DU DÉCENTREMENT GRAPHIQUE ET DE SES EFFETS TRAUMATIQUES DANS LE CINÉMA NUMÉRIQUE
LA MATIERE NUMERIQUE D’ICH STERBE, EXPRESSION D’UNE MEMOIRE EVANESCENTE
Présentation du film Ich Sterbe débute par un plan qui paraît être d’un gris uni. Petit à petit, des lignes concentriques s’animent de manière imperceptible et forment un ovale central, d’un ton de gris plus foncé dont la partie haute est tronquée par le cadrage. Les traits sont à peine mouvants et l’ovale s’avère en être la source. Ils se multiplient et redessinent d’autres ovales à l’intérieur de la forme centrale qui se modifie elle aussi. À l’extérieur les traits concentriques se renforcent et se resserrent, allant toujours du plus clair au plus foncé dans un mouvement endogène. Enfin, ils s’estompent progressivement pour finir par se fondre en un blanc laiteux tandis que la forme centrale tire vers un noir de brume. Une profondeur de champ s’installe, évoquant un tunnel. Cette impression ne dure pas, l’élément central se transformant progressivement en un spectre noir. Alors qu’une figure « transparaît », le film s’arrête précipitamment. Au son, de longues plages de silence hantées par une respiration laissent de loin en loin la place à une voix féminine prononçant les mots « Ich sterbe », « sterben » et « je meurs » à plusieurs reprises. Si le titre du film Ich Sterbe fait référence à la nouvelle de Nathalie Sarraute du même nom909, le texte attendu est quasiment absent : l’œuvre en mouvement s’émancipe de l’écrit d’origine. Comment le film numérique se positionne-t-il par rapport au texte de la romancière ? Pourquoi la cinéaste a-t-elle quasiment occulté toute présence sémantique de sa bande-son ?
Élaboration des images et du son
À l’origine, l’artiste commence par photographier plusieurs fois un masque à la Filmhaus de Berlin en 2007 à l’aide d’un appareil numérique non professionnel. Elle est dans l’obligation de faire ses prises de vues à contre-jour, car l’objet est installé dans une vitrine très éclairée. En photographiant ainsi ce masque en caoutchouc noir dans cette vitrine lumineuse blanche, elle semble avoir réalisé une prise de vue sur un mode qui ne conserve que les échelles de gris.910 À l’inverse d’une prise de vue avec un éclairage tempéré, la perception du masque est voilée par un noir et blanc très contrasté que la cinéaste n’essaie pas d’estomper, mais au contraire d’accentuer. Marylène Negro se trouve face à un dilemme : elle a été séduite par l’objet et sa mise en scène dans le musée, mais non par la référence cinématographique qu’il véhicule. Il s’agit de l’accessoire phare du film The Mask de Charles Russell.911) Comment travailler sur un objet préexistant et le rendre méconnaissable à travers une photographie ? Pour ce faire, l’artiste décide de ne conserver qu’une seule photographie qu’elle démultiplie et « refloute » progressivement sur Photoshop. Elle obtient ainsi une série d’images fixes aux couleurs et aux formes incertaines, comme « moirées », d’autant plus que des irisations colorées interviennent dans certaines zones de l’image. Marylène Negro bascule ensuite les images sur un banc de montage virtuel (Final Cut Pro). Elle fait commencer son film par l’image la plus « floutée » pour terminer par celle qui l’est le moins, les images s’enchaînant par des fondus. Pour faire disparaître l’identité du masque, la cinéaste a utilisé un flou dit gaussien, qui est le plus communément utilisé, car il ne génère pas de forme particulière. Il se produit pourtant à nouveau un événement non programmé : des ondes apparaissent à l’image lors du montage du film… Ce phénomène certainement lié à la compression de l’image (ou peut-être au transfert des logiciels Photoshop à Final Cut912) redouble la dynamique progressive de dévoilement du masque en créant une espèce d’animation. ’œuvre échappe au contrôle de l’artiste qui cède à l’imprévu des techniques numériques, à l’aléatoire. 913 Ce montage instinctif laisse advenir une figuration énigmatique, le masque en tant qu’objet n’étant jamais perceptible. Au moment où le flou semble vouloir révéler une structure, le film prend fin brutalement de façon déceptive. L’incertitude figurative induite par le travail du flou est redoublée par les formes non-mimétiques produites par les fondus enchaînés. On ne distingue jamais très bien la frontière entre la forme et le fond et donc entre la figure et la matière. De surcroît, l’équivoque chromatique induite par les « effets colorés » aléatoires rend visible un pervertissement du noir et blanc mis en question en tant qu’enjeu perceptif autant que matériologique.914 En regard de ces images, la bande-son induit aussi une impression équivoque. Elle trouve son origine dans un enregistrement audio de l’écrivain Nathalie arraute lisant sa nouvelle Ich Sterbe915, dont le titre reprend les derniers mots de Tchekhov sur son lit de mort. La cinéaste base la durée de l’image en mouvement sur le temps de lecture de l’œuvre de arraute, mais ne conserve de la nouvelle que la déclinaison ou la traduction de ce « Ich Sterbe », laissant de longues plages muettes persister pendant tout le film.
Témoins de ces coupes violentes, les « souffles » indiquent, juste avant et après les mots prononcés par arraute, le choix d’enclencher ou d’interrompre la lecture. À cela s’ajoutent quelques secondes de la respiration de l’écrivain, prélevée du même enregistrement sonore, que Marylène Negro réinjecte dans les plages de silence du film. Ich Sterbe est donc né du rapprochement, au premier abord incongru, d’un objet et d’un texte qui semblent pourtant se faire écho à travers une perception visuelle et sonore parcellaire.
Hypothèses de lectures
Le masque évoquerait-il, à travers une émergence figurative impossible, le visage d’un mort ? Le son insuffle cette idée. ’occultation/réapparition sonore évoque la mort à la fois brève (le « dernier souffle », le « dernier soupir ») et interminable à travers les sons rauques de l’allemand d’une part et les sonorités évanescentes du français de l’autre. n pourrait parler de « longue fugacité », car ces mots-vestiges se répètent pendant le film qui dure plus de onze minutes. Ces « derniers mots » ponctuent des silences inquiétants et semblent d’autant plus tragiques qu’ils sont accompagnés d’une respiration évoquant un râle. Les traits concentriques nés du centre de l’image pourraient faire penser à un passage vers l’au-delà, puis au visage de la mort elle-même. Ce visage disparaît au dernier « Ich sterbe » de Sarraute dans une image noire finale. Quelques secondes encore où le spectateur aperçoit par rémanence le visage et son regard inexpressif en négatif. a figure rappelle celle d’un fantôme surgissant du passé. ’objet suggéré aurait-il une présence magnétique ? Exercerait-il « une attirance intense » du fait même qu’il est informe et donc « inexpliqué » figurativement parlant ?
La matière numérique paraît comme creusée par le flou et les fondus enchaînés. Donne-t-elle à découvrir un élément dévoré par le temps ? Les fondus et les ondulations font apparaître ce masque comme un objet qui aurait été déterré minutieusement lors d’une fouille archéologique. es ondes produites par les fondus seraient-elles comme des tronçons de bois pétrifié révélant un temps lui aussi condensé visuellement ? Les zones de couleur sur le masque pourraient alors évoquer, quant à elles, les irisations d’un verre de fouille patiné par l’érosion…
Dialogue avec une apparition
Ne serait-ce pas justement cette dimension « inattendue » qui serait recherchée par la cinéaste ? ’image du film s’est élaborée a contrario d’une prise de vue et d’un montage à l’éclairage tempéré produisant des formes définies. Le processus d’effacement du masque a incité l’artiste à suggérer un rapport fantomatique avec l’objet. e contre-jour aveuglant devient une piste pour l’accentuer qui s’affiche comme élément positif et non plus négatif. Marylène Negro affirme : « ce masque pouvait se délester de son origine si je parvenais à le faire apparaître de façon spectrale. » 919 C’est pourquoi l’artiste décide de no er sa photographie dans du flou. Ces images qui associent « faux » noir et blanc et flou produisent quelque chose qui n’est plus de l’ordre du dévoilement d’une figuration, mais de la manifestation du média, qui de texture devient forme inconnue. Le phénomène numérique d’ondes surgissant inopinément est glorifié. Accentuées par les fondus enchaînés, elles surlignent les « effets colorés » qui corrompent le noir et blanc et rendent plus indéfinissables encore le chromatisme et la figure. Ces noir et blanc altérés et brumeux complexifient la relation problématique à une abstraction, de l’objet à l’image, tout comme la prédominance de l’image numérique sur la texture argentique interroge leurs différences intrinsèques. Le « monde parallèle » des fantômes et celui d’une technique « spectrale » 920 entrent en contact, ce qui devient crucial pour appréhender le film. En effet Marylène Negro ne montre pas une volonté de contrôle vis-à-vis du processus d’élaboration de son film, mais plutôt de dialogue. « J’aime [dit-elle] laisser advenir les images à partir de certaines contraintes que je fixe au départ. » Le processus créateur s’instaure dans un espace d’échange avec l’œuvre à qui cette apparition fantomatique confère un rôle actant. La cinéaste parle notamment au sujet des fondus enchaînés « d’effets hallucinatoires, comme si on injectait au film une substance qui ne lui appartient pas, le numérique engendrant des effets que l’on ne contrôle pas. » L’image produit un « effet secondaire » qui la dépasse. Elle précise : « j’entre dans l’image, elle m’entraîne vers des chemins que je ne pouvais pas imaginer. »
Manifestation critique
Marylène Negro rappelle au spectateur qu’il se trouve face à une image et non face au réel. ’instabilité optique et ph sique de ces noir et blanc peut se percevoir comme engendrant des accidents provocateurs qui se jouent d’une quelconque illusion réaliste tant spatiale que temporelle n’oublions pas que l’artiste travaille à partir d’une seule photographie.)925 Une mise à mort des normes mimétiques défendues par le cinéma narratif est à l’œuvre au propre comme au figuré. Le masque à l’image remplit d’ailleurs tous les critères de la photographie après décès tant prisée au XIXème siècle, évocatrice d’une mort sublime, une « belle mort » 926 , non violente, idéalisée (XIXème siècle qui est aussi l’époque de la découverte par Marey et Muybridge de la décomposition du mouvement par la photographie…) Pensons au rôle de la photographie selon Susan Sontag à la fois « pseudo-présence » 927 et « marque de l’absence ». 928 Cette « pseudo-absence » renverrait à celle d’un réel dissimulé sous la « pseudo-présence » du réalisme