D’une inter discursivité à une intersubjectivité

Facettes critiques

Comme nous le mentionnions au préalable, le corpus que nous avons retenu comporte un ensemble de textes qui se recoupent par les sujets comme par les figures que le discours utilise, et dont l’orientation doit beaucoup au sujet qui occupera notre « entrée en matière », c’est la dimension critique que l’on y retrouve explicitement. Loin de vouloir occulter le visage premier de poète que Brault se voit volontiers et à juste titre attribué, compte tenu de la teneu~ 5 poétique qui prévaut dans la totalité de son oeuvre, nous souhaitons plutôt analyser ce qui singularise sa relation à la littérature et la poésie dans son essayistique en particulier, par les essais qu ‘engendre ce besoin affiché chez l’auteur de faire cavalier seul. À ce propos donc, nulle meilleure avenue pour s’introduire à l’ importante question de la critique littéraire, car Brault revêt volontiers ce chapeau, conséquence directe de ses différentes réalisations en tant qu’écrivain qui (se) joue de tous les genres littéraires (récit, poésie, théâtre et essai), auxquels on pourrait accoler, au surplus, ceux qui appartiennent à la spécialisation universitaire et à l’édition critique, ceci pour illustrer toute la diversité des rapports qu ‘ il entretient avec l’aspect critique en littérature26 . Et c’est justement de cette diversité que naissent les prises de position multiples qu’il dissémine au besoin pour justifier, à lui-même d’abord, puis au destinataire, quel qu ‘ il soit, les termes de sa relation à la littérature, et à l’intérieur de laquelle la poésie, comme le coeur, prête VIe à l’ensemble, devient la première VOIX écoutée pour (in)déterminer la vOIe à suivre. La poésie, chez Brault, est à la fois principe et objet – on ne le redira jamais trop -, elle tient lieu de présence ou d’absence, elle seule réunit sans ostentation ni fausse pudeur la profondeur de l’être et la superficialité de la vie.

Depuis le tout premier texte de Chemin faisant jusqu ‘aux textes plus récents, l’auteur questionne sa relation à la littérature autant par les objets qu’il convoque – le plus souvent des auteurs dont il se sent « proche », toute distance culturelle ou temporelle perdant alors sa raison d’être – que par l’affirmation et l’ affelmissement de principes d ‘approche de la lecture et de l’écriture en maints endroits de Chemin faisant et de La poussière du chemin. Métier ou passion27 littéraires de l’auteur, les voies souveraines de la poésie ont rapidement raison – du moins l’auteur travaille-t-il avec acharnement à le faire croire – de toute tentation idéologique ou institutionnelle. Bernier fait remarquer que même dans les articles antérieurs parus dans les périodiques Amérique française et Parti pris, la ferveur collective n ‘atteint Brault qu ‘à demi (2004 : 37, note) . Cette réticence s’avouera explicitement d ‘abord dans sa poésie ; Chemin faisant en montrera ensuite toute l’ampleur par la réunion de textes où cette propension à se tenir loin des sources où l’éloquence et les certitudes s’abreuvent se redouble d’une augmentation par les commentaires. Cela portera le premier et le plus significatif de ses « coups de griffe» en la matière28 . Il ébauche simultanément une approche fraternelle qui se place sous le signe de l’effacement, de la retenue et de la retraite vers la marge, en société comme en soi-même.

De cette manière, la critique se fait non plus jugement fondé sur une analyse plus ou moins systématique du texte, mais tend de toutes ses forces à « être» littérature dont l’objet, le thème central, le point d’essaimage est le sujet littéraire, ce qui fait qu ‘ il s’élance aussi bien d’une oeuvre singulière, appréciée ou non, reconnue ou non, que d’un sujet plus complexe ou plus large. Brault veut par là tourner le dos à l’institution littéraire et à tous les « systèmes de force » qu’elle draine et alimente. Sa manière : renverser sa lunette d’approche de la littérature. Plus question de déterminer jusqu’où un auteur et son oeuvre participent de telle mouvance idéologique, en accord avec 1′ horizon d’attente de tel lectorat ou avec les traits définitoires (définitifs) de tel genre. Là où d’ autres arrêtent le sens ou le message d’une oeuvre, le « saisissent », il préfère emboîter le pas par l’écriture de l’essai, par le « participe présent29 », par le vécu qui se pose en méthode critique, approche critique que l’on désignera comme une herméneutique phénoménologique, à la suite de Bemier3o

. Suivant notre hypothèse, les « postures » énonciatives empruntées par le sujet (le tenant du discours) seraient tributaires du développement d’une pensée critique qui se situe en retrait des tendances observables dans la critique littéraire, qu ‘elle soit universitaire ou impressive, ce qui explique que l’auteur attache autant d’importance à questionner sa propre pratique de façon à trouver sa voie en regard de celles qui s’offrent à lui. Nous donnons à posture une acception large, autant que le sont les visages que ces postures prennent dans l’oeuvre braultienne, en la définissant librement comme étant toute manifestation informant, par la manière dont le sujet se positionne dans le texte, l ‘ethos qu’il met de l’avant et qui transmet au lecteur l ‘axiologie3 ! à partir de laquelle il le fait. Les postures diffèrent beaucoup de la manière « axiomatique» (assez rare chez cet auteur) dont relèvent, à titre d’exemple, les premières phrases, pour le moins cinglantes, de ses « Notes sur un faux dilemme », essai datant de 1965 et sur lequel nous reviendrons au sujet du refus de l’engagement en littérature. Nous pourrions donc affinner que les postures que nous étudierons dans le second chapitre, celles de la marge et de l’accompagnement, font office d’invariants « supérieurs» qui orientent la modulation des différents niveaux textuels (incluant les plans péritextuel et le paratextuel.). Autrement dit, l’écriture se traduit par divers motifs reflétant les thèmes de la marginalité et de l’accompagnement. Or, ces postures naissent, suivant notre lecture, du rapport complexe et intense, tantôt sympathique, tantôt ironique, que Brault construit par la dimension critique de son écriture. C’est la raison pour laquelle il lui accorde une aussi grande place dans les deux premiers recueils d’essais, à proprement parler, qu ‘ il publie.

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Critique atopique et intransitivité Le recueil suivant, La poussière du chemin, souligne de nouveau son obsession de critiquer la critique, avec laquelle il n’en a manifestement pas fini. Aussi poursuit-il la critique des études ratiocinantes : « Pourquoi ne pas l’avouer en toute franchise: la plupart des gens qui ont fait de la littérature une spécialité s’intéressent davantage aux problèmes littéraires qu’aux oeuvres vives. » (PC: 50) Dans cet essai, intitulé « Mûrir et mourir », Brault réfléchit au caractère profondément individuel de sa critique, jetant une distance encore plus grande entre celle-ci et le pôle objectif de la critique théorique. En incluant à cette occasion les instances auctoriale et lectorale, il instaure le dialogue entre elles: Il n’y a pas trente six mille façons, quand on lit un texte, de savoir intuitivement et invinciblement si l’objet de lecture transcende l’ individualité de l’auteur et du lecteur sans toutefois verser dans la généralité banale. Ce n’est pas une affaire de contenu; ce n’est pas une affaire de forme . Tout tient dans la vertu concrète d’ un langage qui opère l’échange, le passage simultané d’un ici vers un ailleurs et d’un ailleurs vers un ici. [Nous soulignons] Paquin (1997 : 154-171) a relevé cette relation interlocutoire qUi va se prolonger par des modalités encore plus radicales, celles qui toucheront le sujet et l’énonciation, dans Ô saisons, ô châteaux et Au fond du jardin, et sur lesquelles nous reviendrons dans la dernière section de notre analyse.

Nous ne pouvons passer sous silence le fait que cet extrait réponde par « correspondance numérique » à une autre proposition de « La mort de l’écrivain » qui s’amorçait par une formulation très similaire, mais se situant cette fois du côté de l’écriture: À supposer que la littérature existe encore, il n’y a pas trente-six façons d’écrire, il y en a une seule qui consiste à noter, graphiquement ou autrement, les seul s traits pertinents d’ un énoncé. Le linguiste André Martinet formule ainsi cette loi très simple: « [ .. . ] l’emploi du langage indépendamment de circonstances de toutes sortes représente un idéal, puisque c’est dans ce cas seulement que la communication s’établit par des moyens strictement linguistiques ». (CF : 96) Partant de cette idée, Brault met en opposition cet « idéal linguistique » avec la réalité de la langue, celle d’être un instrument de communication. Pour lui, la littérature doit s’affranchir autant des « vélléités de la littérature serviable et sartrienne» (CF: 96) que de la tentation de se clore sur elle-même, et cette question de la teneur transitive nous conduit à l’écrivain qui, selon Barthes, doit «engager un rapport difficile avec le langage» plutôt qu’avec une « moyenne de tous les lecteurs possibles6 ! ».

Une délicate position62 qui s’ajoute aux refus de Brault en transitant par le mythe d’ Orphée qui en devient le symbole souvent réactivé par l’auteur. Nous citons ici un long passage car il contient plusieurs éléments auxquels nous aurons recours dans les prochains chapitres: Le souci de la parole, son inquiétude des situations, son indigence sémantique, sa naïveté politique, bref ce pauvre moyen de communication, voilà le double diurne et collectif de la nuit littéraire et de la solitude en écriture. Ce double, dans le mythe d’Orphée, s’appelle Eurydice. C’est pour s’arracher à la profondeur trompeuse et à la mystification idéologique, c’est pour ramener à la surface et dans la rue cette figure essentielle de nous tous: la liberté de langage [ … ] qu’Orphée accomplit la descente aux enfers, là où rien ni personne n’offre de caution à l’acte d’écrire [ … ] Au terme de cette traversée presque impossible de l’écriture, le texte lui-même n’est guère plus qu ‘ un événement, une trace incertaine vers un lieu inconnu, un langage nôtre où chacun en tous et tous en chacun se reconnaîtraient irrécupérables et intraduisibles. (CF : 99)

Table des matières

Table des matières
Remerciements
Table des abréviations
Introduction
Chapitre 1 : FA CETTES CRITIQUES
1.1 Indisposition de l’essayiste
1.2 Critique et institution
1.3 Désaffiliation
Chapitre 2 : F ACETTES POÉ TIQUES
2.1 Engagement
2.2 Éloquence et poésie
2.3 Critique atopique et intransitivité
2.4 Gratuité
2.5 Écriture et responsabilité
2.6 Le savoir de l’ignorance
Chapitre 3 : F A CETTES ÉNONCIA TIVES
3.1 « Porter disparu ». L’effacement du sujet
3.2 Interlocution
3.3 D’une inter discursivité à une intersubjectivité
3.4 Épistolarité
3.5 Interrogation
3.6 Duplicité énonciative
3.7 Pointer l’éthique par l’éthos
3.8 Postures paratopiques
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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