). En fait, la petite taille de Prochlorococcus (Raven 1998) et de son génome (Strehl et al. 1999) en complément de son adaptation à la lumière pourraient favoriser sa croissance dans les conditions oligotrophiques. Les eaux plus enrichies en nutriments inorganiques profitent plus aux grosses cellules à commencer par les picoeucaryotes qui dominent dans les eaux mésotrophes à eutrophes. Synechococcus s’accommode parfaitement des eaux à caractère mésotrophe (Partensky et al. 1996) et l’accroissement d’abondance de cette cyanobactérie est généralement corrélé à celle des nitrates + nitrites (voir Partensky et al. 1999a). Il a été clairement démontré que le picoplancton est sensible aux enrichissements en azote (Vaulot & Partensky 1992, Lindell et al. en préparation) et en phosphore (Parpais et al. 1996, Vaulot et al. 1996, Thingstad et al. 1998) aussi bien en culture que dans le milieu naturel. Face aux éléments traces comme le fer, la limitation de la croissance semble plus forte chez les grosses cellules (Zettler et al. 1996) bien que des études au laboratoire aient clairement montré l’importance de cet élément sur les processus photosynthétiques et de croissance de Synechococcus par exemple (LaRoche et al. 1995, Henley & Wing 1998).
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